In the still of the night

Jack ne dormait pas beaucoup. Il n’avait jamais eu tendance à beaucoup dormir, pas à son souvenir en tout cas, et à partir du moment où il avait découvert qu’il était immortel, ça avait été pire. Il tournait à peu près à quatre à cinq heures de sommeil par nuit. Parfois un peu plus, quand il avait envie de lambiner au lit, ou qu’il s’était épuisé agréablement un peu avant (il avait tendance à mieux dormir avec quelqu’un, il faut dire que se lever quatre heures après s’être endormi ça casse un peu le truc, surtout si on réveille l’autre à six heures du mat). Mais bon, en général, il dormait quatre à cinq heures par nuit. Le reste, il lisait, il faisait des choses qu’il avait à faire. Parfois il lui arrivait de se forcer à dormir. Ou alors, il veillait très tard en faisant la fête avec d’autres personnes. Ou il se levait tôt pour faire des choses. A Sywhaîd, il lui était souvent arrivé, toutes les fois où il y avait vécu, d’occuper des postes qui demandaient du travail très tôt le matin, il y avait peu de postes qui le demandaient mais ça arrivait. Et ça dépendait des fois. A l’époque où il n’y avait pas de garde-chasse à Sywhaîd, on avait tendance à aller couper le bois vers cinq heure du matin, une heure considérée plus sécuritaire que les autres, une question d’équilibre magique dans Sywhaîd ou quelque chose comme ça. Il s’était aussi occupé de la volière pendant un temps, parce qu’à l’époque les oiseaux arrivaient la nuit, parce qu’on n’avait pas encore appris à les forcer à ne pas respecter leurs rythmes biologiques sans les rendre malades. Ah et bien sûr, il avait été pêcheur, à l’époque où Fiona était moins influente sur les créatures du Loch, et où il fallait aller pêcher au très petit matin si on voulait éviter certaines des créatures. Il avait occupé bien d’autres postes à Sywhaîd, mais en faire la liste exhaustive n’aurait pas eu beaucoup d’intérêt, lui-même ne pouvait pas se souvenir de tous ses postes sans en oublier.

Bref, ce besoin de peu de sommeil faisait qu’il lui arrivait souvent de trainer dans Sywhaîd, à la recherche de quelque chose à faire. Cette nuit-là, alors qu’il n’était que quatre heure du matin, il était surtout à la recherche d’un truc à grignoter. Il s’était couché beaucoup trop tôt, parce qu’il n’avait rien trouvé à faire, et à présent il était bien embêté. Il avait enfilé un simple pantalon en toile noir, une sorte de pantalon qui ressemblait vaguement à un pantalon de pyjama, ou à un jogging en toile, et un débardeur blanc qui laissait voir des muscles à en faire pâlir à peu près les trois quarts de la population mondiale. Il était sacrément bien foutu, et il le savait, après tout il jouait beaucoup sur son charme, et son charme tenait beaucoup à son physique. Il avait eu de la chance dans son malheur. Imaginez un peu ne pas pouvoir mourir en étant bloqué dans la peau d’un petit homme tout moche et rabougri ? Non, au moins, avec ce physique, il avait de quoi s’occuper pendant un moment.

Il marchait, pieds nus, dans les couloirs de l’école. Des couloirs qu’il connaissait par cœur, alors qu’il n’était arrivé que depuis deux jours. Il faut dire qu’ils n’avaient pas beaucoup changé. Quelques redécorations par-ci, quelques réparations par-là. Mais l’Ecole n’avait que peu changé en un quart de siècle. Il avait eu plus de surprises à son arrivée précédente, mais c’était logique. A l’époque, Sywhaîd se modernisait. A présent, il n’y avait plus grand-chose à ajouter. A part un moulin, mais le bruit courait que c’était en préparation. Jack avait oublié d’en parler avec le gérant quand il l’avait visité, la veille.

