A Little Night Music

Un des avantages de l’été, dans les marais, c’était que les endroits où l’on pouvait poser ses pieds au sec se multipliaient, et qu’ils devenaient beaucoup plus praticables.
Un des inconvénients de l’été, dans les marais, c’était que le nombre de bestioles volantes, moustiques et autres, prenait des proportions assez gigantesques.
Heureusement, les sywhaîdiens se transmettaient nombre de petits sorts et autres astuces qui leur facilitaient le quotidien, et c’est pourquoi Abi profitait en ce moment de l’avantage sans souffrir de l’inconvénient.

Elle avait découvert un peu plus tôt, en début d’après-midi, un nouveau chemin que l’assèchement temporaire des lieux avait dégagé. Elle l’avait même brièvement exploré, avant de se rendre sur la tourbière pour piocher et pelleter sous un soleil de plomb. La plupart des gens évitaient ce genre de corvées, mais Abi aimait bien travailler en plein air, surtout s’il s’agissait de quelque chose de physique. Elle n’était d’ailleurs pas la seule, puisqu’elle croisait souvent Asa, Logan ou quelques autres.

Mais cet après-midi là elle s’était retrouvée seule. L’été arrivait à sa fin, et les réserves de tourbe pour l’hiver, lorsque le sol serait gelé et difficile à creuser, étaient déjà quasiment pleines. Ca n’avait pas empêché la métisse de travailler avec ardeur, empilant à côté d’elle un beau tas de mottes de tourbe que quelqu’un d’autre passerait plus tard récupérer avec une charrette. La fin de l’après-midi avait ressemblé à toutes les autres depuis que les beaux jours étaient là : une longue baignade dans le loch, histoire de se détendre et de se rafraîchir, un repas animé en compagnie des sywhaîdiens qui étaient restés pour l’été, ou qui étaient rentrés, puis retour à l’extérieur pour profiter des derniers rayons de soleil. Souvent elle se retrouvait avec un groupe plus ou moins important installé dans la cour, au bord du loch, dans la lande, dans les ruines, à l’orée des bois, à discuter jusqu’à une heure avancée. Mais pas ce soir-là ; elle avait prévu autre chose.

Un grand sac noir à la main, l’afro était partie seule en direction des marais, pour retrouver le petit chemin qu’elle avait découvert plus tôt dans la journée. Profitant ders derniers rayons du soleil, elle l’avait suivi d’un pas assuré jusqu’à déboucher sur un petit bosquet de chênes tordus qui poussaient tant bien que mal, accroché à quelques rochers qui affleuraient à cet endroit. De la terre chargée d’humidité avait jailli un nombre incroyable de fleurs de toutes les couleurs, qui à présent se fermaient lentement, répandant un parfum sucré qui charmait aussi bien les abeilles que la jeune femme. C’était un endroit magnifique qui, les autres saisons, était sûrement inaccessible. Il y avait donc peu de chances qu’il soit connu de beaucoup de gens, et de toute façon les marais n’étaient pas considérés comme l’endroit le plus agréable où passer la soirée. Abi serait sûrement tranquille, et c’était exactement ce qu’elle voulait.

La métisse s’installa sur un rocher, sa longue et ample jupe en léger coton orange venant caresser les fleurs qui l’entouraient. Elle ajusta la bretelle droite de son débardeur vert émeraude qui faisait si bien ressortir ses yeux avant d’ouvrir son sac, pour en sortir une magnifique guitare aux reflets argentés. Il lui fallut d’abord l’accorder, car elle n’en avait pas joué depuis longtemps. Elle n’aimait pas trop jouer devant d’autres personnes, ce qui n’était pas chose aisée à Sywhaîd. Et puis il y avait nombre de musiciens qui se débrouillaient bien mieux qu’elle pour animer les soirées de toute façon. C’était pour cette raison qu’elle avait choisi cet endroit.

Abi passa un petit cylindre métallique autour de son auriculaire gauche, et commença à jouer un blues lent et harmonieux. C’était sa grand-mère qui lui avait appris à jouer lorsqu’elle avait passé quelques années à la Nouvelle-Orléans durant son adolescence, et depuis elle n’allait nulle part sans sa guitare, même si peu de gens savaient qu’elle en jouait. Les notes finales du premier morceau s’envolèrent entre les branches, et elle enchaîna avec un autre blues, plus rapide et plus syncopé. Complètement absorbée par la musique, elle retrouvait ses marques et jouait avec plus de légèreté. En cet instant, un black dwarf aurait pu foncer sur elle en criant, il n’était pas sûr qu’elle s’en serait aperçue.


