Silent night, holy night

Oliver, Ben et Arhur, check. Mum and dad, check. Lauren, check. Ne restait que Lettie. Jeremy s’étira nonchalamment et cracha le brin d’herbe glissé entre ses lèvres. Lorsque la brèche avait refusé de s’ouvrir, il ne lui restait qu’un paquet et demi de cigarettes et, aujourd'hui, alors que le mois d’août était bien entamé, il conservait les rescapées comme autant de pépites d’or. D’autant que les autres nicotinés, à commencer par Asa, étaient dans le même état de privation que lui, ce qui voulait dire qu’il n’y avait personne à taxer. Jeremy compensait comme il pouvait en mâchonnant ce qu’il trouvait, des brins d’herbe, des crayons, et, en une occasion, un bâton de réglisse gracieusement fourni par Aloïs Van Loo en échange de rien du tout. Un ange ce gosse.

Jeremy soupira doucement et entama sa dernière lettre. Londres et ceux qui y étaient lui manquaient terriblement, provoquant une douleur presque physique que la correspondance ne faisait qu’atténuer superficiellement. Mais superficiellement, c’était tout de même mieux que rien. La nuit était claire, magnifiquement étoilée et Jeremy n’avait allumé qu’une petite lumière magique pour éclairer sa plume. Cet été, il avait pris un rythme assez différent, se levant très tard et restant debout une majeure partie de la nuit. C’était le seul moyen de supporter la chaleur étouffante qui régnait à Sywhaîd pendant les journées. Ah… le fog et la pluie anglaises ! Que n’aurait-il donné pour en profiter maintenant ? Ainsi que ses merveilleux fish and chips et, surtout, les cigarettes et la bière à volonté !

Ah, la bière, un autre de ses soucis du moment. Non pas qu’il soit aussi accro à l’alcool qu’à la nicotine (ce qui était déjà un comble avec un père cardiologue), quoiqu’il fût londonien. Non, mais en tant que gérant du pub et responsable de la distillerie, c’était à lui de gérer les réserves en attendant la prochaine brèche (si prochaine brèche il y avait, il n’osait pas y penser). Fabian était déjà débordé par tout le reste, il lui laissait l’entière responsabilité dans ce domaine. Et la bière partait à une vitesse alarmante. Il faisait de son mieux pour manager son stock et se voyait parfois contraint de rationner les plus enthousiastes, s’attirant de temps en temps de virulentes critiques et même, une fois, une accusation de fascisme qui avait valu à son auteur un œil au beurre noir. Et encore, il s’en était bien tiré, il n’était pas avisé d’énerver un Jeremy sous-nicotiné.

Il termina sa lettre, signa d’un sobre « Love, Jay » et la posa sur le tas de missives à côté de lui avant d’éteindre le petit feu magique. La nuit était agréablement chaude, pas aussi étouffante que les journées et, en simple polo blanc et bermuda en jean, il se sentait plutôt bien. Il cracha le deuxième brin d’herbe qu’il avait fini de vider de sa sève et débattit avec lui-même du caractère prudent de sacrifier, ou non, une cigarette à la douceur du soi. Le petit cylindre blanc à la main, il l’observait pensivement en pesant les pours et les contres.

[Kay^^]

« Handsome, ce genre de choses ne risque pas de t’être d’une grande aide. Bad habit. » dit une voix, reconnaissable entre toutes, dans le dos de Jeremy. Une voix de faux reproches.

Sans plus de cérémonie, elle s’assit à côté de lui, appréciant le contact frais de l’herbe et de la terre sous elle. Elle portait une simple robe marron à fines bretelles, sur laquelle tournesol jaune était brodé, sur le côté. La robe était courte, s’arrêtant au milieu de ses cuisses, laissant voir des jambes fuselées et bien bronzées, comme tout le reste de sa peau. Ses longs cheveux, de nouveau bruns, tombaient sur ses épaules avec quelques boucles. Elle portait un simple pendentif autour du cou, une perle d’ambre dorée qui ressortait, même avec la faible lumière, joliment sur sa peau bronzée. Oui, si Jeremy était un enfant de la pluie, Kay quant à elle était une enfant du Soleil. Elle n’était jamais plus heureuse que quand il faisait chaud et beau et était une des rares à avoir ressenti un vrai soulagement quand le Soleil avait commencé à réchauffer la Lande.

