White as snow

- Viens voir Djingo, il neige !

Le petit singe doré descendit lestement de la corde à laquelle il s’agrippait et vint rejoindre son humaine devant la fenêtre. Il grimpa sur son épaule et, ensemble, ils regardèrent les premiers flocons qui se déposaient sous leurs yeux, dans la cour. Ils se trouvaient au gymnase, où Leanne effectuait la plupart de ses exercices de zoomorphie. Jena lui avait écrit pour lui dire qu’elle ne reviendrait pas à l’automne mais Leanne savait que sa remplaçante était également zoomorphe. Elle était déçue de ne pas poursuivre son apprentissage avec Jena, qui était également une artiste, mais elle n’avait pas les moyens matériels ou financiers de la suivre. La remplaçante ferait l’affaire. En attendant son arrivée, la jeune acrobate continuait de s’entraîner consciencieusement, respectant à la lettre le programme laissé par Jena.

Cela faisait près d’un an qu’elle avait commencé la zoomorphie. D’après Jena, il était tout à fait normal qu’elle n’arrive pas encore à se transformer complètement. Son niveau de magie à la base n’était pas assez élevé pour qu’elle réussisse l’exploit d’une transformation complète et stable en un an, malgré la transe mimétique réalisée entre temps. Mais Leanne ne se laissait pas facilement décourager et, même si les progrès étaient longs à venir, elle persévérait. Son point faible restait les os, qu’il fallait creuser et affiner. Et les organes, qu’il fallait complètement réorganiser. Elle était obligée d’aller lentement en plus, histoire de ne pas se retrouver avec un cœur non fonctionnel et de mourir dans d’atroces souffrances. En l’absence de supervision, elle se contentait de perfectionner ce qu’elle savait déjà faire, elle ne tentait rien de nouveau, même pas un tout petit peu, seule. Par contre, les plumes faisaient sa fierté. Même Jena reconnaissait qu’elle s’en sortait très bien. À l’instant même, elle finissait sa séance d’entraînement et s’était accordé un petit plaisir : couvrir son corps entier des plumes roses et blanches de son animal zoomorphique. Il en restait d’ailleurs quelques unes, accrochées à sa nuque comme un collier, qui s’effacèrent graduellement.

Elle enfila rapidement sa veste en cuir à la capuche doublée de fourrure par-dessus sa tenue de sport : un jogging et une brassière noirs. En général, elle filait directement à la douche mais, aujourd’hui, elle ferait une petite entorse à la règle : il neigeait. Humaine et daemon dévalèrent les escaliers et se précipitèrent à l’extérieur. Ses tennis crissaient sur la pellicule de neige vierge qui recouvrait déjà le sol. Des flocons fondaient en touchant ses cheveux noir corbeau et en atterrissant sur le pelage doré de son daemon. Elle tendit le visage vers le ciel et tendit la langue pour y recueillir la neige qui tombait de plus en plus drue.

[Nath^^]

La première neige. Elle était arrivée relativement tard dans la saison, alors que le mois de novembre s'achevait presque, mais elle semblait à présent partie pour tomber sans discontinuer jusqu'à la nuit. nombre de Sywhaîdiens, comme Leanne, avaient réagi à la découverte des premiers flocons. La plupart, travaillant désormais à l'intérieur, avaient collé le nez aux fenêtres, un sourire enfantin aux lèvres. Elle revenait tous les ans, la première neige, mais tous les ans elle parvenait à faire son petit effet. On allait brûler la Cailleac Bheur ; même les plus cyniques habitants de la Lande retrouvaient, au moins l'espace d'un instant, une âme d'enfant. Deux grands gamins avaient quitté les intérieurs tièdes pour aller, comme Leanne, goûter les premiers flocons de l'année. Emmitouflés dans des bonnets et écharpes à rayures colorées made in Sywhaîd (pur fil d'Ecosse, une référence), ils avaient quitté les habitations de la ferme pour rejoindre la cour centrale, d'où on avait l'une des plus belles vues de la Lande (avec celle des ruines) : le loch Finn en contrebas faisait toujours son petit effet, même lorsqu'il était, comme ce jour-là, plus grisâtre que réellement "brillant".

L'un des deux était un vieux chauve tout maigre, qui avançait d'un pas prudent, en s'aidant d'une canne. Son bonnet à pompon lui donnait un peu l'apparence d'une sorte de bébé mutant qu'on aurait brusquement fait passer à l'âge adulte. Le second avait également l'air d'un bébé, et pour cause : il était né une petite paire de mois plus tôt. Nath emmenait son fils découvrir la neige pour la première fois. Ce n'était pas forcément quelque chose de très recommandé par Françoise Dolto, okay. Peut-être qu'un père digne de ce nom aurait trouvé mieux à faire que trimballer son gosse dans le froid de la fin novembre, emmitouflé ou pas. Mais allez savoir pourquoi, en général les gens ne lui faisaient pas vraiment reproche des liens maladroits qu'il nouait avec sa progéniture. Peut-être avaient-ils craint, au vu de ses relations distanciées avec Kennedy à l'époque de sa grossesse, qu'il ne voudrait pas approcher celui qui, au final, était un peu responsable du deuil qui frappait la Lande. Mais s'il n'était certainement pas le meilleur des pères, Nath semblait tout de même décidé à profiter du peu de temps qu'il lui serait donné de consacrer à Baby John.