Il poussa la porte de la cuisine et essaya de voir ce qu’il pouvait manger. Il restait un peu de tarte, mais il avait plutôt envie de salé, comme souvent pendant ses fringales. Il chercha mieux et trouva un peu de ragoût de mouton. Ah, ça n’était sûrement pas cette chère Meike, qu’il avait eu la chance de… hum… rencontrer, qui avait fait ce plat. Elle était végétarienne. Et cherchait déjà un moyen d’éviter de préparer de la viande tout en reprenant le poste de Logan quand il partirait. Il sourit au souvenir de la belle brune, et des quelques heures qu’ils avaient passées ensemble, puis se servit une assiette, avant de s’asseoir au bar et de manger tranquillement. Il avait tout son temps.

[Roro ?]

Eh oui ! Les Sywhaîdiens s'étaient fichtrement ramollis, en vint-cinq ans, hein ? Maintenant qu'on s'occupait des hiboux en plein jour, qu'on ne se levait plus à trois heures du matin pour aller pêcher, et qu'on pouvait se baigner dans le loch Finn sans trop craindre d'y laisser un ou deux orteils, c'était quasiment le club Med, non ? Hum ; une affirmation qui aurait sans doute été difficilement approuvée par d'aucunes charmantes têtes blondes dont nous tairons le nom, surtout quand le nom en question est particulièrement ingrat (n'est-ce pas, Bulle ?).

Enfin, il y avait quand même des gens pour trouver leur sort plutôt enviable. Notamment des gens suffisamment vieux pour avoir justement connu Sywhaîd trente ans plus tôt. Des gens comme Rozen, au hasard, la prof de magie environnementale du coin. Qui savait qu'effectivement, on pouvait arriver à faire voler un hibou en plein jour ; mais qu'en revanche, pour cueillir certaines plantes, on était toujours obligé de ne se coucher qu'à cinq heures du matin.

Elle revenait précisément d'une cueillette en compagnie d'Elwin. Et même si ça s'était passé dans les profondeurs du marais, c'est-à-dire pas vraiment le lieu le plus bucolique et accueillant de la Lande, ça avait donc forcément été une soirée plutôt sympa. Boueuse, nauséabonde et relativement fatigante, mais ça, ça ne rebutait pas Roro, au contraire, à qui le surnom "mimi cracra" avait longtemps collé à la peau. Et surtout très drôle, grâce à l'humour détonnant du guérisseur.

Rozen avait encore la dernière pitrerie de ce dernier, alors que, délestée de son chargement, qu'elle avait laissé à la serre, elle rejoignait les cuisines pour se débarbouiller vite fait et se désaltérer avant de s'offrir un repos bien mérité. Sauf qu'elle vit qu'une lumière était allumée dans la cuisine, or les Sywhaîdiens n'étaient pas du genre à s'autoriser ce type de gaspillages. Même certains sorciers, dont elle était, poussaient le vice jusqu'à s'éclairer autant que possible à la lampe à huile, plutôt que de dépenser encore un peu d'énergie magique. Les nuits claires comme celles-ci, Rozen pouvait même se déplacer du côté des bâtiments sans lumière du tout : elle connaissait le chemin qui menait de la ferme à l'école si bien qu'elle pouvait effectivement, littéralement, le parcourir les yeux fermés. Alors vous pensez, avec en prime de la lumière venue des cuisines !

Rozen ouvrit la porte en s'attendant logiquement à trouver quelqu'un, avec qui elle ferait un brin de causette. Eh bien, bingo ! Bon, sauf qu'elle avait pensé trouver quelqu'un de sa connaissance, alors que ce type paraissait, à première vue, être un nouveau venu. Mais ça n'était évidemment pas quelque chose qui bloquait notre amie, bien au contraire.

"Salut. Bon app'", lança-t-elle tout sourire, tout en se dirigeant vers l'évier car, rappelons-le, elle était assez sale, et ne sentait pas la rose.

"Chuis Rozen. Et tu es ?"

« Merci. » répondit Jack, avec un sourire désarmant de charme.