Kennedy allait mieux et ça se voyait. Elle avait repris le dessus, petit à petit. Oh elle faisait toujours des cauchemars. Elle continuait à sentir certaines douleurs parfois, dues à tout ça. Et ses visions étaient toujours déréglées, la seule « normale » qu’elle ait eue étant celle lui annonçant la panne de brèche. Mais elle allait mieux, quand même. Elle était sur la pente ascendante et on aurait dit qu’elle était prête à avaler le monde entier. Et même la panne de brèche ne l’avait pas atteinte. Oh elle n’aimait pas l’impression d’être enfermée, mais elle la ressentait depuis qu’elle était arrivée… Et de toute façon, qu’aurait-elle fait au dehors ? Elle était aveugle, et tant qu’elle l’était, hors de question de sortir… Sywhaîd était un monde où une aveugle pouvait vivre normalement, à peu près, mais l’extérieur non.

« Qu’est-ce que fait le barman aussi loin de son pub ? Tu es déjà au chômage technique ? C’est Anton qui va être triste… »

Elle sourit de nouveau. Oh un peu de persiflage, ça n’était pas très gentil, mais pas terriblement méchant non plus. Kennedy était du genre branchée sur les rumeurs, mais ne disait pas les choses d’une façon si méchante que ça. Elle avait du répondant, et n’avait pas apprécié, il faut le dire, qu’Anton soit si « tiède » le jour du nettoyage de printemps, laissant les italiens présents s’en tirer à si bon compte. Et puis, ça n’était même pas si méchant, après tout, Anton était au pub pratiquement tous les soirs, tout le monde le savait. Elle sourit de nouveau, heureuse de la fraîcheur de cette soirée, après avoir passé une partie de la journée au soleil. Elle avait pressenti l’histoire de la clope. Oui, elle était toujours aveugle… mais après ce genre de journées, elle pouvait presque s’y faire. Oui, aujourd’hui, elle était d’un optimisme débordant.

Jeremy sursauta en entendant une voix qu’il connaissait bien dans son dos. Sursauta puis se retourna en souriant de toutes ses dents. Qu’il avait blanches malgré la cigarette. Ni ses dents ni ses doigts ne présentaient ces affligeantes taches marrons, façon pelage de girafe, qui affligeaient d’ordinaire les fumeurs invétérés dans son genre. Le bonheur de la sorcellerie appliquée au quotidien. Il tourna son fin profil d’Anglais vers Kennedy quand elle s’assit près de lui, toujours souriant. Le fait qu’elle ne puisse pas le voir ne l’empêchait nullement de la gratifier des sourires angéliques qui faisaient tout son charme (en plus, évidemment, de ses yeux bleus, de ses cheveux blonds et de ses traits fins. Hum)

- Oui, je sais, répliqua-t-il d’un air faussement contrit, ça m’a déjà coûté une carrière de cycliste professionnel…

Il plaisantait et ça se sentait à sa voix mais, il était tout de même vrai que cette répugnante habitude (il était le premier à en convenir) l’empêchait d’être le sportif qu’il avait été jusqu’à ses vingt et ans, âge auquel il avait sombré dans la nicotine et le goudron, pour son plus grand délice et le malheur de toute sa famille. La croisade anti-tabac faisait rage en Angleterre, aucun de ses frères n’avait accepté de lui envoyer un paquet de clopes par hibou et Lettie, toujours aussi fine, avait répondu à sa supplique par un paquet d’allumettes. Pff.

Il n’avait pas tourné la tête, couvant toujours Kennedy d’un regard clairement appréciateur. L’intérêt d’admirer une aveugle était qu’on pouvait la dévisager sans craindre qu’elle ne s’énerve. L’allusion au chômage technique et à Anton le fit franchement éclater de rire même si, à vrai dire, Anton était un de ceux qui n’avaient justement posé aucun problème, plus triste que colérique et semblant parfaitement comprendre les obligations de la période. Mais c’était tout de même plutôt drôle. Et le simple fait d’être avec Kennedy lui donnait envie de rire et de sourire. L’Américaine allait visiblement mieux et les nouvelles qu’il obtenait d’Arieh allaient également dans ce sens. Il était ravi de retrouver la Kay de leur première rencontre au pub plutôt que la Kay dépressive des derniers mois. Cette nouvelle-retour à la normale Kay avait déjà fait son apparition au mariage et semblait partie pour rester.