[Si la guitare d'Abi est argentée, c'est pas pour se la péter, c'est une guitare à résonateur. Et le cylindre en acier, c'est un bottleneck, utilisé pour jouer du blues.]

(Zelia...)

Mais pas de black dwarf pour le moment. Ou du moins, aucun ne fonça sur Abi. En fait, personne ne fonça sur Abi même si quelqu’un arriva bien, troublant la solitude de l’afro-américaine. Zelia. Zelia qui aimait les marais. Ou du moins qui commençait vraiment à les aimer depuis qu’elle était revenue de ses vacances. Certaines choses s’y étaient passées, certaines décisions avaient été prises, et Zelia était revenue changée. Pas changée du tout au tout, mais changée quand même. Assez pour qu’elle n’ait plus peur de cet endroit et de son influence sur elle. Jusqu’à présent, le fait que les marais étaient très chargés en énergie feu faisait que Zelia préférait les éviter. Sa co-dominance n’était pas quelque chose de facile pour elle. Elle préférait sa dominance d’air et avait longtemps décidé d’en faire sa seule dominance. Mais on ne peut pas changer ce qu’on est au fond de soi. Zelia avait fini par le comprendre. Et depuis qu’elle était revenue, le feu… Non, le feu lui faisait toujours peur, mais elle acceptait le fait qu’il fasse partie d’elle.

Depuis son retour, elle avait besoin de marcher beaucoup. Elle avait pris l’habitude de marcher en fin de journée, quand le Soleil commençait à décliner et qu’il faisait moins chaud. Elle marchait et réfléchissait. Elle réfléchissait beaucoup ces derniers temps, plus encore qu’après sa rupture avec Veronica et tout ce que ça avait entraîné. Il y avait de nouveau des obstacles à contourner, des choix à faire, mais cette fois Zelia était prête. Elle ne les fuyait pas, n’essayait pas à tout prix de garder sa vie comme elle était. Peut-être qu’elle ne laisserait pas ces changements opérer, mais ce serait pour de bonnes raisons, pas seulement à cause de la peur. Elle avait assez couru, elle avait assez fui, maintenant elle voulait se tenir debout et affronter ce qu’elle avait à affronter. Tout ce qu’elle avait fait jusqu’à présent avait toujours été de fuir les difficultés. Parfois, ça avait été pour le mieux et elle n’avait finalement pas trop à se plaindre de ses choix mais ils avaient toujours été faits pour de mauvaises raisons. Elle ne voulait plus de ça.

Elle était tellement déterminée qu’elle effrayait un peu Urphoed. Le martin-pêcheur était sûrement plus conscient que sa moitié des risques qu’ils prenaient s’ils décidaient de continuer à avancer. Bien sûr, il ne voulait pas stagner, il voulait juste éviter de se précipiter. Et Zelia était tellement prête à avancer, après tellement de temps à se cacher sous la couverture, qu’elle risquait d’aller trop loin. Et le daemon savait que, cette fois, il n’y aurait pas de retour. S’ils allaient trop loin, ils se perdraient.

Mais tout ça n’était que métaphoriquement parlant. Parce que pour le moment, ils n’étaient pas perdus du tout. Ils étaient dans les marais et se baladaient assez tranquillement. Zelia avançait à pas légers. Elle était habillée d’une manière très estivale avec une robe en tissu léger orange, dont la jupe s’arrêtait un peu au-dessus de son genou et qui avait des bretelles fines. Elle avait ajouté un collier de coquillages qui venait d’Hawaii (où elle n’était encore jamais allée mais où Anthony, son frère, avait passé deux semaines et lui avait acheté ce collier, entre autres cadeaux) et des sandales en cuir légères. Ses cheveux, courts, bouclés et châtains clairs, plus clairs que le brun de la saison précédente, étaient lâchés et encadraient son joli visage avec légèreté. Urphoed voletait devant elle, lui pointant parfois des jolies plantes à voir ou une créature qui passait.

