We Own The Night...

Il faisait nuit sur Sywhaîd, depuis assez longtemps pour que la plupart des sywhaîdiens soient retournés à leurs lits confortables. Oh, peut-être bien qu’Anton était tenu éveillé quelque part, à discuter paternité avec une mère elle aussi incapable de dormir, peut-être que Ronnie se retournait dans son lit comme elle le faisait depuis que sa grossesse avait commencé à interférer dans ses habitudes, peut-être même que Jena était en train de faire on ne sait quelle expérience quelque part, avant de s’effondrer et d’arriver en retard à n’importe quel rendez-vous… Mais les sywhaîdiens, pour la plupart, dormaient à poing fermés. Non. Attendez, il y en avait un qui ne dormait pas. Mais c’était tellement habituel de voir Abreu Sonhos éveillé à des heures indues qu’on finissait par l’oublier.

Cette nuit, comme durant beaucoup d’autres, il avait écrit. Emporté par le trou du papier, comme il appelait parfois l’inspiration, il avait continué son roman pendant plusieurs heures avant de perdre totalement le fil. Il se trouvait au beau milieu d’une scène très importante entre deux protagonistes, et il était incapable de réussir à l’écrire. Pire, il n’arrivait pas à savoir quelles seraient les conséquences de cette scène sur la suite du livre, ou même jusqu’où elle irait. Il resta de longues minutes à fixer le papier, et sa machine à écrire (c’était plus classe, mais surtout, c’était la seule chose qui fonctionnait à Sywhaîd) et finit par avoir une sorte de montée d’angoisse. La chambre semblait vouloir l’écraser, il faisait trop chaud, et il y avait trop de vide sur cette feuille, trop de touches sur cette machine à écrire au vilain sourire. Il essaya de se calmer, il avait l’habitude de ce genre d’angoisses, mais n’y arriva pas. Alors il fit la seule chose qui servait à quoi que ce soit… Il sortit.

Et il marcha. Comme toujours dans ces cas-là, il n’avait pas pensé à prendre un pull. Il faisait frais la nuit au printemps dans le nord de l’Ecosse, il dut rapidement utiliser un sort de réchauffement pour ne pas attraper froid. Il maîtrisait ce sort depuis longtemps et avait eu l’occasion de s’y entraîner pendant les années qu’il avait passées à Norsken, mais il ne l’utilisait plus très souvent maintenant. A Sywhaîd, la plupart des gens étaient influencés par la saturation des flux, Abreu en faisait partie. Il avait toujours été plutôt sensible, magiquement parlant, et il avait plus de mal à faire de la magie depuis son arrivée. Comme de toute façon il savait se débrouiller sans, ça n’était pas vraiment un problème. En plus, il était allé voir Elwin qui lui avait dit que ça n’était pas une maladie ou quoi que ce soit de grave, juste une sensibilité un peu exacerbée.

Quelques minutes après être sorti, il se retrouva assis sur une sorte de rocher, près de la distillerie. Il portait un simple jean bleu délavé et un t-shirt blanc. Il avait allumé une cigarette et la fumait sans vraiment y faire attention, ses beaux yeux d’un bleu presque métallique perdus dans le vague de ses pensées, son lynx de daemon couché à côté de lui, réfléchissant à peu près de la même manière. Son paquet de cigarettes et son briquet étaient posés à ses pieds et il savourait sa cigarette. Il fumait rarement ces derniers temps, il évitait de le faire à côté de Celesta qui avait le bonheur de ne jamais s’être faite avoir par cette saloperie… Mais c’était aussi une sorte de plaisir personnel, quand il marchait, cherchant l’inspiration…


[Kika ?]

La fumée de la cigarette s'éleva dans les airs aussi gracieusement que sur les plus élégantes photos de jazzmen ; quiconque voyait Abreu fumer ne pouvait que comprendre comment le toxique petit tube de nicotine pouvait être sexy. Les effluves disparurent dans l'obscurité, éclairées seulement par le faisceau pâle du pub, de l'autre côté de la route, où mouraient les dernières conversations de la nuit. Leur course fut barrée par le mur de la distillerie ; Youlika toussa, ce qui révéla sa présence. Elle était jusque là tapie dans l'ombre, accotée simplement au mur, immobile. Il ne servait à rien de rester invisible aux regards, et elle avança de quelques pas, son long visage pâle apparaissant alors dans le halo de lumière, comme une apparition spectrale. Enfin... un spectre qui aurait affiché un sourire timide, gêné.