- Ouaip, ça y est, chômage, tu vois, j’en suis réduit à dormir dehors… Les temps sont durs mon chou !

Il rit de nouveau. Il n’avait toujours pas allumé sa cigarette et l’avait d’ailleurs coincée derrière son oreille, ayant presque oubliée qu’elle était là.

- Je songe à me reconvertir à la prochaine brèche… J’ai toujours rêvé d’être une star de la télé ! Aux US hein ! On n’a pas de Larry King sur la BBC…

Un nouveau rire avant qu’il ne se mette à chantonner:

- Wouldn’t it be nice if I could be David Letterman…

« Et bien, tu m’intervieweras quand j’aurais réussi à me sortir de ce trou et que je reprendrai enfin ma carrière d’actrice. Promis, je te laisserais quelques exclusivités ! » répondit Kay en faisant un clin d’œil au barman.

Elle allait jusqu’à blaguer sur sa carrière qui ne recommencerait sûrement jamais, maintenant ? Bon, okay, Kennedy avait toujours été plutôt portée sur l’autodérision, et c’était une des choses qui l’avaient toujours aidée à s’en sortir, même dans les pires moments. Tibère avait presque réussi à lui faire perdre son humour pendant un moment, et c’était une des choses pour lesquelles elle lui en voulait le plus. Mais maintenant, ça allait mieux, elle avait retrouvé ses armes, et était de nouveau prête à combattre. Elle passa une main distraite dans sa longue chevelure puis demanda :

« Vous avez réussi à trouver des solutions pour éviter la pénurie ? »

Elle fronça les sourcils et fit un geste avec son bras, semblant interrompre la réponse de Jeremy, avant de dire, sans lui laisser le temps de répondre :

« Non ! Attends. Je n’ai pas du tout envie de parler de tout ça. La panne de brèche et ses conséquences, on ne sait plus que tourner autour de ce sujet depuis que la Brume nous a fait son coup en douce. Ce soir, j’ai envie d’être quelqu’un de normal. Enfin, de croire que je le suis, alors on va avoir une conversation normale. »

Elle avait dit ça sur un ton autoritaire, ses sourcils froncés montrant qu’elle réfléchissait. Elle cherchait un sujet normal qui puisse s’adapter à Sywhaîd mais, malheureusement, ils n’étaient pas très courants. Il faut dire que la Noble Lande n’était pas vraiment un endroit normal peuplé de personnes normales, Kay en était un exemple frappant. Finalement, elle haussa les épaules et demanda, en désespoir de cause :

« Qu’est-ce que tu es allé voir au ciné dernièrement ? »

Un sourire vint éclairer son visage. Hey, elle avait dit qu’elle voulait croire être normale, pas qu’il fallait que ça soit très crédible, elle avait toujours eu assez d’imagination pour voir du caviar et du champagne là où il n’y avait que jambon et eau du robinet… comment aurait-elle survécu à L.A. autrement ?

Jeremy rit de bon cœur à la réplique de Kennedy. C’était toujours agréable de parler à quelqu’un qui répondait aux blagues. Il se rappelait de leur première rencontre, quand la belle Américaine avait paru si déprimée à l’idée d’avoir foiré à jamais sa carrière dans le cinéma. Aujourd’hui, voilà qu’elle blaguait sur le sujet, quelle meilleure preuve qu’elle avait remonté la pente ? Un soupir lui échappa quand elle enchaîna sur une question sérieuse. Il fut soulagé qu’elle enchaîne presqu’aussitôt en lui demandant de ne pas répondre. Tant mieux ! Il n’avait absolument pas envie de répondre. Il passait 90% de son temps à réfléchir et bosser sur le sujet, les 10% restants, il aimerait bien les consacrer à autre chose. Surtout en si charmante compagnie ! Il approuva donc avec ferveur, faisant d’ailleurs tomber sur ses genoux la clope coincée derrière son oreille. Pendant que Kennedy réfléchissait à il ne savait quoi, il lança :

- Ne me juge pas !

