Snow White

« Rozen… Réveille-toi… »

Qu’est-ce qui prenait à Wren ? Quelle mouche l’avait piqué ? Réveiller Rozen à quatre heures du matin, alors même qu’il savait pertinemment qu’elle était allée cueillir je-ne-sais (mais lui il savait il était un petit-ami attentionné et attentif) plante une bonne partie de la nuit ? Réveiller quelqu’un à quatre heure du matin n’était pas vraiment l’idée la plus romantique ou la plus judicieuse qui soit. Pourtant, Wren le faisait avec application. Il passait une tasse de café bien chaud (et bien serré) sous le nez de sa dulcinée, espérant que l’odeur la réveillerait. Elle était enfouie sous les couvertures, et il avait été plutôt soulagé de s’en rendre compte. Ca faisait des semaines qu’il préparait son geste romantique (et imprévu ahem) et il aurait été vraiment déçu si Rozen s’était réveillée avant qu’il ne puisse venir la chercher.

On était la nuit du deux au trois novembre. Autant dire que les restes de la célébration de Samhain étaient encore bien présents (Wren n’avait recommencé à manger avec plaisir que la veille au dîner, il s’était un peu trop gavé pendant les fêtes). Mais Wren était pourtant parfaitement éveillé. Et habillé. Il portait un jean épais, un gros pull en laine noire à col roulé (sous-lequel se trouvait un autre sous-pull) et sa veste en daim marron qu’il avait achetée à Paris en prévision du froid (sans compter des chaussures de randonnée à l’intérieur desquelles il avait mis une grosse paire de chaussettes). Quand Rozen daigna ouvrir un œil, il lui tendit la tasse. Puis, il lui mis autre chose sous le nez… Il s’agissait d’une tête sculptée dans une bûche.

[Rozen ? ]

Rozen dormait jusque là d'un sommeil profond et mérité ; elle avait effectivement passé la première partie de la nuit en lisière de forêt, à récupérer quelques dernières tiges de trompe-la-mort, lesquelles fleurissaient aux alentours du 31 octobre, et n'arboraient leurs pétales orangés que durant quelques jours voire, les mauvaises années, quelques heures. La cueillette, ce soir-là, n'avait duré que jusque vers minuit, car il n'y avait déjà plus beaucoup de buissons exploitables. Les potionnistes du coin seraient contents d'avoir de quoi sublimer leurs mixtures, la récolte, sur ces quelques jours, avait été globalement bonne.

Trois petites heures, voilà ce que Rozen avait dormi, et elle était plongée dans un rêve un peu étrange ; elle se trouvait au milieu d'une falaise rocheuse battue par les vents, avec un canard mort à la ceinture, qu'elle devait absolument conserver, bien qu'elle ne se souvînt évidemment pas pour quelle obscure raison. Escaladant la paroi rocheuse, elle rencontra soudain, sous sa main, une plateforme moelleuse, comme si de la mousse y avait poussé. Se hissant jusque là, elle trouva effectivement, dans un creux assez grand pour qu'elle puisse s'asseoir quelques instants une sorte de lichen qui, à sa grande surprise, fleurait délicieusement bon le café. Elle huma le parfum envoûtant en souriant et, peu à peu, ces effluves firent s'effacer la paroi rocheuse, et elle se réveilla. Assez pour reconnaître qu'elle se trouvait en fait dans son lit, et qu'une tasse de café lui tendait les bras -ou qu'on la lui tendait. C'était là un luxe auquel elle n'était guère habituée et, son cerveau encore trop endormi pour poser la question de sa présence, elle s'en saisit, et avala quelques délicieuses gorgées du sombre nectar. Elle poussa un soupir d'aise, et cligna paresseusement des paupières ; elle avait un peu de mal à ouvrir les yeux, mais comprit à peu près que Wren était là, qui l'avait réveillée avec tant de délicatesse. Pourquoi donc, ça, c'était encore mystérieux.

Elle étira un bras, puis deux, et à cet instant, une bûche, sculptée, surgit dans son champ de vision. Objet qui, sans doute, n'aurait pas spécialement aiguillé le commun des mortels, mais Rozen, pour sa part, partit dans un éclat de rire attendri et encore assez ensommeillé, avant de tendre un peu maladroitement les bras, pour attraper Wren et sa bûche, et les attirer contre elle. En vérité, c'était Wren qu'elle visait, le morceau de bois constitua plutôt une sorte de dommage collatéral qui lui cogna légèrement la clavicule tandis qu'elle enserrait son adorable réveille-matin.