Ils se baladaient depuis un petit moment quand ils entendirent de la musique. Du blues. Un très joli blues, qui allait plutôt bien avec les marais. Curieux, ils suivirent le son. C’est ainsi que l’on revient au moment où ils pénétrèrent dans le coin secret d’Abigail. Ils attendirent la fin de la chanson, dans leur coin, sans intervenir, de peur de déconcentrer la jeune femme. La magie qu’Abigail avait faite la fois précédente l’avait rendue intéressante aux yeux de l’anglaise, mais la musique qu’elle jouait aujourd’hui la rendait carrément sympathique. Zelia était musicienne, elle était très sensible à la musique, et voir Abi jouer un blues, ce qui n’était sûrement pas la musique qu’on croisait le plus à Sywhaîd, faisait plaisir à la spécialiste en Magie Canalisatrice. D’ailleurs, quand Abi arrêta, Zelia applaudit chaleureusement tout en avançant vers elle afin de ne pas avoir l’air de se cacher.

« Ouah ! C’était génial ! Ta guitare est magnifique ! Tu joues depuis longtemps ? »

Alors que ses doigts effleuraient encore les cordes pour jouer les quelques notes qui clôturaient le morceau, Abi était déjà en train de songer à ce qu’elle pourrait jouer après. Une chanson de Robert Johnson ? Ou alors quelque chose de plus récent, histoire de changer un peu de style ? Elle envisagea cette seconde solution un instant, mais n’eut pas réellement le temps de l’explorer : à peine eut-elle fini son blues, que le bruit de quelqu’un tapant dans ses mains la tira de ses pensées, la faisant sursauter et relever vivement la tête. Elle n’eut pas à chercher bien longtemps avant que son regard vert ne croise les yeux bicolores de Zelia. Depuis quand était-elle là ? Elle ne l’avait même pas entendue arriver…

Lorsqu’aux applaudissements succédèrent des compliments, la métisse baissa de nouveau rapidement les yeux. Malgré le hâle qu’elle avait récolté après des journées entières passées sous le soleil écossais, et qui avait mis des tons chocolat-au-lait sur sa peau habituellement caramel, ses joues avaient visiblement rosi. Zelia semblait beaucoup avoir cet effet-là sur elle ces derniers temps…

"Ca fait quelques années. Mais je joue juste un peu comme ça, juste pour moi."

Ok Abi, maintenant il va falloir arrêter de regarder par terre. On lève les yeux ! Oh, elle a une jolie robe… Non non non, plus haut les yeux… voilà. Maintenant sourire… pas trop crispée… et parler…

"Tu veux écouter autre chose ? Je connais pas mal de trucs..."

Alors que ces mots lui échappaient, une partie d’Abi se maudissait de les avoir prononcés. Elle ne jouait jamais devant personne, ça la mettait mal à l’aise (ce qui était d’ailleurs étrange, soit dit en passant, car elle n’avait aucun problème pour prendre la parole en public ou ce genre de chose). Mais d’un autre côté, ça lui avait semblé naturel de proposer. D’ailleurs elle n’était pas en train de changer d’avis et de ranger son instrument dans sa housse. Pas du tout même. D’un mouvement de la tête, elle invitait Zelia à venir s’installer. Ou bien était-ce un mouvement de tête pour l’inviter à ne pas hésiter à donner une réponse positive ? Ou un mouvement de tête qui voulait dire "non non, je ne suis pas du tout mal à l’aise, tout va bien" ?

Zelia ne remarqua pas vraiment le trouble d’Abigail. Elle n’était pas la plus observatrice des personnes et surtout elle était occupée à regarder la guitare qu’elle trouvait vraiment magnifique. Elle sourit et hocha de la tête quand son interlocutrice lui proposa de jouer autre chose. Sans se faire prier, elle vint s’installer à côté de la métisse et fit mine de réfléchir un instant avant de dire :

« Tu connaîs « When your Lover has Gone » de Billie Holiday ? » Elle sourit et haussa des épaules d’un air désolé avant d’ajouter : « Je suis pas une spécialiste en blues… J’aime ça mais… Disons que mon instrument c’est plutôt le violon alors le blues au violon c’est pas forcément ce qu’il y a de plus facile… »