Puis, il plaça la cigarette entre ses lèvres, sortit un paquet d’allumettes de sa poche, en gratta une, disposa ses mains en coupe devant la flamme, et alluma sa clope. Il secoua l’allumette pour l’éteindre et la remit dans le paquet qui retourna dans sa poche, tout en inhalant une profonde bouffée avec un pur sentiment de jouissance. C’était une des dernières, mais ça valait le coup. Le charme de la soirée n’aurait pas été complet sans elle. Il souffla quelques volutes bleutées, prenant bien soin de tourner la tête pour que la fumée ne se dirige pas vers Kennedy et sourit à son tour.

- Star Terk, répondit-il sans hésiter. Je suis un geek qui assume, ajouta-t-il avec un haussement d’épaule nonchalant.

Il faillit retourner la question mais se reprit juste à temps. Kennedy semblait si à l’aise avec sa cécité qu’il était difficile de ne pas soi-même en faire abstraction quand on lui parlait. Il fit fonctionner ses méninges à toute allure, cherchant la question qu’il pourrait poser, lui. Films, livres, tout ce qui était visuel et accessible en dehors de Sywhaîd était exclu, ça ne laissait pas beaucoup de choix. Il préféra feinter.

- Mais j’attends surtout le prochain film de Kennedy Brooks, ça risque d’être un carton ! Et, surtout, j’aurai droit à une interview exclusive !

Kay se contenta de grimacer d’une façon plutôt comique quand Jeremy céda finalement à ses envies de fumeur. Elle n’ajouta rien, de toute façon elle n’avait jamais été du genre moralisatrice et considérait que le barman était bien assez grand pour se débrouiller. Par contre, elle réagit beaucoup plus fortement quand Jeremy avoua quel film il avait vu récemment. Star Trek ! Un geek ! Encore un ! Pourquoi fallait-il qu’elle tombe toujours sur des geek ? A chaque fois qu’elle trouvait un mec attirant, il fallait qu’il ait des goûts déplorable en cinéma, musique, et qu’il lise des comics. Vraiment pas le style de mecs que Kay Brooks, capitaine des cheerleaders, aurait accepté de fréquenter à l’époque du lycée ! Et depuis, tous ceux qui lui avaient plu n’étaient que de ce genre… Oh Jeremy était un geek bien déguisé derrière le physique d’un tombeur anglais classe et drôle, mais ça ne changeait rien. Il aimait Star Trek. Brrr !

« Qu’est-ce que vous avez tous avec les histoires d’oreilles à pointes ? Star Trek… Le Seigneur des Anneaux…. Star Wars… Est-ce que tous les mecs sympas aiment ce genre de trucs ? » demanda-t-elle, avec un air faussement désespéré, qui n’était pas si faussement désespéré que ça, puisqu’elle se posait vraiment la question.

Elle sourit quand Jeremy lui parla de son prochain film, appréciant au passage la feinte. Oui, elle n’avait pas pensé en posant la question, qu’elle n’avait pas de réponse pour sa part à apporter. Il y avait des moments, quand elle parlait de la « vraie » vie, celle en dehors de Sywhaîd, où elle oubliait qu’elle était aveugle, et que pour le moment elle était complètement incapable d’avoir une vraie vie là-bas. Sywhaîd était un lieu plutôt facile à vivre pour une aveugle. Elle pouvait s’installer des balises, s’habituer aux lieux (il n’y en avait pas tant que ça), elle se débrouillait pour faire les corvées et, au pire, il y aurait toujours quelqu’un pour se rendre compte qu’elle n’était pas là si elle se perdait ou se blessait. C’était un endroit plutôt rassurant pour une handicapée. Le monde extérieur ne l’était pas, ce qui expliquait qu’elle ne pensait pas à sortir de Sywhaîd pour le moment. Bien sûr, elle attendait la brèche de l’Automne avec impatience. Cela ferait un an qu’elle était aveugle. Et elle espérait que la Brume reprendrait son « cadeau » à cette occasion. Après tout, elle avait beaucoup appris sur son don depuis qu’elle était aveugle, non ? Elle avait aussi beaucoup appris sur elle-même, sur la Brume, sur les autres. Elle avait été une bonne élève. Elle méritait une récompense.

