Une fois n’est pas coutume, ça n’étaient pas les instruments de cuisine qui étaient étalés sur le plan de travail en bois, mais des tas de papiers, croquis, bouts de tissus, boutons, post-it. C’était pourtant bien la cuisinière qui se trouvait devant, assise en tailleur sur un tabouret (dans un équilibre relativement instable), visiblement concentrée. Le service de Meike était fini depuis longtemps. Bien que dévouée à sa cuisine, et bien que n’ayant personne à retrouver chez elle, l’ancien top model n’était en général pas au travail à près d’une heure du matin. Mais une tempête de neige l’avait bloquée dans l’école après le repas du soir (ses délicieuses lasagnes végétariennes !) et elle en avait profité pour travailler sur sa collection de vêtements. La tempête s’était à présent un peu calmée, mais Meike n’avait pas envie d’arrêter ce qui était, pour une fois, un travail plutôt productif. Et elle n’avait pas envie de réveiller Karl, son bouledogue français qui roupillait au coin du feu de cheminée… Et, ce qu’elle n’avouerait sûrement jamais, elle n’avait pas non plus envie de rentrer chez elle, dans cette maison trop grande et trop vide. Elle avait commencé à parler aux filles de l’idée d’abandonner la maison en question, pour prendre une chambre dans l’école, lorsqu’elles avaient fêté Noël ensemble à Londres… Bulle lui avait dit qu’elle s’en fichait (sans que Meike soit capable de savoir si c’était vrai), mais Zoë n’avait pas aimé l’idée de perdre sa chambre. Le fait qu’elle risquait de ne pas retourner dans la chambre en question avant plusieurs années n’avait pas vraiment semblé faire mouche, mais la cuisinière continuait à penser à un déménagement. Pour le moment, il y avait encore des maisons vides pour ceux qui le voulaient, mais il y aurait un moment où l’esprit de communauté voudrait qu’elle se débarrasse de ce dont elle ne se servait plus vraiment.
Mais là n’étaient pas ses pensées pour le moment. Pour le moment, elle essayait de réfléchir à quels tissus seraient convenables pour le modèle de cardigan que Zelia Diulcinea, une ancienne sywhaîdienne que Meike avait retrouvée à Londres par pur hasard cet été dans la gallerie qu’elle dirigeait, avait dessiné. Bien sûr, Zelia avait noté plusieurs idées, et Meike essayait de les suivre, mais le cardigan ferait partie de la ligne made in sywhaîd, et les tissus étaient donc limités. Meike tenait dans sa main un échantillon brun, dans l’autre un échantillon bleu, et essayait de choisir. Pas la couleur, mais le tissus. La couleur que Zelia avait choisie était un joli rouge brique, et Meike pensait que c’était le bon choix.
L’ancien mannequin déposa les deux échantillons devant elle, par-dessus des photos de mannequins qu’elle devait choisir pour le défilé de Milan du printemps, et soupira. Elle se resservi du vin, un vin rouge portugais qu’elle achetait pour elle et stockait dans un coin réservé de la cave sywhaîdienne, et prit une gorgée en soupirant. Elle portait la tenue qu’elle avait porté toute la journée : un pantalon droit en tweed gris avec des rayures fines bleu pétrole, un débardeur en soie et dentelles de la même couleur que les rayures et un gilet en angora gris, attaché au niveau de la poitrine par une très belle broche en argent et perles noires, représentant une sorte de fleur stylisée. Elle ne portait pas de bijoux, à part une chaine fine au bout de laquelle pendait une petite croix en argent (Bulle se fichait toujours d’elle quand elle la portait, mais le fait était que Meike était croyante, si elle était loin d’être pratiquante, et parfois quand elle avait besoin d’un peu de réconfort, cette croix était ce qui fonctionnait le mieux). Ses longs cheveux bruns étaient remontés en un chignon déstructuré, laissant son épaisse frange lui retomber sur ses beaux sourcils bruns. Elle portait un maquillage discret, assorti à sa tenue, et du vernis transparent. Ses boots grises avaient depuis longtemps été abandonnées au pied de la table.
Meike était tellement concentrée dans son travail que lorsqu’elle entendit la porte des cuisines s’ouvrir, elle ne leva même pas la tête et se contenta de désigner d’un bras l’un des buffets et de dire :
« Il reste des shortbreads dans une boite en métal, mais plus de lait. Il y a un peu de pain dans la panière aussi mais j’ai peur qu’il soit un peu rassis, il date d’avant-hier, je dois en refaire demain matin. »
Elle savait que beaucoup de sywhaîdiens avaient des fringales nocturnes, et elle faisait toujours en sorte qu’il y ait des choses à grignoter de prêtes quand elle quittait les cuisines le soir. Si on lui demandait, elle préparait aussi des choses plus consistantes, quand quelqu’un partait en excursion pendant la nuit par exemple, ou qu’un sywhaîdien avait une corvée qui commençait plus tôt que le début de son service. Mais pour cette nuit personne ne lui avait rien demandé, alors tout ce qu’il y avait, c’était quelques trucs à grignoter.
[A qui veut !]