Youlika était restée debout cette nuit-là, mais pas par habitude, ni par insomnie. En général, elle dormait en même temps que le soleil ; et elle s'en trouvait bien. Mais elle avait entendu une conversation entre deux Sywhaîdiens, dont l'un devait être une herboriste, puisqu'elle en était venue à parler de plants de belladone qui poussaient en bordure du marais. L'Hellène connaissait bien la plante et ses propriétés mais, comme elle traînait rarement du côté de la distillerie, n'avait jamais remarqué les plants en question. Elle avait voulu profiter de la lune montante pour faire provision de quelques bourgeons.

Elle ne tenait pas spécialement à ce qu'on la voit faire cette petite cueillette : les baies de belladone étaient appétissantes, mais toxiques ; ses bourgeons entraient dans la composition de potions assez peu recommandables. En l'occurrence, Kika voulait les utiliser en baume, pour dilater ses pupilles et donner ainsi à son regard un aspect légèrement perdu et envoûtant : rien de bien méchant, donc.

Toujours est-il qu'en entendant du monde arriver dans sa direction, elle avait préféré éviter de se faire remarquer. Kika, la gentille Hellène qui parlait si mal anglais et le comprenait moins bien encore, n'avait probablement pas trop intérêt à se faire surprendre le tablier plein de bourgeons suspects. Malheureusement, le jeune homme -Youlika frémit- semblait avoir justement choisi ce lieu pour faire une petite pause cigarette. La Grecque le regarda s'installer, tout en dénouant tout doucement les nœuds de son tablier pour que celui-ci glisse silencieusement à terre. Elle n'avait pas pensé à la fumée.

"Je... bonsoir..."

Elle non plus n'avait pas pris de pull ; elle ne savait toujours pas, par contre, exécuter un sort de réchauffement. Mais ce fut le regard de son interlocuteur qui la fit frissonner. D'un bleu métallique effroyablement observateur.

Abreu était tellement perdu dans ses pensées que Youlika aurait en fait tout à fait pu partir sans qu’il ne remarque sa présence. D’ailleurs, quand elle apparut, il la regarda quelques fractions e secondes sans la voir, comme si elle n’était pas là, ou comme s’il voyait à travers elle, avant que son cerveau ne se réveille enfin et qu’il réalise qu’il avait bien quelqu’un face à lui. Il lui sourit, un sourire un peu rêveur qui fit apparaître encore plus visiblement la cicatrice qui liait son nez à sa lèvre et qui ajoutait à son charme, donnant quelques aspérités de plus à son visage déjà bien agréable. Un casse cou, c’était ce que cette cicatrice disait, il avait été un casse cou quand il était enfant. Il ne l’était plus depuis longtemps, ou du moins pas de la même façon. Abreu s’était assagi en vieillissant, mais il gardait encore ses aspérités…

« Bonsoir. » répondit-il de sa voix grave et profonde aux accents portugais mais tout à fait compréhensible. « Je suis Abreu. Désolé pour la cigarette. »

Elle le disant, il écrasa le petit tube en question contre le rocher et fit disparaître d’un sort silencieux le mégot. C’était un sort qu’il avait appris il y avait longtemps, pratiquement quand il avait commencé à fumer, parce que les cendriers pleins de mégots et de cendres froides ça n’était pas son truc.

« Panne d’inspiration… » expliqua-t-il sobrement. « Et toi ? »

Il ne connaissait pas Youlika. Enfin, il la connaissait de vue, savait même qu’elle était grecque et qu’elle était, d’une façon ou d’une autre, intervenue quand Tibère avait pété les plombs. En fait, il savait même que pendant que Celesta et lui dormaient d’un sommeil bien mérité, elle avait plongé Kennedy dans le sommeil, ce qui avait certainement évité pas mal de dégâts à la visionnaire. Evidemment, Abreu ne connaissait pas bien Kennedy non plus, mais il était heureux que quelqu’un ait pu intervenir. Il s’en voulait un peu de n’avoir rien entendu, mais il n’était pas le seul dans le cas, après tout Logan et Veronica eux aussi lui avaient dit avoir dormi à poings fermés jusqu’au lendemain matin où ils avaient découvert ce qui s’était passé. A croire que seuls les jeunes couples fraîchement installés avaient gardé le sommeil cette nuit là.