« Tu risques de l’attendre longtemps… C’est trop tard maintenant. Je suis trop vieille pour entrer dans le monde du cinéma… Et trop bizarre aussi. A l’époque où je suis partie, je commençais à avoir des auditions intéressantes mais… Et bien, les producteurs n’appréciaient pas vraiment de me voir d’un coup m’écrouler en disant des trucs incompréhensibles et incohérents. Je leur disais que j’étais épileptique, mais ça suffisait à les pousser à choisir quelqu’un d’autre… »

Elle resta quelques fractions de seconde silencieuse, avant d’ajouter, les sourcils froncés, comme perplexe en découvrant ce qu’elle allait dire :

« Mais tu sais… J’ai vingt-quatre ans et je suis trop vieille pour devenir actrice… Je ne suis pas sûre d’avoir toujours envie de l’être… A vingt-quatre ans, personne ne devrait pouvoir te considérer comme trop vieille pour quelque chose. »

Pour la première fois, elle exprimait à haute voix une pensée qu’elle n’avait jamais affrontée jusque là. Elle ne voulait plus vraiment être actrice. Et c’était effrayant. Parce qu’elle s’était tellement acharnée sur ce but ces six dernières années, qu’elle ne savait plus quoi vouloir pour son futur. Qu’était-elle capable de faire, elle qui n’avait pas pu aller à la FAC à cause du manque d’argent, et qui était parasitée par un don étrange qui l’effrayait ?

« Je pourrais toujours ouvrir une boite de voyance. Il paraît que les medium se font beaucoup de fric, même quand c’est du chiqué…. » ajouta-t-elle, plus pour alléger la discussion qu’autre chose, comme dit précédemment, ce soir, elle n’avait pas envie de se prendre la tête.

Jeremy éclata de nouveau de rire quand Kennedy se plaignit de l’amour immodéré des mecs pour les histoires de vaisseaux spatiaux et d’oreilles pointues. A la vérité, dans le genre geek, lui-même était plutôt light. Il avait vu le film mais aucun épisode de la série. Et même s’il avait effectivement vu tous les Star Wars également, mais n’était pas capable de nommer toutes les planètes… bref, c’était un geek du dimanche. Mais la dernière fois qu’il était allé à Londres, le film événement était Star Trek et ça avait été l’occasion d’une sortie entre frères. On ne se privait pas de ces choses-là.

- Si ça peut te rassurer, mon film préféré est Braveheart et je suis fan de Spielberg et Scorcese. Et je ne crache jamais sur une comédie bien faite !

Cependant, sa feinte, même si elle provoqua bel et bien un sourire, amena également un retour au sérieux. Il tira silencieusement sur sa clope, écoutant attentivement. Jeremy l’oreille consolatrice, c’était un de ses rôles favoris, un de ceux dans lesquels il excellait. D’autant qu’apparemment, la confidence n’était pas légère. Sa carrière d’actrice avait paru être quelque chose de terriblement important pour elle quand ils en avaient discuté au pub. Et là, elle avait l’air d’en faire le deuil. Il sourit et éteignit sa cigarette grâce à un sort que lui avait appris Asa, qui faisait également disparaître le mégot (vachement écologique).

- Non, répliqua-t-il, l’ai faussement sérieux, t’es trop jeune pour faire la voyante, t’inspireras pas confiance… Les pigeons, enfin, les clients, ils cherchent une vieille gitane, pas une jeune et jolie Californienne !

Il se renversa en arrière et, les yeux fixés sur les étoiles, poursuivit d’un ton léger :

- Par contre, je ne suis pas d’accord avec toi… J’ai 25 ans et je suis trop vieux pour plein de trucs ! Trop vieux pour enchaîner une journée de travail et une nuit blanche. Trop vieux pour les nuits blanches d’ailleurs. Trop vieux pour entamer la carrière de cycliste professionnel dont je rêvais. Trop vieux pour jouer au dada avec ma nièce sans séquelles pour mon dos. Je le fais quand même ceci dit.