Elle réalisa soudain que ça faisait un moment qu’elle n’avait pas joué de musique. Ces derniers temps, elle avait surtout travaillé les MC ces derniers temps, beaucoup moins ses autres passions comme le dessin, la danse ou la musique. Enfin, la danse c’était un peu différent parce que ça faisait partie de son entraînement… Mais elle n’avait pas touché à son violon depuis au moins deux mois, ce qui pour quelqu’un d’aussi attaché à la musique que Zelia était une grande première. Enfin, une grande première depuis qu’elle avait repris la musique, parce qu’il y avait eu une période durant son adolescence où elle avait tout laissé tomber… Mais elle n’était absolument pas dans ce genre d’humeur en ce moment. Elle était juste trop occupée… Toute son énergie créatrice était tournée vers les MC, du coup elle délaissait le reste. Mais ça n’était pas bon, parce que son projet était artistique, et qu’elle ne pouvait pas laisser de côté un aspect de son art pour un autre, elle allait finir par être au bon niveau en MC mais par avoir perdu son niveau dans le reste. Un vent de panique passa quelques secondes en elle, sans que ça se voit à l’extérieur. Elle réalisait à peine tout ce qu’elle avait laissé de côté. Il était temps de retrouver un équilibre.

Elle se recentra sur Abigail et lui sourit. Elle ne voulait pas penser à tout ça pour le moment, juste profiter d’un début de soirée très agréable dans un joli lieu, avec une fille très sympathique (et très jolie ce qui ne gâchait rien) qui jouait de la musique.

Abi laissa échapper un petit rire à la remarque de Zelia sur le blues au violon. Elle n’avait pas tort, c’est sûr. La métisse avait bien entendu quelques musiciens s’y essayer, mais elle avait de toute façon toujours trouvé que ça finissait la plupart du temps à ressembler à de la folk, genre musique irlandaise ou reel. Elle ne s’appesantit cependant pas sur cette pensée : Zelia lui avait demandé de jouer un morceau, et en plus elle la regardait en lui souriant – ce qui ne gâchait rien, mais ne lui facilitait pas les choses lorsqu’il s’agissait de réfléchir à si elle serait capable de le jouer ou pas.

Sans avoir répondu, elle se mit à fredonner la chanson tout en essayant quelques accords sur sa guitare. Elle recommença du début quatre fois, l’air concentré et les sourcils froncés, sans vraiment plus faire attention à la jeune femme à côté d’elle, avant de finalement déclarer :

"Mince non, désolée j’y arrive pas. Je la connais pas très bien celle-là en fait." Elle haussa les épaules avec un petit sourire gêné, avant d’ajouter : "Si tu veux je peux jouer "Georgia on my mind" par contre. Enfin, je sais bien qu’elle est pas de Billie Holiday, mais elle aussi elle l’a chantée, et j’aime beaucoup sa version."

Et puis au moins là elle était sûre de ne pas avoir de problème pour la jouer : un de ses meilleurs amis quand elle était à la fac était originaire d’Atlanta, et c’était lui qui la lui avait apprise. Il disait pour plaisanter qu’il n’avait pas le droit d’être ami avec des gens qui ne connaissaient pas la chanson officielle de son état.

Elle commença donc à jouer les premières notes (en fait il s’agissait d’une sorte d’adaptation à mi-chemin entre la version de Ray Charles et celle de Django Reinhardt, mais Abi n’en savait rien, et à vrai dire tant que ça sonnait bien, elle s’en fichait). Elle joua le refrain une première fois puis, presque par réflexe, sans vraiment y avoir réfléchi, elle le recommença, en se mettant cette fois à chanter doucement. Elle avait une voix plutôt grave, qui ne portait pas trop, mais qui était chaleureuse et assez agréable. A vrai dire un morceau plus dynamique lui aurait sûrement mieux correspondu, elle manquait un peu de souffle pour une chanson lente comme celle-là, mais vu qu’elle ne chantait pas très fort – juste assez pour ne pas être couverte par le son de la guitare – ça ne s’entendait pas trop.

Abi n’était peut-être pas une chanteuse professionnelle, mais elle chantait assez bien pour que ça soit agréable à écouter. Du moins agréable pour Zelia qui n’était pas du genre à considérer qu’il fallait avoir la voix de Freddy Mercury pour être écoutable. Dans le même ordre d’idées, Zelia n’avait pas râlé quand Abi avait été forcée de choisir une autre chanson, après tout c’était la métisse qui faisait tout le travail, alors autant qu’elle fasse quelque chose qu’elle connaissait et qui lui plaisait.