Sauf que Baby John, lui, n'avait pas l'air de se rendre compte du climat bien particulier qui avait entouré sa naissance. Que son papa soit moribond, qu'il ait décidé de profiter de chaque minute à ses côtés, il n'avait pas l'air de s'en soucier particulièrement, le vilain. Comme tout nourrisson digne de ce nom, il passait l'essentiel de son temps à manger et à dormir. En l'occurrence, repu après son troisième repas de la journée, le petit chenapan s'était assoupi, bien au chaud dans les bras de pôpa, et parfaitement indifférent au spectacle qui l'entourait.

"Mais quel idiot, vraiment", songeait Nathanael en regardant fondre un flocon sur le nez de son gamin. il releva les yeux en entendant crisser les graviers de la cour. C'était Susie Lee, dont il gardait un souvenir doux-amer au parfum d'orange. C'était stupide à dire, mais ça semblait drôlement bien, maintenant. A l'époque, le fait d'être marié à Kennedy l'avait empêché de faire quelque chose de vraiment idiot. Il fut pris d'un rire nerveux.

Leanne eut un choc en reconnaissant Nath qui s’avançait vers elle. Certes, il n’avait jamais eu l’air fringant, ni pétant de santé mais… Il n’était pas aussi maigre, la dernière fois qu’elle l’avait vu. Il n’avait pas eu besoin d’une canne, ce jour-là au gymnase. Il n’avait pas eu l’air si… décati. Au contraire, il avait paru en pleine possession de ses moyens, c’était le moins qu’on puisse dire. Aujourd’hui… aujourd’hui il avait l’air près à s’effondrer à chaque pas, raide mort, effondré sur le petit paquet qu’il portait précautionneusement dans ses bras. Un véritable choc, de le voir aussi faible, aussi délabré. C’était le contraste qui était le plus saisissant. Si elle ne l’avait pas si consciencieusement évité depuis leur rencontre au gymnase, peut-être n’aurait-elle pas trouvé ces changements physiques si abrupts et si bouleversants. Mais elle s’était faite discrète, elle avait respecté son vœu de fidélité. Et, ensuite, il y avait eu cette grossesse, qui l’avait conduite à s’efforcer de disparaître complètement du paysage. Ce n’était pas bien difficile, d’ailleurs, Nath et elle ne fréquentaient ni les mêmes personnes, ni les mêmes lieux. Elle avait songé un temps à apporter ses condoléances, après les funérailles auxquelles elle n’avait pas assisté mais avait abandonné l’idée. Qu’aurait-elle bien pu dire, exactement ? Est-ce qu’elle n’aurait pas eu l’air complètement stupide ? Elle avait donc renoncé.

Et voilà qu’ils se retrouvaient face à face, dans cette cour enneigée et déserte. Lui et elle, et un nourrisson entre eux deux. Baby John, comme on l’appelait dans la Lande, le bébé le plus célèbre du coin, qui suscitait une sympathie qu’il n’avait pas l’âge de comprendre, et une pitié qu’il ne comprendrait que trop bien quand il serait plus âgé. Pauvre Baby John, une mère morte et un père qui en prenait le chemin. C’était… morbide. Désolant. Mais, à voir Nath ainsi, il n’était pas difficile de croire effectivement qu’il n’entendrait jamais le premier mot de Baby John. Leanne frissonna, sans bien savoir si c’était le froid qui était en cause. Elle n’était sans doute pas assez couverte pour le temps, et ses muscles refroidissaient après sa séance d’entraînement. C’était le meilleur moyen de tomber malade. Elle ferait mieux de saluer Nath d’un signe de tête et de monter se mettre au chaud. Mais elle ne le fit pas. Tout le monde devait se détourner de lui maintenant, fermer les yeux devant sa fin imminente. Et ceux qui ne le faisaient pas, ne les trouvait-il pas abject, avec leur pitié mal déguisée ? Non, elle lui devait au moins ça. Elle entendit son rire nerveux et, en réponse, elle sourit. Elle savait qu’il avait dû remarquer son trouble initial et elle ne lui fit pas l’affront de tenter de le dissimuler. Quand ils furent suffisamment proches pour se parler, elle pencha doucement la tête de côté et dit simplement :

- Hello.