"C'est quoi l'plan ?" marmonna-t-elle joyeusement, et la bouche encore assez pâteuse.

« Tu bois ton café, première chose. » lui répondit Wren avec un air amusé. « Puis, comme c’est la première neige de l’année, on va faire flamber Woody. »

Il sourit, un sourire bien plus détendu que tous les sourires dont il avait été capable avant de venir à Sywhaîd. Il faut dire que Wren s’était beaucoup détendu, il avait beaucoup évolué à Sywhaîd, grandi, et à 30 ans sonné, avait enfin l’impression d’être un vrai adulte, et de pouvoir assumer ses choix. La fête que les Sywhaîdiens avaient organisé pour son anniversaire avait été la preuve que cet endroit lui réussissait : personne n’aurait jamais eu envie de faire une fête surprise à Birdie. Il avait vraiment apprécié le geste, et ne s’en était toujours pas vraiment remis, il avait du mal à réaliser qu’on puisse avoir envie de lui faire quelque chose d’aussi génial, et en même temps était un peu gêné parce qu’il était la première personne à avoir ce genre de fête rien que pour lui depuis qu’il était arrivé, et il commençait à avoir vécu pas mal de temps à Sywhaîd. Il n’avait pas l’impression d’avoir mérité cet honneur, tout en se disant que, quelque part, ça devait être le cas puisqu’il avait eu une fête merveilleuse.

Il attendit patiemment que Rozen ait fini son café (un luxe qu’elle pouvait savourer, d’autant plus qu’il savait qu’elle n’était pas du genre à tricher avec les restrictions Sywhaîdiennes, ça n’était pas son genre à lui non plus d’ailleurs, un point qu’ils avaient en commun), puis lui laissa le temps de s’habiller sans particulièrement chercher à faire la conversation. Ils étaient un couple, s’ils n’avaient pas été capables de supporter des silences, ça aurait été un problème. Et des problèmes, ils en avaient eu, mais Wren avait réalisé pendant leurs vacances en France (so romantic !) qu’il les avait complètement dépassés. A présent, il pouvait même aller aux Gentlemen’s Nights sans se sentir misérable en voyant Josh, il réussissait même à le trouver sympathique. Quant à Rozen, il ne lui en voulait plus du tout, et lui faisait confiance. Il ne s’était pas cru capable de la pardonner, pendant un moment, et l’avait finalement fait beaucoup plus vite que prévu.

Il regardait la neige tomber par la fenêtre tout en attendant que Rozen se prépare, il était perdu dans ses pensées, sans pour autant avoir particulièrement conscience d’où elles le menaient. Alors quand il dit ce qu’il dit, il fut le premier surpris.

« Je veux des enfants. »

Ahhh... L'arabica. Parfum grandiose, liqueur sublime. A ceux qui se seraient demandé pourquoi Rozen mettait un tel point d'honneur à respecter, scrupuleusement, les règles d'austérité commandées par la situation particulière de leur village autarcique, la jeune femme aurait pu rétorquer que ce n'était pas qu'une pure question économique. Le plaisir d'un simple café en était décuplé. Evidemment, le fait qu'il soit servi par son homme, au milieu d'une romantique nuit enneigée, ne gâchait rien. Mais toujours est-il qu'elle savoura particulièrement sa tasse de café, et qu'elle éveilla avec une remarquable efficacité ses neurones habitués à carburer à la tisane voire à la chicorée. Au fur et à mesure du rétablissement des connexions à l'intérieur de son crâne, elle fut en mesure de mesurer pleinement le romantisme de la situation, et de se féliciter à l'avance du programme réservé par l'attentionné Wren. Il fallait bien ça pour qu'elle s'extirpe sans broncher, à quatre heures du matin, de sous un drap et une couverture si délicieusement tièdes.

Elle attrapa machinalement un bâton de réglisse, une friandise qu'elle s'accordait le matin le temps de s'habiller, histoire de complètement se réveiller et de bénéficier d'une haleine potable le temps d'aller se brosser les dents. Le bâton en bouche, elle entreprit d'ôter le t-shirt qui lui servait de pyjama, avec une grâce somme toute très relative. Elle sélectionna ensuite quelques vêtements, en fonction de critères qui en auraient sans doute fait frémir plus d'une (pouvant être à peu près réduits à leur situation dans les différentes piles de sa commode). Elle aurait évidemment pu faire des efforts d'élégance pour honorer cette journée particulière -le jour où l'on brûlait la Cailleac ne serait sans doute plus jamais le même-, mais l'eût-elle voulu qu'elle n'aurait pu vraiment le faire, tous ses vêtements étant avant tout confortables, et aisément interchangeables. Tout ce qui lui importait donc était de déterminer le nombre de couches nécessaires pour affronter le froid du dehors. A vue de nez, au minimum trois.