Il la regarda en souriant :

- Et, heureusement, trop vieux pour rougir comme un gamin et glousser bêtement juste parce que la plus belle fille du coin passe la soirée avec moi !

Heureusement, Kennedy n’avait jamais été du genre à rougir, autrement un tel compliment l’aurait sûrement rendue rouge pivoine. Elle se contenta de sourire, d’un sourire radieux qui illumina son visage et de secouer la tête d’un air amusé. Elle fronça les sourcils quelques secondes avant de répondre, sur un ton léger qui lui était propre, et qui avait toujours été une de ses armes pour affronter les évènements les plus perturbants de sa vie, lui permettant toujours d’avoir un certain recul. L’humour de Kay Brooks lui avait sauvé la vie à plusieurs reprises… même si elle n’en était pas tout à fait consciente elle-même.

« Je ne sais pas comment tu fais mais à chaque fois que je suis avec toi, je me sens bien, alors que tu ne m’as pas vraiment vu dans mes meilleurs moments… »

Elle aurait pu continuer, expliquer à Jeremy qu’avant elle attirait tous les regards quand elle entrait dans une pièce, elle faisait tourner son monde, elle avait une aura qui faisait d’elle la reine des abeilles… Et qui lui simplifiait la vie. Avant d’aller à Sywhaîd, bien avant même, à l’époque du lycée, Kennedy avait eu un avenir, et c’était ce qui l’avait rendue si importante. En la voyant, on savait qu’elle irait loin, qu’elle ferait partie des grands de ce monde, et on ne pouvait qu’avoir envie de faire partie de sa vie, sorte d’investissement. A partir du moment où son père avait été arrêté pour fraude et que la famille Brooks avait été ruinée, les choses avaient changées. Elle avait conservé sa place, mais elle avait dû lutter pour ça. Les derniers mois de son lycée avaient été un vrai cauchemar. Elle avait été obligée de redoubler d’intelligence pour continuer à être la Reine du lycée malgré le fait qu’elle n’avait plus un sou, plus un objet chez elle et qu’elle ne pouvait plus actualiser sa garde-robe (pire chose pour une fille de sa bande, jusqu’à présent elle n’avait que rarement porté deux fois une même tenue). Mais elle s’en était sortie avec les honneurs, personne n’avait découvert son terrible secret, et quand elle était partie pour L.A. pour devenir actrice, tout le monde avait cru que c’était un choix et pas une sorte de fuite en avant devant un manque de possibilités…. Tout ça elle aurait pu le dire au barman, mais il le savait déjà, elle s’était assez épanchée sur son cas durant leur première rencontre.

« Tu es le barman parfait. » décréta-t-elle avec un sourire amusé. « Toujours là pour écouter les gens s’apitoyer sur leur sort. Ca doit être fatigant à la longue…. Qu’est-ce que tu dirais, toi, si tu avais quelqu’un pour écouter comme tu le fais ? »

Ca n’était pas une curiosité malsaine, après tout, elle avait dit tout cela sur un ton qui permettait à Jeremy de prendre cette question à la blague s’il le décidait. Kennedy n’était pas la personne la plus douée pour écouter. Ou du moins, elle avait appris tardivement à le faire, et le faisait encore à sa façon, une façon un peu étrange qui régulièrement incluait des sarcasmes ou des « je m’ennuie maintenant », rien de méchant, toujours dit d’une façon mignonne qui faisait rire la personne en fasse, mais qui montrait une certaine difficulté à conseiller les gens ou même à devenir la gardienne de leurs secrets ou de leurs soucis. Pas par égoïsme, mais parce que garder un secret était quelque chose de terriblement difficile. Et que depuis que son don s’était réveillé, elle en gardait déjà bien assez comme ça.