Depuis l'événement, les relations sociales de Nathanael avaient à vrai dire considérablement été modifiées. D'un côté, l'arrivée de Baby John avait amené un certain nombre de personnes à graviter désormais en rangs serrés autour de leurs chauves personnes. Il avait Arieh, bien sûr, impeccable dans son rôle de gérant attentif, et ce cher docteur, non moins professionnel. Shar', la tante attentionnée, autant que pouvait l'être du moins une Clayton-McBride. Les Arbuthnott, leurs hôtes et fournisseurs de lait maternel de première qualité. Oui, c'était fou comme une chose aussi petite qu'un bébé pouvait attirer de monde autour de soi. Et autour du papa, par la force des choses, même si Nath n'en était pas encore réduit à un état où il aurait fallu, lui aussi, lui changer ses couches ni le nourrir au sein (hum).

D'un autre côté, en même temps que se brouillait la vue du New-Yorkais, les quelques relations sociales occasionnelles, si l'on pouvait appeler ainsi les personnes qu'il se plaisait ordinairement à embêter, semblaient avoir elles aussi s'être plus ou moins noyées dans le brouillard. Nath semblait déjà hors du monde. En partie, comme le soupçonnait Leanne, parce que sa compagnie, même en compagnie d'une fraîche pousse de vie, était devenue terriblement morbide et glaçante, poussant d'aucuns à l'éviter plus encore qu'autrefois. En partie aussi parce que Nath lui-même, bien qu'il semblât désormais accepter sereinement le deuil de Kay, n'avait manifestement plus le cœur à aller chercher des poux à ses petits camarades. Sauf bien sûr, peut-être, s'ils venaient se planter droit sur son chemin.

Il n'avait pas vu Leanne, ou n'avait pas fait attention à la petite silhouette sombre perdue dans la brume de ses yeux et la première neige. Il sursauta légèrement en l'entendant l'apostropher, preuve sans doute que c'était effectivement devenu quelque chose d'inhabituel (mais les gens étaient-ils masos au point d'avoir souvent, dans l'absolu, cherché à engager une conversation avec Nath ?). Il plissa les paupières, reconnut la jeune femme partie pour son timbre de voix, partie pour l'aspect menu de sa silhouette. Il sembla légèrement troublé ; ce n'était pas vraiment une rencontre à laquelle il s'attendait. La jolie petite gymnaste. Celle des oranges. Comme les autres, elle semblait appartenir à une existence antérieure, elle était l'un de ces plaisirs qu'il avait magistralement, stupidement dédaignées. C'était réellement une drôle de sensation que de la voir là, sous cette neige paisible mais un peu triste, seul avec un bébé et un daemon semblablement amorphes. Il répondit machinalement à son salut par un second "hello". Sa voix était tranquille. Pas narquoise, ni joyeuse, mais pas non plus un timbre d'outre-tombe. Susie-Lee devait être descendue pour la première neige, elle aussi.

"Fais un vœu", lui dit-il en laissant se perdre son regard vers les flocons disparates.

Un vœu ? Si un génie était apparu subitement, là, au beau milieu de la cour centrale, dans une nuée de flocons, pour lui proposer de faire un vœu, qu’aurait-elle souhaité ? Aurait-elle eu l’altruisme de dépenser son vœu pour cette homme qu’elle ne connaissait pas tant que ça et ce bébé qui n’était rien pour elle ? Pour leur accorder plus de temps ensemble ? Ou demanderait-elle à devenir immédiatement zoomorphe et rejoindre sa troupe, sa famille ? Troublée, Leanne détacha son regard de la petite tête chauve et en bonnet (celle de Baby John, pas de Nath) et releva les yeux sur le visage émacié de Clayton père. Heureusement, ce n’était pas un génie, et elle n’avait qu’à s’en sortir par une pirouette plus ou moins gracieuse.

Tout en le regardant, tandis qu’un silence s’installait, elle repensa à leurs trois brèves rencontres. À l’anniversaire de Wren, avec Kennedy, où il s’était montré d’une méchanceté gratuite et si acerbe qu’elle l’avait quasiment fui, les dents serrées, jurant de ne plus croiser son chemin. Puis ce matin dans la serre, où elle avait pris soin d’une épave avinée, mais encore capable de décocher quelques flèches empoisonnées. Et cette fameuse fois, dans le gymnase, où ils avaient failli… Là encore, ils avaient échangé des piques, il avait été… presque violent. En tout cas, agressif. Peut-être était-ce finalement ça le plus grand changement, ce manque d’agressivité, cette sorte de résignation qui n’était pas là avant. Alors Leanne décida de son vœu :

- Une petite remarque désagréable peut-être ?