Cette séance d'habillage ordinaire était néanmoins parasitée par quelques pensées flottantes. La plupart tournaient autour de Wren et de leur merveilleusement improbable relation. Mais elle pensa aussi à Aloïs, avec qui elle avait brûlé le monsieur Woody de l'année précédente. Il était parti depuis plusieurs mois et n'avait pas écrit, se contentant d'une signature sèche au bas des deux lettres de Mannfred. Evidemment, il était fâché, et suffisamment têtu pour le faire encore savoir un certain temps. Même si la solution qu'elle avait choisie était la meilleure, la seule envisageable en fait, elle n'en était pas moins douloureuse ; plus qu'elle ne l'aurait pensé : après tout, elle n'avait pas si mal vécu sans son fils, jusqu'ici. Elle s'était dit que c'était le fait de ne pas le voir précisément pendant la période estivale qui avait été bizarre, d'autant que cela coïncidait avec un moment pour le moins... tendu de sa relation avec Wren. Mais cette dernière s'était finalement équilibrée, apaisée ; l'été était passé ; et Aloïs lui manquait toujours. Les moments complices qu'ils avaient vécus l'année précédente avaient une fâcheuse tendance à se rappeler à son bon souvenir. Sale gosse ; il n'allait quand même pas lui gâcher le moment romantique que leur avait programmé Wren ! Rozen enfilait résolument une paire de chaussettes (par-dessus des collants) lorsque son cher et tendre, comme s'il avait lu dans ses pensées, interrompit le fil de ses pensées par une réflexion pourtant pour le moins inattendue. Rozen en resta l'espace d'une seconde immobile, dans la position peu sexy du flamant rose, avant de terminer lentement d'enfiler sa chaussette et de s'asseoir à l'extrémité de son lit.

Elle se sentait... foudroyée. Etre pétrifié par le cri d'une mandragore devait faire à peu près le même effet. Finalement, après avoir gardé les yeux rivés quelques instants sur le profil de Wren, elle prit la parole à son tour, d'une voix qu'elle fut elle-même surprise de trouver tout à fait calme. Alors même que la question qu'elle posa pouvait paraître aussi incongrue que ce que venait d'affirmer son homme.

"Avec moi ?" demanda-t-elle. Mais peut-être que Wren devinait déjà tout ce que pouvait sous-entendre en vérité cette question en apparence totalement idiote.

Wren sourit, et son sourire aurait pu être l’introduction à un éclat de rire, s’il n’avait pas si bien connu Rozen. Bien sûr qu’il comprenait ce que cette question voulait dire. Le professeur et lui n’étaient peut-être pas un de ces couples qui passaient leur temps à se raconter leurs histoires les plus intimes, mais ils se connaissaient. Ils se connaissaient même très bien, et parlaient des choses, surtout depuis que l’aveu de Wren sur la secte qui l’avait vu naître et ses raisons de sa venue à Sywhaîd avaient fait à leur couple. Les secrets ne leur réussissaient pas. Et de toute façon, la vision de sa propre maternité qu’avait Rozen n’avait rien d’un secret, du moins pas quand vous la fréquentiez de près. Et ils avaient parlé d’Aloïs. A plusieurs reprises. Et Wren en savait assez pour comprendre la question.

Il passa sa main sur ses joues, qui étaient un peu râpeuses à cause d’une barbe de trois jours, et soupira. Cette conversation était compliquée, parce qu’il n’avait pas eu conscience jusqu’à ce moment présent d’avoir envie de la lancer. Bien sûr, il savait qu’il voulait une famille, mais jusqu’à maintenant, il avait toujours pensé qu’il la voulait à relativement long terme. Il avait eu l’impression qu’il continuait d’y penser d’une façon abstraite, comme quand il n’était qu’un adolescent, et qu’il savait qu’il aurait une famille un jour, rien de plus. Sauf qu’il venait d’avoir trente ans, que Rozen en avait trente-quatre, et que même s’ils étaient encore loin d’être grabataires, ils n’en étaient pas à se dire que dans une dizaine d’années ils fonderaient une famille. Son inconscient lui avait bien caché toutes ces pensées, le petit malin, mais maintenant qu’il les réalisait, l’anglais les trouvait particulièrement sensées.