Georgia On My Mind était une chanson que Zelia aimait beaucoup et la version de la jeune femme était vraiment agréable à écouter, très jolie. Zelia se mit même à jouer de la musique elle aussi, avec les moyens du bord. Elle avait trouvé une branche assez fine et une bûche avec pas mal d’aspérités. En frottant la plus fine sur la plus grosse, elle arrivait à faire le son que les percussionnistes faisaient en général avec les anciennes planches à laver le linge. Elle le faisait dans le rythme et ça donnait plutôt bien, il faut dire que Zelia était vraiment une bonne musicienne, même quand il s’agissait seulement de faire un peu de rythme.

Quand la chanson s’arrêta, Zelia posa les branches sur ses genoux et applaudit joyeusement Abigail.

« C’était génial ! »

L’enthousiasme n’était pas feint. Zelia trouvait vraiment ça très chouette. Elle aimait bien faire ce genre de petites fêtes improvisées. Elle ne connaissait pas bien la métisse mais jouer de la musique avec elle lui permettait de l’oublier. Une sorte d’intimité naissait toujours très rapidement entre musiciens quand ils jouaient ensemble.

« Tu fais du vaudou, tu inondes les couloirs de Sywhaîd et tu joue de la guitare. T’as d’autres talents cachés ? »

Elle avait dit ça avec un sourire adorable, un peu moqueur mais pas d’une façon méchante du tout. Et oui, elle avait inclus l’inondation dans les talents. Ca avait été une sacrée animation et Zelia aimait ce genre de surprises.

Lorsque Zelia commença à gratter sa planche à laver improvisée, Abi releva la tête de sur sa guitare pour lui lancer un sourire encourageant. Ca sonnait fichtrement bien ! Et apparemment il n’en fallait pas plus pour qu’Abi se lâche et commence à chanter plus fort tout en tapant la mesure de son pied droit. C’était bon de se laisser emporter par la musique, sans vraiment avoir à y penser plus qu’il ne fallait. C’est que jouer pour quelqu’un ou avec quelqu’un, ce n’était pas du tout la même chose. Jouer avec quelqu’un créait un lien, une sorte de compréhension mutuelle qui abaissait les barrières que l’on pouvait habituellement trouver entre deux personnes qui, finalement, ne se connaissaient pas plus que ça. Bref, tout ça pour dire qu’Abi se sentait bien, en confiance. C’est d’ailleurs avec un grand sourire qu’elle arriva au bout du morceau. Sous les applaudissements et les compliments de Zelia, elle se pencha, comme pour faire une révérence, puis elle se mit à applaudir à son tour la washboardiste improvisée.

La remarque de l’anglaise concernant ses talents cachés lui arracha un léger rire, qui avait quelque chose de presque enfantin dans son naturel et ses intonations. Elle posa avec légèreté sa guitare sur la housse qui était sur le sol, ouverte, et se leva vivement dans un tourbillon de jupe orange, se tournant en même temps pour faire face à Zelia.

"Tu trouves que pouvoir inonder les alentours de manière aléatoire pendant qu’on dort c’est un talent ?", demanda malicieusement la métisse, sans répondre à la question. "Si j’avais su, j’aurais fait ça plus tôt."

« Un talent oui. » répondit Zelia avec cette mimique adorable qu’elle faisait quand elle n’était pas sérieuse, en fronçant ses sourcils et son nez d’un air faussement sévère, mais avec un grand sourire qui rendait cet air plus comique qu’autre chose. « De mon côté de la terre, on considère que les talents sont tout ce qui permet de bien s’amuser. Et l’inondation était plutôt marrante. Donc c’est un talent. »

Elle haussa les épaules comme pour appuyer cette logique bancale qui était sensée tenir parfaitement debout. Elle croisa ses jambes, tout en réarrangeant sa jupe pour qu’elle soit bien mise avant d’ajouter d’un air d’honnêteté un peu exagéré :

« Bon… Mon côté de la planète n’est pas forcément le plus raisonnable ou même le plus sensé mais c’est sûrement le côté le plus amusant. »

Elle roula des yeux comme pour s’excuser de dire autant de bêtises à la minutes. C’était rare qu’elle soit aussi détendue, même si elle agissait pratiquement toujours avec ce naturel. Le truc c’était qu’en général, ce naturel était feint alors qu’aujourd’hui il était… ben naturel tiens ! La musique y était pour beaucoup. Et puis, la métisse était très sympathique et Zelia allait beaucoup mieux depuis plusieurs semaines…

« Et puis il y a des talents beaucoup moins utiles que celui-là… Je sais tenir en équilibre sur une seule main, ça c’est du talent inutile ! »

"Ca a l’air dangereux", fit Abi, faussement pensive, en croisant les bras. "J’aurais peut-être dû rester de mon côté de la planète."