Il posa ses yeux bleus foncés sur Rozen, tout en se levant pour la saluer. Il avait quelques manières un peu « désuettes », comme celle de toujours se lever pour saluer les gens, mais ça allait bien avec ce qu’il était, et ça ne faisait ni poussiéreux, ni ridicule. Le plus drôle était de le voir faire exactement la même chose pour les hommes. La galanterie de Jack Morgan était adressée tant aux hommes qu’aux femmes, il ne voyait pas de différence majeure à ce niveau-là. Il s’approcha et tendit sa main à Rozen sans hésiter une seule seconde, malgré la saleté de la jeune femme. Il l’aurait même hug-ée s’il l’avait reconnue, et qu’il n’avait pas été présent sous la fausse identité de son propre fils (donc sensé ne reconnaître personne, c’était une des choses compliquées de ses retours à Sywhaîd, des choses qui lui brisaient parfois le cœur, reconnaître les gens mais être obligé de se faire passer pour un parfait inconnu devant eux).

« Jack Morgan. » dit-il, tout en tendant sa main donc, avec toujours un sourire charmant collé à son beau visage.

Son regard engloba rapidement Rozen, d’une façon particulière, et personnelle à Jack (issue d’années et d’années de charme), qui donnait l’impression qu’il vous observait, et qu’il admirait votre silhouette, sans pour autant avoir l’air trop intrusif ou libidineux. Même les plus timides des jeunes femmes avaient du mal à considérer ce regard comme déplacé, alors même qu’il ouvrait des tas de possibilités. Rozen était sale mais Jack ne semblait pas le remarquer, il était bien trop classe pour en avoir l’air. Mais la vision d’une Rozen pleine de boue n’était pas quelque chose de nouveau pour lui. Et l’âge de la jeune femme semblait coller. D’autant plus que, et oui, on lui avait bien parlé d’une Rozen membre du Rad. Même s’il n’avait pas creusé le sujet, il s’était demandé s’il s’agissait de la petite Rozen qu’il avait connue vingt-cinq ans plus tôt. Une petite fille active, toujours prête à faire des bêtises, et à se salir, et qui commençait déjà à montrer pas mal de signes d’une rebellion précoce au moment où il était parti. Jack se souvenait bien de ses parents, aussi, un couple plutôt sympathique mais un peu extrême dans sa façon de voir les choses, un de ces couples qui ne cherchaient pas à faire connaître le monde extérieur à leur enfant, ce qui pour Jack était terriblement dommage. Etait-ce possible que Rozen ait passé sa vie à Sywhaîd ? Etait-ce possible qu’elle y soit revenue, comme tant d’autres avant elle ?

Jack lui aurait bien posé toutes ces questions. Il appréciait la petite Rozen de l’époque, et avait envie de savoir ce qu’elle était devenue, mais il n’y avait aucune logique à ce que son père lui ai parlé d’une petite fille, donc il espéra simplement que la discussion s’orienterait d’elle-même vers tout ce qu’il avait envie d’apprendre. Encore une fois, jouer à l’inconnu à peine arrivé n’était pas toujours facile, et Jack se demandait parfois s’il n’aurait pas mieux fait de dire tout bonnement à tous les sywhaîdiens qu’il était le même Jack depuis toutes ces générations. Sauf qu’il savait d’expérience que les gens ne réagissaient pas bien à l’immortalité en général. Au début, tout allait bien. Ils étaient curieux, trouvaient ça génial de rencontrer quelqu’un qui avait vécu autant de choses. Puis, petit à petit, les sentiment se muaient en une sorte de jalousie, quand eux vieillissaient et Jack pas. Quand ils mouraient, ou perdaient des proches, et Jack pas.

« Il reste un peu de ragoût, tu as faim ? » demanda-t-il dans la foulée, avec autant de naturel et de classe que s’il avait toujours appartenu à cette cuisine. Et de fait, il avait été un des cuistots attitrés de Sywhaîd, à une époque déjà lointaine.

"Eh ben... bienv'nue, Jack !" fit Rozen avec un haussement d'épaules et un de ces inimitables sourires rozenniens, désarmants de naturel et de sympathie. Peut-être un de ces sourires qui confirmeraient à Jack qu'il était bien la petite fille qu'il avait autrefois connue, vu que c'était, à ce qu'il paraissait, un des éléments de son visage qui n'avait pas changé depuis son enfance ; un sourire dont Aloïs avait d'ailleurs lui-même hérité, et qui faisait dire à n'importe qui qu'il ressemblait beaucoup à sa mère.