Il observa un peu mieux la grecque et réalisa qu’elle était sûrement plus vieille que ce qu’il avait cru au début. Il reconnut en elle les traces d’une éducation stricte, ainsi que, peut-être, un peu de timidité. Quand son regard métallique croisa celui de l’hellène, son talent d’observation qu’il avait affûté durant ses années en tant que journaliste, lui souffla de surtout, surtout, ne pas se fier à ce que ses yeux, justement, voyaient. Il y avait quelque chose derrière, de très différent.

[Tu me dis si y a un truc qui te va pas… mais Abreu est pas quelqu’un de naïf et il a pas mal vécu…]

L'Hellène était trop hypnotisée par le regard d'acier de son interlocuteur pour réagir tout de suite, lorsqu'il s'excusa pour la fumée, puis expliqua la raison de sa présence sur les lieux du cri... sur les lieux. Dans l'obscurité de la nuit à peine percée par la lueur de la lune, curieusement, ces yeux semblaient à Youlika plus perçant et lumineux encore qu'en plein jour, comme s'il s'était agi des pupilles du lynx qui faisait office de daemon au jeune homme.

*Un lynx... me voilà bien*

Elle ne feignit donc pas d'être prise au dépourvu lorsqu'il lui demanda les raisons de sa présence. Elle eut un petit hoquet de surprise et ses joues rosirent légèrement -détail charmant et bien vu mais malheureusement invisible. En fait, l'attitude de Kika en cet instant était assez proche des habituelles petites mimiques de la chère et tendre du Lisboète ; si la Grecque l'avait su, elle aurait probablement adopté une autre tactique, pris le risque de simuler des sentiments moins naturels : elle n'était pas à l'aise sous l'oeil scrutateur du bel Abreu et n'avait réellement pas de mal à donner l'impression d'avoir envie de disparaître dans un trou de souris.

"Moi, je..."

Elle détourna les yeux ; elle préférait ne pas prendre le risque de travestir la vérité droit dans les yeux de son interlocuteur.

"Je ne sais pas... j'aime bien la nuit... qu'il n'est pas trop des personnes autour... Je trouve c'est... pacifique ?"

Elle tordit les lèvres en un drôle de sourire, un peu coupable.

"C'est quoi donc tu écris ?" fit-elle d'un air mi-timide, mi-intéressé. Pour éviter de se voir poser trop de questions, mieux valait prendre les devants.

Abreu sourit et hocha de la tête. Oui, la nuit était quelque chose d’agréable. Il aimait la fausse solitude qu’elle procurait. On avait beau savoir que tout le monde était à portée de main, c’était tout de même bien plaisant de savoir qu’il n’y avait personne d’éveillé à part soi, et quelques autres insomniaques. D’ailleurs, il y avait des fois où il avait fui les gens qu’il avait croisés durant ses nuits sans sommeil, parce qu’il cherchait la solitude. Aujourd’hui, il avait été pris par surprise par Youlika, et avait donc décidé d’enclencher la discussion. Et même s’il sentait que l’hellène cachait quelque chose, petit à petit l’impression de gêne vis-à-vis de ça disparaissait. Après tout, à Sywhaîd, tout le monde cachait quelque chose ou presque. Et puis, il n’était pas du genre à juger, Abreu avait côtoyé des gens louches, des gens mystérieux, comme Zephira Wood, sans jamais chercher à les forcer à parler, il n’avait aucune raison d’agir autrement avec Youlika.

Il fondit pratiquement au ton sur lequel elle lui demanda ce qu’il écrivait. Déjà, poser ce genre de questions à un écrivain vous assurait sa sympathie éternelle, beaucoup de gens s’arrêtaient à « je suis écrivain », décidés à ne pas en savoir plus, considérant certainement que ça n’était pas un vrai métier. Ensuite, elle l’avait dit, sans le savoir, pratiquement exactement sur le même ton que celui que Celesta employait avec lui au début de leur relation, quand ils se connaissaient à peine et ne faisaient que travailler les Forces Mimétiques ensemble. Il sentit son cœur accélérer à ce souvenir et un sourire chaleureux apparut sur son beau visage quand il répondit, cherchant ses mots pour ne pas risquer d’être mal compris par la grecque :

« Un roman. C’est une sorte de roman noir, comme à la grande époque, plein de références… Mais c’est assez romantique, aussi, tant au niveau du style qu’au niveau des thèmes. Il y a pas mal de personnages, c’est ce que je préfère, les bons personnages bien développés, et j’essaie aussi qu’il y ait un vrai scénario, mais ça, c’est moins évident. »

Il sourit d’un air amusé. Ca avait l’air stupide de dire qu’on écrivait un roman policier et que ce qui nous posait le plus de problème était le « scénario », l’intrigue, mais c’était vrai. Il fallait que ça soit tordu, complexe mais clair à la fois, il ne fallait surtout pas perdre le lecteur, mais il fallait aussi éviter qu’il comprenne au bout de dix pages… bref, ça demandait beaucoup de travail.