Jeremy sourit sans répondre. Lui aussi se sentait bien avec Kennedy et appréciait particulièrement cette façon qu’elle avait de relever la tête et de faire front à tout ce qu’on lui envoyait. Vrai, il l’avait vue à certains de ses moments les moins glorieux mais il en avait surtout retenu qu’elle en était ressortie le front haut et le sourire aux lèvres. Ceci dit, il n’avait jamais vraiment envisagé l’idée que ça pouvait être dû à lui. Il se savait oreille attentive mais ne s’accordait jamais beaucoup de mérite. La suite le fit même carrément rire. Ça, on le lui avait souvent dit. Lettie avait d’ailleurs fait gentiment remarquer que c’était uniquement ce don et son génie en maths qui l’avaient poussé à s’associer avec lui. Bon, après une sérieuse bagarre, elle avait concédé que sa gueule d’ange y était aussi pour quelque chose.

Il retrouva cependant son sérieux dès qu’elle enchaîna. Fatigant ? Non, pas vraiment. Il aimait plutôt ça en fait. Mais, elle touchait un point sensible. Cet été, il n’avait pas eu de Lettie, de Ben, d’Arthur et Oliver pour l’écouter. Les lettres, ça ne remplaçait pas un tête-à-tête, loin de là. Il pensa d’abord à s’en sortir par une boutade mais quelque chose le poussa à saisir l’occasion. Il se redressa.

- Je suppose que… je parlerais du fait que Londres et ma famille me manquent terriblement…

Il arracha un brin d’herbe jauni et se mit machinalement à le déchiqueter méthodiquement.

- Peut-être aussi du fait que je suis terrifié à l’idée que la Brèche ne s’ouvre pas en septembre et qu’on soit coincé ici encore trois mois…

Un deuxième brin d’herbe vint agoniser à ses pieds. Le troisième eut plus de chance, il se contenta de la mâchonner pensivement pendant quelques longues secondes avant de poursuivre :

- Et puis, si j’osais, je dirais sans doute que je pense être en train de tomber amoureux d’une fille formidable, que je ne connais pas tant que ça. Ce qui est stupide… En fait, je sais juste qu’elle a le plus merveilleux sourire au monde, une force de caractère incroyable et une superbe voix. Mais je pense tout le temps à elle et je profite de chaque instant que je passe avec elle…

Sa voix s'éteignit. Bien que Kennedy fût aveugle, il évitait soigneusement de la regarder.

- Stupide… murmura-t-il encore.

« You know what they say… » répondit Kay sur un ton léger. « Never fall in love with a neurotic psychic. »

Répondre ainsi à une déclaration aussi adorable et aussi honnête aurait pu paraître insensible ou même méchant. Mais Kennedy ne l’avait pas du tout fait comme ça. En fait, elle avait utilisé une des choses qu’elle maniait le mieux, pour essayer de détendre un peu l’atmosphère, de remettre Jeremy à l’aise : l’humour. Il ne fallait pas être Einstein pour comprendre la déclaration, et Kennedy appréciait trop Jeremy pour ignorer ce qu’il avait dit ou faire comme si elle n’avait pas compris qu’il parlait d’elle. Avec quelqu’un d’autre, peut-être qu’elle l’aurait fait, mais le barman était quelqu’un qui comptait pour elle et elle lui devait de ne pas le prendre pour un abruti. Elle soupira et passa une main dans l’herbe, comme pour trouver le courage de ne pas s’arrêter à cette pirouette stupide seulement faite pour qu’ils ne se sentent pas trop gênés.

En fait, Kennedy était un peu prise par surprise. Oh oui, Jeremy et elle avaient flirté dès le début, mais il y avait eu une époque pas si lointaine où Kay Brooks flirtait avec à peu près tous les mecs qu’elle rencontrait sans que ça ne mène à rien du tout. Elle avait été très prise par tous ses problèmes et avait laissé évoluer sa relation à Jeremy sans vraiment se poser de question. Après tout, avec Arieh, elle avait fait pareil et il n’y avait jamais rien eu entre eux qu’une profonde amitié. De même avec Jake. Alors elle n’avait pas imaginé qu’il pouvait en être autrement pour le barman, et sûrement pas aussi vite. Mais elle ne pouvait pas non plus le laisser dans le silence trop longtemps, elle savait à quel point le silence pouvait être une torture dans ce genre de situations, parfois pour l’avoir utilisé en connaissance de cause, et aujourd’hui elle n’avait aucune envie de faire du mal à son interlocuteur.