« Je suis amoureux de toi. » dit-il simplement, en relevant la tête vers Rozen, et quelque chose dans son regard donnait l’impression que Birdie n’avait pas sa place dans cette conversation, et que ce qu’il disait était irréfutable. « Et tu es amoureuse de moi. Je n’ai aucune intention de te quitter. » A ce stade là, il se leva et vint s’asseoir à côté de Rozen sur le lit. Il prit sa main et ajouta : « J’ai toujours voulu avoir des enfants, et vu mon arbre généalogique je suis plus ou moins un héros pour ça. » Il sourit d’un air amusé mais pas seulement, il y avait toujours de l’amertume quand il parlait de sa famille, et de la tristesse aussi. « Et j’en veux maintenant. Avec toi. »

Rozen sourit aussi ; pas qu'elle se sentît soudain beaucoup mieux, simplement parce que Wren avait dit être amoureux d'elle, mais c'était effectivement d'une parfaite évidence, de même que la réciproque. Une évidence rarement aussi simplement formulée, et c'est ce qui, d'une certaine manière, faisait sourire Rozen plutôt que l'évidence elle-même. Comme quoi la femme forte, libérée, affranchie de toute convention sociale, elle aussi pouvait être mise à nu par de petites phrases, de simples faits. Elle aurait pu ajouter qu'elle non plus n'avait aucunement l'intention de quitter Wren, mais se contenta de le laisser prendre sa main. L'avantage de ne pas être un couple romantique au sens niaiseux du terme, c'est que ce genre de gestes conservaient leur pleine signification, au bout d'un an. Lorsque Wren évoqua sa famille, Rozen ne sourit pas, malgré la petite blague dont il avait ponctué sa phrase. Le souvenir des événements parisiens, de l'anniversaire de Wren, étaient un peu trop frais ; et ils ne l'avaient pas fait rire du tout ; ils ne l'avaient pas réellement effrayée non plus, quoi qu'on en dise des non-sorciers ne pouvaient pas grand-chose, surtout contre une spécialiste de l'élément air. Mais ils l'avaient mise en colère. Son couple n'était peut-être pas le plus idéal, le plus parfait, sans doute qu'il avait connu des moments difficiles et qu'ils devaient continuer de travailler dessus pour que ça fonctionne ; mais ce n'était certainement pas une raison pour qu'elle accepte de le voir mis en péril par d'autres. Ils sortaient plus soudés de cette menace, comme du reste.

Que Wren veuille des enfants, à vrai dire, ce n'était pas complètement une surprise. Bien sûr, vu son lourd passif, son manque de confiance en lui, sa propre relation à son père, c'était effectivement une sorte de petit exploit sur lui-même, sur ses doutes, sur cette peur irrationnelle de reproduire les vieux schémas et de voir ressurgir de vieux démons. Mais Wren était fait pour être père, c'était évident pour quelqu'un le connaissant un tant soit-peu -une prétention qu'avait bel et bien Rozen. Ca n'était pas seulement visible dans la manière dont il se comportait avec les enfants, organisant des tournois de foot avec la complicité d'Arieh et d'Abreu ; c'était autre chose. Oui, Wren voulait des enfants, et Rozen, quelque part, était heureuse de l'entendre. Il en voulait avec elle. Elle en voulait avec lui. Ils n'étaient pas des ados, ni même de jeunes adultes de vingt ans. Avec lui, elle voulait autre chose que se jeter en chute libre dans les courants chauds aériens. Mais ses vœux, les siens, n'étaient pas la seule chose à prendre en compte. Elle serra un peu plus fort la main de son homme.

"Sortons faire un tour."

Monsieur Woody en poche, ils descendirent les escaliers, rejoignirent la cour centrale, traversèrent l'allée qui longeait serres et potager, le tout en silence et étroitement enlacés. Le froid était mordant, c'était aussi une manière de se tenir chaud. La lande n'était pas totalement silencieuse ; c'était aussi pour ses bruits épars que Rozen aimait la nuit sywhaîdienne. Elle savait gré à Wren de l'avoir réveillé pour profiter de cette nuit particulière, et de rester silencieux en la circonstance. Mais elle ne pouvait pas le laisser des heures en attente de réponse. Elle dirigea leurs pas vers un muret auquel ils s'adossèrent. Ils avaient une de ces vues merveilleuses sur le loch en contrebas qui, à cette heure de la nuit, n'avait rien de brillant, ressemblant plutôt à une immense masse sombre et mouvante. Quelques secondes s'écoulèrent encore ainsi, tous deux suivant le mouvement des vaguelettes de la rive, devinées plus que véritablement distinguées dans l'obscurité de la nuit.