Ça, et les taches de boue que la jeune femme s'appliquait à rincer à grande eau, lorsque son interlocuteur lui proposa de se joindre à son petit frichti improvisé.

"Ma foi... pourquoi pas, accord' moi deux minutes, que j'me termine de m'pomponner", fit-elle en éclatant de rire, sa toilette express pouvant difficilement être assimilée pour de bon à un toilettage-maquillage-pomponnage en règle. Tandis qu'elle s'essuyait les mains et le visage, il lui apparut que, peut-être, pour une femme qui vient d'avouer à son compagnon son infidélité, un dîner à la lueur tamisée de la lampe à huile avec un séduisant inconnu n'était pas la chose la plus recommandée au monde ; mais bon, elle savait qu'elle ne ferait jamais (plus, hum) de connerie de ce genre, pas tant que l'idée que Wren finisse par lui pardonner demeurait de l'ordre du possible.

Elle s'assit donc à la table, fatiguée mais détendue.

"Alors, Jack Morgan ; ici ce sera Jack, si ça t'va. Nouveau venu dans le coin ?"

La question n'était pas complètement anodine ; Jack Morgan, prénom et nom, se présentait-il. Mais d'un autre côté, il semblait vraiment à l'aise dans la cuisine, semblant savoir où se trouvaient les assiettes, les cuillères, les ustensiles pour réchauffer les ragoûts à cinq heures du matin. Peut-être qu'il était arrivé depuis plusieurs jours ; peut-être qu'il était un ancien Sywhaîdien, ça n'était pas si rare.

Pendant que Rozen finissait de se débarbouiller (ce qui, de fait, n’était pas vraiment du luxe), Jack s’occupa de lui préparer une assiette. Il se dirigea avec une aisance qui ne pouvait être imputée qu’à l’habitude vers le placard où se trouvaient les assiettes, sortit une assiette creuse, des couverts, et mit du ragoût dans l’assiette avant de la faire réchauffer. Là aussi, il était parfaitement à l’aise. Il n’utilisait pas sa propre magie mais les installations qui avaient été faites pour les non-sorciers puisque, de fait, il n’avait aucun pouvoir magique. Du moins pas tant qu’on considérait qu’être immortel n’en était pas un. Il fallut encore une poignée de secondes une fois que Rozen fut assise avant qu’il ne dépose l’assiette devant elle, en disant un « Et voilà ! » en français dans le texte ravi. Tout ça assorti d’un sourire qui en avait fait fondre plus d’un, beaucoup plus d’un.

« Je suis arrivé il y a deux jours. » répondit-il de sa voix chaude et sympathique.

Il s’assit de nouveau, cachant ainsi derrière le meuble la vision de sa belle silhouette moulée dans son « pyjama », pantalon en lin blanc et débardeur de la même couleur. Jack portait relativement peu de blanc, en général, vu que c’était une couleur peu pratique, très salissante. Mais ça lui allait bien. Quand il voulait faire effet, en général, il portait un smoking tout blanc, avec un nœud papillon et une ceinture pourpres. Cette tenue, qui aurait pu paraître ridicule sur certains, lui allait particulièrement bien. Mais son pyjama n’était pas vraiment là pour faire le même effet. En fait, c’étaient des vêtements qu’il mettait au sortir du lit (il dormait nu en général, ça aussi ça lui allait bien) et auxquels il ne faisait pas particulièrement attention.

« Mais mon père a vécu ici il y a une petite trentaine d’années. Il m’a beaucoup parlé de cet endroit, alors j’ai fini par craquer et par venir ici. »

Il parlait d’une façon sérieuse et sympathique, mais il y avait quelque chose d’amusé dans son regard. Il savait qu’il avait l’air trop à l’aise dans la cuisine, de trop bien la connaître, pour n’en avoir jamais qu’entendu parler. Mais quand il pouvait éviter, il ne parlait pas de son immortalité. En dehors de Sywhaîd, parce que ça pouvait le mettre en danger. A Sywhaîd, principalement parce que ce genre de « pouvoirs » vous coupait des gens. Il en avait assez eu la preuve tout le long de sa vie.