« Tu me plais. Et je t’aime bien. » répondit-elle.

Ca pouvait paraître peu encourageant, mais Kennedy n’avait vraiment pas eu le temps de se demander si Jeremy et elle sortiraient un jour ensemble ou de délirer sur les noms de leurs petits-enfants. L’idée d’avoir une histoire amoureuse était pratiquement aussi étrange pour elle ces derniers temps que l’idée de porter un boa en plumes jaunes canari pour aller faire une corvée. Elle soupira et, ajouta :

« Mais je ne crois pas être prête pour tout ça… Quand je frôle quelqu’un, j’ai des visions atroces… Je ne crois pas pouvoir… Les contacts… Pour le moment, je ne sais pas si c’est possible. Et je ne suis pas assez courageuse pour prendre le risque… »

Elle soupira. A une époque, embrasser un mec n’était qu’une question d’envie. Maintenant, elle était bloquée par la peur d’avoir des visions horribles sur lui. Ou même pas des visions horribles, même juste des visions c’était assez terrifiant comme ça. Au contact des gens, son don restait toujours très instable. Elle vivait sans toucher les gens depuis des mois, et c’était quelque chose qui lui manquait, elle qui avait toujours été plutôt tactile. Mais c’était comme ça. Sans parler du fait qu’elle n’était pas sûre d’être prête pour coucher avec qui que ce soit, le viol de Tibère était toujours trop présent à son esprit pour ça. Bref, elle n’était pas vraiment un cadeau pour Jeremy. Sûrement pas le genre de fille avec qui il rêvait de sortir…

Beau joueur, Jeremy accepta la réponse de Kennedy avec un rire. A vrai dire, il ne s’était pas tellement attendu à ce que sa déclaration soit suivie d’un aveu de réciprocité et, qu’ensuite, la jeune femme lui serait tombée dans les bras et qu’ils se soient mis à rouler dans la lande comme des bêtes. Non pas que ça lui aurait pas plu, hein ! Mais il était suffisamment réaliste pour se douter que ça n’arriverait pas. Et, quitte à se faire rembarrer, autant que ce soit fait sur un mode humoristique, pas vrai ? Même si elle ne pouvait pas le voir, il sourit quand elle annonça qu’il lui plaisait et qu’elle l’aimait bien. C’était toujours ça de pris. D’autant que son explication montrait assez clairement que ce n’était pas lui le problème. Quitte à se faire rembarrer, autant que ce soit pour une raison indépendante de sa volonté, pas vrai ?

- T’en fais pas sugar, répondit-il en souriant encore, j’irai pas me jeter sous un train pour autant… J’aurais de toute façon franchement du mal à en trouver un dans la lande…

Imitant inconsciemment la jolie brune, il se réfugiait également dans l’humour pour désamorcer la situation. Il ne s’était pas déclaré pour la voir se retrouver mal à l’aise. Juste parce que, pour une fois, ça faisait du bien de parler plutôt que d’écouter et que, aux dernières nouvelles, les déclarations faisaient toujours plaisir – même quand on les refusait – et il ne se voyait pas refuser le moindre plaisir à Kennedy. Ceci étant dit, malgré toute la gentlemanerie du monde qu’il possédait, il ne tenait pas à s’attarder sur les lieux de sa débâcle et préférait ramasser les restes de sa dignité avant de s’enfoncer davantage. Il rassembla donc ses lettres éparses et se prépara à prendre congé, en espérant qu’elle serait assez fine pour comprendre qu’il ne lui en voulait pas et qu’en ce qui le concernait, rien n’avait vraiment changé entre eux.

- Je vais aller grappiller quelques heures de sommeil. A un de ces quatre.

Juste avant de se lever, mû pas une impulsion subite, il se pencha vers elle et effleura ses lèvres. Il n’y eut aucun contact, il s’approcha juste assez pour qu’elle sente son souffle mais pas assez pour la toucher et risquer les catastrophes qu’elle prédisait en cas de baiser. Puis il sourit.

- Je m’en contenterai.

Ceci dit, il se leva enfin, balaya d’un revers de la main les brins d’herbe collés à ses vêtements et commença à s’éloigner en ajoutant :

- Pour l’instant…