A vrai dire, à cet instant, pour rien au monde elle n’aurait souhaité être encore en Louisiane. Elle avait une discussion amusante et totalement détendue, et avec une jolie fille qui plus est. Ca faisait longtemps que ça ne lui était pas arrivé. Enfin, non, il y avait bien eu quelques discussions avec Asa après que la métisse soit rentrée après la Brèche hivernale, mais même là, ça n’avait rien à voir.

"Ceci dit, j’imagine que s’il s’agit d’avoir des talents inutiles, je suis tout à fait à ma place", continua la jeune femme avant, toujours debout les bras croisés, d’adopter la posture "institutrice" – ce qui d’ailleurs n’était pas bien dur, puisque c’était son ancien job : regard étrangement à mi-chemin entre le sévère et l’apaisant passant par-dessus d’invisible lunettes – un peu cliché, mais ça faisait toujours son effet –, buste légèrement tourné de manière à être de trois-quarts face, comme pour garder un œil sur une classe imaginaire, et c’est parti :

"Je sais faire bouger mes oreilles." La phase fut suivie d’une démonstration, bien entendu. "Je sais faire ça avec mon doigt." Elle leva son index droit, qu’elle ne plia qu’à la dernière phalange. "Je sais faire des ronds de fumée, mais j’ai l’air d’une truite quand je le fais par contre. Je sais tirer à l’arc. Je suis capable de m’endormir n’importe où. Heu… et je peux inonder les couloirs."

La métisse conclu cette liste avec un clin d’œil, en décroisant les bras pour hausser les épaules, les mains écartées, comme pour dire qu’elle n’y pouvait rien.

"Y’en a sûrement d’autres, c’est juste ce qui me vient à l’esprit pour l’instant."

Oh oh ! Un concours ! Un concours avec Zelia Diulcinea ? Abigail ne savait pas où elle s’engageait. Peut-être que, si elle avait connu un peu mieux l’anglaise, elle ne se serait pas dirigée vers un duel de talents inutiles avec elle, parce qu’avec Zelia les duels ou les concours pouvaient durer longtemps, elle ne se lassait jamais. D’ailleurs, elle eut l’air ravie quand la métisse mima les attitudes de professeur avant de faire ses petites démonstrations. La londonienne réagit à chaque fois, soit avec un sourire joyeux, soit avec un air admiratif, voire même avec un air faussement dégoûté (quand Abi plia bizarrement son doigt). On aurait pu croire à la voire que ces démonstrations étaient un vrai petit spectacle, le meilleur spectacle qu’elle ait vu depuis longtemps. En fait, elle était juste de bonne humeur et appréciait de passer du temps avec Abigail donc elle aurait été enthousiaste à n’importe quoi, même à un concours de talents inutiles tiens !

Quand Abi eut fini son petit spectacle, Zelia alla même jusqu’à applaudir avec un sourire, mais d’une façon faussement sobre, comme si elle applaudissait une concurrente. Elle prit un air sérieux et se leva, dans un mouvement faussement raide, comme si elle s’apprêtait à donner ses propres arguments à un débat, comme si aussi elles avaient des tas de spectateurs. Bon, en vrai s’il y avait eu des tas de spectateurs elle n’aurait pas été aussi raide, le public ne lui posait aucun problème, mais c’était beaucoup plus drôle de le prétendre ! Elle resta debout à attendre qu’Abi aille s’asseoir le temps que la jeune femme le fasse, puis fit mine de réfléchir, les bras croisés. Finalement, un sourire s’afficha sur son joli visage et une lumière, pas forcément rassurante si on y faisait bien attention puisqu’elle était malicieuse, s’alluma dans son regard.