« Tu aimes lire ? » demanda-t-il, enchaînant sur une question qu’il posait en général très vite aux gens qu’il rencontrait. « Qui est ton auteur préféré ? »

Un roman... comme c'est charmant... Kika rendit à Abreu son sourire avec une sincérité désarmante. Pas comme si un lynx avait été en train de la fixer, pas vrai ? Et un écrivain... Elle pouvait difficilement faire demi-tour, lui expliquer de but en blanc qu'elle n'en avait absolument rien à faire de ce qu'il pouvait gribouiller, pourvu qu'il ne lui demande pas de réellement s'en extasier...

Le roman... pile poil LE genre littéraire sans intérêt pour notre belle Hellène qui, rappelons le, avait grandi au sein d'une école quelque peu rigoriste, traditionnelle, et fermée sur le certes sublime pays de Grèce. Elle y avait appris à lire, bien sûr, mais les rayonnages de la bibliothèque d'Egine étaient remplis de philosophes de poètes, de dramaturges, de médecins et autres savants illustres... Tous morts depuis des lustres et à ce titre vénérés. Les quelques romans grecs d'Héliodore ou de Xénophon d'Ephèse admis sur les rayonnages dataient d'après Jésus Christ, autant dire qu'ils n'avaient pas souvent les faveurs des demoiselles de l'établissement.

Les servantes d'Athéna pouvaient apprécier ; mais ces élucubrations centrées sur les pathétiques petits états d'âmes de personnages minuscules, pour elle, c'était sans intérêt. Elle, elle aimait...

"Sophocle"

Pour le coup, c'était sincère ; Abreu avait raison, le sujet des goûts littéraires était quelque chose de tellement personnel qu'il était difficile de feindre en la matière ; et sans être une grande intellectuelle, Kika aimait certains auteurs. Voire les vénérait. Elle avait prononcé le nom du tragique avec une émotion qui n'avait rien de feinte ; et s'en mordit les lèvres. On aurait pu penser qu'elle était simplement timide, à la vérité elle s'en voulait d'avoir, peut-être, trop révélé par ce simple aveu. Mais le mal était fait ; maintenant, il allait peut-être s'imaginer qu'elle était juste une grosse folle avide de destins sanguinolents. Quitte à se dévoiler davantage, elle expliqua :

"J'aime... j'aime que c'est... c'est sublime, c'est très grand et... et tout petit en même temps... enfin... avec des personnages très... humains... Juste assez... c'est comme... en équilibre..."

Et en plus, elle s'empêtrait dans son anglais, bêtement émue qu'elle était. Oui, son cœur avait battu au rythme de celui d'Antigone au moment d'entrer dans son tombeau ; oui, elle avait supplié Œdipe par la bouche de Jocaste, et haï à l'aune de Philoctète...
Elle n'était pas spécialement bibliophile, mais elle aurait aimé emporter une ou deux tragédies du maître avec elle, pour lui tenir compagnie dans son exil. Histoire de se sentir moins seule.

"Mais je... je connais peu des écrivains de... d'ici."

Peu, tu parles. Aucun, en fait ; mais on allait peut-être pas en rajouter dans le couplet de la fille tarée échappée de son asile perdu.

"Peut-être tu pourrais... donner moi des conseils en lecture ?"

Tête légèrement baissé, regard timide par en-dessous, barré par la frange des cils ; et le refaire parler de ses goûts à lui. Voilà qui est mieux, élève Manthoulis.

Abreu ne sembla pas remarquer qu’il tapait dans le genre que Youlika aimait le moins, pour la bonne et simple raison qu’il ne le remarqua réellement pas, la jeune femme savait jouer la comédie, et même s’il y avait quelques failles (comme au début quand Abreu avait perçu quelques trucs à son sujet), une fois qu’elle était dedans, elle le faisait aussi bien qu’une Zelia (sans comparaison égocentrique, il s’agit juste du fait qu’Abreu avait toujours eu un certain malaise face à Zelia, et était toujours passé outre, parce qu’il n’avait jamais rien eu de concret pour l’expliquer). Il écouta ensuite la jeune femme parler de Sophocle, un sourire chaleureux sur son visage de lisboète. Oui, il avait lu Sophocle, évidemment. Ca n’était pas son auteur préféré, mais il n’avait pas pu passer à côté et avait profondément été touché par Antigone, en fait cette œuvre l’avait bouleversé et il l’avait lue d’une traite.