Réponse étrange, sans aucun doute, peut-être même assez désagréable elle-même. Elle la regretta presque immédiatement. Mais c’était trop tard, c’était dit. Et malgré leur bouclier respectif, Baby John et Djingo, qu’ils portaient contre eux, les mots étaient là, au milieu des flocons.

Leanne avait cessé de regarder John pour tourner son regard vers Nath, mais ce dernier n'en était pas certain, et plissait en retour les yeux pour les aider à faire le point. Hum, oui... peut-être bien. Elle le regardait et réfléchissait, semblait-il. Mais ça semblait bizarre. Pas qu'elle réfléchisse, hein -bien qu'on connût l'opinion pour le moins controversée que nourrissait le New-Yorkais quant aux capacités intellectuelles de la gente féminine - mais plutôt que lui soit l'objet d'une réflexion si approfondie. Mince, déjà deux secondes qu'elle ne disait rien. Peut-être qu'il avait dit quelque chose de particulièrement philosophique. Qu'est-ce qu'il avait donc dit ? Ah oui ; bah non, pas franchement. C'était une conversation aussi légère et inconsistante qu'une volute de fumée. Flottant autour de Nath comme, à vrai dire, à peu près l'intégralité de l'univers.

Alors même qu'il venait de s'inquiéter de ce qu'elle ne disait rien, il remarquait désormais à peine qu'elle avait fini par répondre. Son cerveau enregistra les derniers mots, "remarque désagréable" ; il eut un sourire vague, passa machinalement la main sur le crâne de baby John - plus exactement, sur le bonnet qui recouvrait celui-ci. Il aurait allumé une clope avec autant d'implication s'il avait pensé à en récupérer à la brèche ou s'il y avait encore vu encore suffisamment pour en piquer à quelqu'un (Shar', par exemple).

"Remarque désagréable, remarque désagréable", répéta-t-il comme s'il réfléchissait, mais sans vraiment laisser l'impression de se pencher réellement sur la question.

"Maso, alors, hein. J'aurais pas cru, tu avais l'air presque normale. Enfin, ça explique pas mal de choses", déclara-t-il en haussant les épaules sans conviction, mais avec un sourire un peu plus affirmé, tout de même, que le précédent. Trop, peut-être, parce que cela faisait décidément ressortir les os de sa mâchoire décharnée. Il n'y avait guère qu'Orpheo pour lui faire concurrence sur la Lande, question maigreur. Ce sourire faisait forcé, et peut-être s'en rendit-il compte lui-même car il n'insista pas, reprenant rapidement cette figure impassible ou flottaient une paire d'yeux gris délavés bordés de cils longs comme ceux d'une fille.

"Désolé ; on dirait bien qu'j'ai déjà dépassé le stade de la colère. Je risque d'être un peu moins drôle, maint'nant."

Il leva le nez, où continuaient de se coller quelques petits flocons pour y fondre aussitôt.

"L'hiver arrive", murmura-t-il.

[Game of Thrones a encore frappé. Boum]

Maso ? Non, pas à sa connaissance. Mais il y avait une explication bien plus simple à sa réponse somme toute relativement étrange. Leanne était mal à l’aise. Très mal à l’aise. Et même, un peu terrifiée. Terrifiée comme on peut l’être à vingt ans quand on se retrouve confronté si directement à la perspective de la mort. Mal à l’aise et terrifiée de penser que cet homme qui se tenait en face d’elle, avec qui elle avait partagé quelques baisers passionnés, allait bientôt mourir. La réalité, la finalité de cette pensée, de cette prise de conscience étaient terribles, particulièrement pour une toute jeune fille de vingt ans pour qui la mort était lointaine, devait rester lointaine. Et cette dernière phrase qu’il lança, si froide, si morne, si prophétique. Leanne frissonna. Elle n’avait qu’une envie : partir, oublier cet aperçu de la fin, retrouver de la joie, de la jeunesse, de la vie. Retrouver les bras de Buzz ou d’Anton ou aller manger des gâteaux avec Charlie en se faisant les ongles. Tout sauf rester là, face à ce visage déjà cadavérique, à ces yeux déjà éteints, à cette image sombre et désespérée.

- Je suis désolée, souffla-t-elle.

Elle ne savait pas elle-même si elle se disait désolée pour lui, pour ce qui allait lui arriver, ou pour Baby John et les difficultés qui l’attendaient. Si elle présentait ses condoléances en avance, ou en retard pour Kennedy. Ou si, tout simplement, elle s’excusait de tourner ainsi les talons, lâchement, de s’éloigner à pas rapides, de se réfugier dans sa chambre et de tenter d’oublier cette rencontre. Elle revit Nath par la suite mais ce fut la dernière fois qu’elle lui parla et il lui resterait toujours un relent de culpabilité et d’angoisse quand elle se repasserait cette dernière conversation, aussi rarement que possible.