« Je sais faire des pointes… » Elle le fit évidemment pour prouver ce qu’elle disait, avec une aisance qui montrait qu’elle continuait à pratique assidûment la danse. « Je sais rouler ma langue. » Nouvelle démonstration. « Je sais… Ah oui, je sais faire beaucoup de trucs qui demandent équilibre et souplesse mais qui ne servent pas à grand-chose. » Cette fois pas de démonstration, mais la jeune femme alliait la danse (pratiquée depuis qu’elle savait tenir debout), le yoga (pratiqué depuis qu’elle avait seize ans) et la capoeira (pratiquée depuis plus d’un an) ce qui aurait rendu une démonstration beaucoup trop longue. « Je sais faire ça aussi. »

Et là c’était complètement de la frime, puisqu’elle devint soudain toute verte, en partant du haut de la tête jusqu’au bas de ses pieds, elle transforma la couleur de sa peau d’une façon gracieuse. Elle rendit ses cheveux rouge écarlate et agrandit ses oreilles en pointe, devenant une sorte d’elfe des bois un peu trop humanoïde. Elle resta comme ça une petite poignée de secondes puis revint à la normale. Bien sûr, ça n’était pas vraiment un talent inutile, mais c’était plus drôle de présenter ça comme ça.

« Ah et je sais aussi jouer du clavecin, l’instrument le plus moche de la terre ! »

Elle n’avait jamais aimé le clavecin mais avait appris durant un stage de musique quand elle avait douze ou treize ans. Elle sourit à ces paroles puis salua devant son public. Est-ce qu’Abigail aurait de quoi surenchérir ?

Ce fut avec un grand sourire qu’Abi alla s’asseoir à la place que venait de libérer Zelia, comprenant qu’elle allait à son tour avoir droit à une démonstration de talents inutiles. Elle avait délaissé sa pause d’instit sévère pour adopter celle du public déjà ébahi avant même que le spectacle n’ait vraiment commencé. Et à vrai dire ce n’était qu’à moitié feint, elle se doutait bien que l’anglaise avait plus d’un tour dans son sac et allait lui offrir quelques tours bien sympathiques.

Et ses attentes ne furent évidemment pas déçues. Zelia commença fort en montant sur la pointe des pieds et en faisant quelques pas de danse. La métisse fut sincèrement impressionnée, même si elle serra aussi un peu les dents. Ce genre d’exercices lui avait toujours semblé douloureux, même si les danseuses ne semblaient pas avoir de problèmes avec ça. Mais déjà la démonstration prenait fin, et Zelia passait au tour suivant. Abi était bon public, elle applaudit même avec enthousiasme au changement d’apparence, et éclata de rire à la remarque sur le clavecin.

"Ca existe encore ces trucs-là ? Je croyais que l’espèce avait été déclarée disparue en cinquante après Mozart."

Sans attendre la réponse à cette question qui était de toute façon purement inutile, la métisse se leva, se pencha sur la housse de sa guitare pour en sortir sa baguette, avant de remonter sur "scène".

"Moi je sais jouer de la guimbarde. Je sais faire des bulles…" Bon à vrai dire c’était à la portée de pas mal de monde de faire sortir ainsi tout un flot de belles bulles de sa baguette, mais ce n’était que la première partie de la démonstration. La deuxième partie consista à changer la nature des bulles en question, qui de liquides devinrent solides, et se mirent à flotter plus lourdement vers le sol. "…de glace."

A vrai dire c’était à Jena qu’elle devait ce petit tour. Après son numéro d’inondation susmentionné, Abi était en effet allée voir la prof de MC, et après avoir discuté un moment, celle-ci lui avait conseillé de s’exercer régulièrement à la magie, histoire d’éviter une accumulation de flux. Elle lui avait aussi conseillé d’utiliser son élément dominant pour ça, arguant que ça serait plus agréable, et aussi plus efficace. Et autant dire que la métisse avait fait des progrès de géant concernant la manipulation de l’eau, s’étonnant elle-même – ce qui, dans ce domaine, n’était pas franchement très difficile.

"Je sais écrire des deux mains. Je peux tenir sur un balai juste accrochée par un pied." (Ce qui avait tout de même été utile lorsqu’elle était gardienne dans une équipe de quidditch.) "Oh et je suis capable de manœuvrer pas mal de types de bateaux différents aussi."

Sur ces mots Abi s’écarta un peu, et invita d’un ample geste des bras Zelia à venir prendre sa place pour riposter. Elle était assez fière de son tour avec les bulles, mais elle était aussi sûre que l’anglaise avait d’autres tours intéressants en réserve.