Quand Youlika lui demanda des conseils, il se sentit un peu plus dans son terrain. Il avait toujours joué ce rôle-là, d’ailleurs Cracholiane, sa chère cousine, l’avait longtemps surnommé son parfait bibliothécaire. Quand il connaissait les gens, il savait quoi leur conseiller, et était vraiment le meilleur dans ce rôle, il tapait toujours juste, conseillant des auteurs et des livres qui parfois allaient jusqu’à changer la vie de ceux à qui il les conseillait. Mais là, il ne connaissait pas Kika, il savait seulement qu’elle aimait Sophocle, ce qui n’aidait pas beaucoup. Mais il savait aussi qu’elle ne connaissait pas beaucoup d’auteurs d’ici (comprendre l’angleterre ?). Il décida donc de partir sur des valeurs sûres…

« Shakespeare. Je ne sais pas si tu es passée à travers, mais si c’est le cas, vas lire n’importe laquelle de ses pièces au plus vite. C’était un génie, je pense qu’il te plaira. Dans les classiques, Dickens, Austen et Kipling, la triade sacrée d’après Zelia, qui est une anglaise… Personnellement, je suis portugais, donc je ne peux que te conseiller Pessoa, et tous ses homonymes, un génie lui aussi… Et finalement, il y a le livre du moment, Lady Chatterley de D.H. Lawrence. Je l’ai relu dernièrement, je sais qu’ils l’ont à la bibliothèque… »

C’était un roman assez « hot », il avait été considéré pendant pas mal de temps comme de la pronographie, mais Abreu ne le précisa pas, il considérait que c’était un classique lui aussi, et puis, si Youlika n’aimait pas l’histoire de cette femme et de son homme des bois, elle pourrait toujours arrêter de lire, pour le portugais il n’y avait jamais eu de raisons de continuer un livre qu’on n’appréciait pas.

« Des conseils pour quelqu’un qui tourne en rond niveau lectures ? » demanda-t-il en retour, sa voix grave et profonde devenant de plus en plus chaleureuse au fur et à mesure de la conversation, parler des livres le mettait toujours plutôt en confiance…

"Chatterley..."

Comme pour les noms précédents, Kika hocha la tête gravement, enregistrant mentalement les noms exotiques égrenés par le Lisboète. Elle avait demandé des conseils de lecture simplement pour ne pas avoir à trop parler d'elle-même, mais tout bien pensé, se pencher sur la production locale pouvait s'avérer intéressant. Dis-moi ce que tu écris, je te dirai qui tu es...

Voilà pourquoi l'Hellène ne souhaitait pas s'étendre trop longtemps sur la dernière question posée par Abreu ; elle avait déjà révélé bien plus qu'elle ne l'aurait voulu en avouant sa passion pour la tragédie. Et sincèrement, elle n'avait pas beaucoup de conseils à donner : elle avait dit vrai en avouant son inculture en matière d'écrits, notamment romanesques. Mais il y avait quelque chose de désarmant chez son interlocuteur ; quelque chose qui faisait oublier qu'il était accompagné d'un lynx. Il avait un certain talent pour pousser les gens à se livrer.

"Je ne sais pas..." soupira-t-elle. "Je pense certains livres on peut les lire éternellement, qu'ils s'épuisent jamais. Et je pense tu en connais le plus que moi. On n'a gardé que seulement sept pièces de Sophocle, mais jamais j'ai un sentiment que je tourne en rond. Peut-être cela dépend les caractères mais... je pense c'est bien aussi la relecture."

Elle jeta à Abreu un coup d'oeil interrogateur, puis sembla se souvenir de la présence de son daemon. Elle frissonna légèrement en croisant le regard du lynx.

"Je crois je vais réussir pour trouver le sommeil, maintenant. Merci beaucoup, Abreu, de tous tes conseils. Je pense on se verra à nouveau."

Elle le salua, puis, à reculons, redisparut dans l'ombre du bâtiment. Elle attendit, le souffle coupé, que le Portugais s'éloigne, avant de récupérer sa petite récolte et de regagner, effectivement, sa petite chambre.