Bon, voilà, on dirait que ça irait ; pas tout à fait assez récurée pour un dîner chez la reine d'Angleterre, mais pour la cuisine de Sywhaîd, ça irait bien, même face à un nouveau venu qui, après tout, avait tout intérêt à s'habituer dès à présent aux manières mimicracraiennes de son interlocutrice. Ah, et l'assiette était justement prête ! C'était trop chouette. Rozen aurait bien répondu "merci" en français, mais c'était bien au-delà de ses compétences dans cette langue, et elle se contenta donc d'un bon vieux "thanks", avant d'aller s'asseoir en face de son (très bel) interlocuteur.

Tout en plantant sa fourchette dans un premier morceau de bidoche, elle haussa les sourcils en découvrant que le nouveau venu n'était arrivé que tout récemment. Elle avait hésité, mais aurait plutôt parié, vu ses manières de bouger, de prendre possession des choses, d'utiliser les accessoires de la cuisine, pour l'autre hypothèse. Ou alors, c'était un ancien Sywhaîdien de retour. Ah ben, non plus. Juste quelqu'un de très adaptable. Ou à qui son père avait vraiment raconté Sywhaîd très en détail, pensa-t-elle en souriant intérieurement. Elle haussa cependant de nouveau un sourcil, n'ayant jamais été du genre à dissimuler ses impressions, et étant plutôt intriguée par toutes ces révélations.

"'raiment ?" demanda-t-elle, la bouche pleine.

Elle était partie pour lui demander ce qui l'avait plus particulièrement attiré, entre la vie au grand air, les facétieux black dwarves ou les pannes d'eau chaude, même si elle-même se plaisait mieux sur Sywhaîd que nulle part ailleurs. C'aurait donc été une boutade même si, de fait, particulièrement pour un non sorcier la vie Sywhaîdienne était loin d'être un choix anodin. Tous ne savaient pas bidouiller aussi habilement avec la magie que Wren - ne pas penser à Wren.

Mâchant le morceau d'agneau, il lui sembla y déceler un goût de sauge inhabituel. Visiblement, la personne qui avait cuisiné ce ragoût n'était aucun des cuistots habituels, parce que ça ne disait rien à ses papilles. Bon, ça resterait un des mystères de cette soirée qui, visiblement, s'annonçait relativement riche en la matière. Du coup, interrompue dans le fil de ses pensées par cette saveur incongrue, Rozen passa directement à autre chose. Elle avala le morceau de ragoût, se servit un verre d'eau de la carafe posée sur la table.

"S'il a vécu ya trente ans, j'l'ai sûr'ment connu. J'ai passé mon enfance ici", expliqua-t-elle, ce faisant. Il n'y avait pas d'amertume dans sa voix, même si elle évitait généralement de s'attarder sur cette période de son existence, probablement parce qu'elle n'arrivait pas à déterminer si elle devait ou non l'envisager avec nostalgie ou un certain dégoût. Elle continuait de regarder Jack de temps à autres, Jack qui attirait le regard d'une façon assez irrésistible. Il y avait peut-être quelque chose d'effectivement vaguement familier en lui, mais Rozen n'en aurait pas juré. Il était trois heures du matin, hé ; une heure où on a tôt fait de croire se souvenir à merveille de fantômes du passé, et imaginer d'énormes liens de ressemblance entre un père et son fils.

"En fait j'crois qu'j'ai... dansé avec lui", ajouta-t-elle avec un petit rire. Parce que de fait, Jack lui rappelait bel et bien quelqu'un, qu'elle associait à une scène précise. Une fête de brèche où elle avait dansé, ses pieds sur les siens. "C'quoi, son nom, à ton père ?"