Zelia se réinstalla avec un sourire côté public. Elle sourit à l’évocation de la guimbarde, elle n’avait jamais eu l’occasion de toucher à cet instrument mais elle savait évidemment ce que c’était. Elle applaudit avec un grand sourire ravi quand Abi fit des bulles de glace. C’était exactement le genre de petits tours que Zelia adorait, il faut dire que c’était vraiment joli à voir. Elle hocha de la tête quand Abi parla de balai, Zelia n’était pas en reste niveau vol, elle adorait ça et était capable des pires effronteries quand elle volait. Même Adam lui avait dit plusieurs fois qu’elle était une vraie casse-cou et quand elle faisait des matchs à Londres avec sa bande d’amis, ils étaient souvent impressionnés par ses voltiges. Pourtant, les amis d’Adam n’étaient pas du genre à être facilement impressionnés.

Après l’évocation des bateaux (ça Zelia était plutôt sur la touche à ce niveau, son frère adorait naviguer mais elle se contentait en général de le regarder faire tout en buvant un cocktail), elle se leva et reprit la place sur la « scène ». Bon, il devenait plus compliqué de trouver des talents inutiles, surtout si elle ne voulait pas partir dans des choses trop personnelles. Dire qu’elle était capable de se faire abandonner par tout le monde risquait de casser l’ambiance… Elle décida donc de faire autre chose.

« Je sais réciter l’alphabet à l’envers. »

Elle fit une petite récitation inversée rapide.

« Je sais… Je sais faire des vêtements, comme cette robe. » Elle tourna sur elle-même pour qu’Abi admire bien son travail. « Je sais loucher. » Elle le prouva. « Je sais faire ça. »

Elle leva sa main et un violon y apparut. En fait, elle avait utilisé un sort pour faire apparaître le violon mais n’avait utilisé aucun médium grâce à ses flux qui étaient libérés. Mais le talent n’était pas là, même si ce genre de trucs faisait toujours son petit effet, elle positionna bien le violon et commença à jouer. L’air était léger et guilleret et très vite un effet se fit ressentir. Des volutes brillantes de toutes les couleurs apparurent, créant de très jolies arabesques, entourant Zelia d’une façon très gracieuse qui s’accordait parfaitement avec la musique.

« Ecole de Musicologie. J’y ai passé un diplôme, ce qui fait de moi une rare diplômée de talents inutiles. » expliqua Zelia avec un air amusé, tout en retournant à la place « public » et en posant son violon avec délicatesse sur ses genoux. Elle attendit ensuite qu’Abigail enchaîne.

Zelia recommençait fort ! Le coup de l’alphabet à l’envers aurait sûrement pu paraître simple à beaucoup de gens, mais c’était tout à fait le genre de chose qu’Abi était complètement incapable de faire, même avec de l’entrainement. Pour les vêtements, la métisse s’était déjà rendu compte du talent de l’autre jeune femme, qu’elle ne jugeait d’ailleurs pas du tout inutile : même lorsqu’elle ne faisait pas d’efforts particuliers pour bien s’habiller, Abi trouvait toujours qu’elle portait de très jolies choses. L’afro loucha elle aussi lorsque Zelia fit la démonstration de ce qui était effectivement plutôt inutile comme talent, mais elle reprit son sérieux en voyant apparaitre un violon : voilà qui allait être intéressant.

Et effectivement, si le fait de maîtriser cet instrument constituait déjà un talent, les lumières qui naquirent avec la musique et se mirent à l’accompagner valaient le coup d’œil. Emerveillée par ce spectacle, Abi se mit à battre des mains avec enthousiasme, comme une gamine, puis elle se calma un peu et se contenta de taper du pied au rythme de la musique.

La métisse applaudit à nouveau lorsque Zelia eut terminé, et qu’elle revint s’asseoir à côté d’elle. Et cette fois-ci, elle ne se leva pas, mais annonça d’un air solennel :

"Diplômée de talents inutiles ! J’ai pas mieux... Je crois qu’on peut dire que t’as gagné là."

Abi se leva d’un bond, faisant virevolter sa jupe, et attrapa sa guitare et sa housse, l’une disparaissant dans l’autre en moins de temps qu’il n’en faudrait pour le dire. Elle passa une bretelle sur son épaule et, maintenant son précieux fardeau en place d’une main, elle tendit l’autre vers Zelia.

"De toute façon il faudrait qu’on y aille, il fait déjà trop sombre pour qu’on voie où on va mettre les pieds, et il vaut mieux éviter de faire de la lumière, les black dwarves sont impossibles depuis la dernière fois que Laura est passée les voir."

Les deux jeunes femmes rentrèrent donc à la Ferme, papotant sur le chemin et continuant à mieux faire connaissance.