Oh, c’était vrai ! Ils avaient dansé ensemble ! Rozen n’était alors qu’une petite fille et Jack l’avait faite danser, ses petits pieds sur les siens ! Il ne s’en souvenait plus jusqu’alors, après tout on ne pouvait pas se souvenir de tout, surtout quand on avait vécu aussi longtemps, mais ce souvenir éveilla une sorte de vague de nostalgie en lui, tandis qu’il affichait un sourire qui allait tout à fait bien avec ce sentiment. Il faillit hocher de la tête, mais il se retint à temps, ça aurait été un geste étrange, déjà que le sourire était un peu bizarre, quoi qu’il ait pu sourire comme ça à l’idée de son père dansant avec une petite fille.

« Jack Morgan. » répondit-il avec un air amusé. « On ne fait pas dans l’original par chez nous. »

Il fit un clin d’œil à Rozen, avant de se relever et d’aller mettre de l’eau à bouillir, il avait soudain une envie terrible de thé, comme souvent quand il se retrouvait à ressasser de vieux souvenirs. Il ne faisait ce genre de choses que très rarement, parce que quand on avait vécu plus de cent cinquante ans, il était facile de vivre dans le passé, et Jack n’était pas ce genre d’hommes. Il ne le pouvait pas, ou alors sa vie aurait été bien misérable.

« Il était… mhh… »

Il réfléchit sérieusement. Qu’est-ce qu’il était à l’époque ? En général, Jack réussissait à récupérer un poste fixe, parce qu’il savait faire beaucoup de choses, et qu’il aimait travailler de ses mains, et aussi parce qu’il trouvait normal de mettre ses compétences au service de la communauté. Il était sûr qu’il n’était pas menuisier à l’époque, ça c’était la fois d’avant. Non cette fois-ci il était…

« Maçon. » dit-il, avec un air amusé parce que ça n’était pas un mot qui s’adaptait à la Noble Lande. « D’après ce qu’il m’a dit, il y avait beaucoup de bâtisses à rénover à l’époque, et il a dirigé les travaux, non ? »

Enfin, il s’en souvenait à présent, mais il valait mieux ne pas avoir l’air de trop en savoir non plus, après tout, il n’était pas sensé être la même personne.

Jack Morgan, Jack Morgan... Rozen reposa sa cuillère sur le bord de son assiette, leva pensivement les yeux en l'air pour faire rouler ces deux noms dans sa tête. Mais elle finit par hausser les épaules en souriant.

"Mmh non, ça m'dit rien... mais j'ai jamais eu la mémoire des prénoms", expliqua-t-elle joyeusement, avant de piquer les dernières bouchées de ragoût. "Et les bâtisses... ouais, c'est bien possible. Je sais qu'on a construit quelqu' bâtiments d'la ferme à l'époque, et en général la tradition veut qu'les Sywhaîdiens qu'ont participé grav' leurs initiales quelqu'part sur les murs... tu r'trouv'ras p't'être les siennes ?"

Elle avala une rasade d'eau, décidément pas cochon, cette petite dînette nocturne.

"Désolée, j'suis pas un super témoin, en fait... mais à l'époque, j'étais plus spécialiste en bataille de boue qu'en maçonn'rie, tu vois ! Voire en pas d'danse !"

Elle sourit, et une idée stupide lui vint à l'esprit. Tant qu'à faire ressurgir les fantômes du passé, pourquoi ne pas reproduire cette bonne vieille danse ? Bon, pas forcément en écrabouillant les pieds du fiston comme ceux du papa, mais...

"Tu sais quoi ?"

Elle s'interrompit ; remballa son sourire. Une petite lumière rouge venait de s'allumer dans son cerveau, clignotant furieusement, signe de danger en approche, prémisse de bêtise plus grosse qu'elle. Tenait-elle vraiment à danser avec un bel inconnu sexy en diable, à une heure où personne ne risquait de les déranger et où ses propres facultés commençaient à être sérieusement endormis, y compris les réflexes naturels de défense ?

"Hum... je suis désolée... en fait, il faut vraiment que j'aille me coucher... mais de toute façon, maintenant que t'es là, on risque de se recroiser assez vite !"

Elle sourit une dernière fois et, laissant le pauvre Jack seul - et avec la vaisselle à faire, bravo, très accueillant-, elle quitta un peu précipitamment les cuisines. Mieux valait prévenir que guérir. Cette fois.

[Et une sortie précipité, une... toutes mes excuses...]