"Je ne dis pas que je n'en veux pas", déclara finalement Rozen. "Mais ya un enfant potentiel à prendre en compte. Ce s'rait total'ment égoïste et irresponsable de l'faire simplement parce qu'on en a envie." Elle tourna la tête vers Wren. Le ton de sa voix était naturel, mais il se voilà légèrement lorsqu'elle reprit la parole.

"J'en suis incapable, Wren. Je... il y a des femmes qui savent élever un enfant, mais moi je sais pas. Faut savoir r'connaître ses lacunes, et moi... J'suis une catastrophe. Vraiment."

Elle ne cherchait pas à être rassurée. Elle se contentait d'énoncer une évidence, aussi pure et limpide que l'amour de Wren pour elle et sa réciproque.

Les quelques minutes de marche, étroitement enlacé avec la femme qu’il aimait, Wren réussit à les vivre normalement, comme s’il n’avait pas lancé une conversation de la plus grand importance, jeté cette bombe sur eux avant même d’avoir eu le temps d’y penser sérieusement. Quelque part, ça montrait plus l’évolution que l’Anglais avait subie depuis son arrivée à Sywhaîd que n’importe quoi d’autre. Le fait qu’il réussisse à rester calme et à apprécier la première neige Sywhaîdienne, et le romantisme de cette situation, alors même qu’ils s’étaient interrompus au beau milieu d’une conversation qui allait complètement changer leurs vies, d’une manière ou d’une autre, était l’illustration la plus précise de tout le chemin qu’il avait parcouru. Et du chemin, Birdie en avait fait depuis l’anglais perclus de névroses qu’il avait été jusqu’au trentenaire relativement sûr de lui et prêt à être père qu’il était à présent.

A tout ça, il n’y pensa pas, donc, il se contenta d’apprécier la balade, le paysage, le froid (il avait toujours aimé le froid), la neige, et le contact du corps chaud de Rozen contre le sien. Il aimait Rozen, il ne pouvait pas vraiment dire qu’il l’avait toujours aimée, leur relation s’était petit à petit imposée à eux, malgré eux, sans pour autant être destructrice ou haineuse, ou quoi que ce soit. Elle s’était construite petit à petit, sans qu’ils s’en rendent vraiment compte. Et à présent, ils étaient sous la première neige de l’année, une bûche sculptée les accompagnant, adossés à un muret, s’apprêtant à parler de l’idée de construire une famille. Wren observait le Loch, la beauté de ce moment, sa tranquillité, et se demandait s’il fallait vraiment qu’ils continuent la conversation. Heureusement, Rozen, elle, eut le courage de briser ce silence parfait.

Il ne répondit pas tout de suite, au lieu de ça, il sourit, un sourire plein de tendresse, et serra Rozen contre lui avant de lui déposer un petit baiser sur la tempe. Il pouvait sentir l’odeur de la femme qu’il aimait, cette odeur qu’il connaissait à présent aussi bien que la sienne propre, et qui lui donnait instantanément une sensation de sécurité, de chaleur.

« Je serai là. » dit-il, sans relâcher Rozen, parlant d’une voix très basse, presque un murmure. « Cette fois-ci, tu auras quelqu’un sur qui compter, quelqu’un qui te connaîtra assez pour savoir où sont tes limites. »

Il était personnellement persuadé que Rozen n’était pas aussi horrible qu’elle le pensait. En fait, il le savait. Mais il savait aussi qu’à ce moment précis, essayer de la rassurer n’aurait servi à rien. Elle avait besoin de savoir que, même si elle s’avérait aussi nulle qu’elle le pensait, lui serait capable de gérer. Qu’il savait à quoi il s’engageait. Et Wren savait. Bien sûr, il avait des doutes, et il en aurait toute sa vie. Mais il saurait les mettre de côté pour être un bon père, et même une bonne mère si Rozen n’était pas capable de le faire.

« Ce n’est pas juste une envie égoïste. Ce n’est pas seulement un besoin. C’est une évidence. » Il plongea son regard dans celui de la jeune femme. « C'est le moment. »

C'était bizarre, très bizarre, après ce qu'elle venait de dire, avec cette conversation tellement sérieuse dans laquelle ils s'étaient embarqués... mais Rozen, quelque part, se sentait bien, étrangement bien. Elle se sentait au chaud en dépit de la neige, tiède contre le corps de Wren, et comme à l'abri. Le baiser qu'il posa sur sa tempe était tellement réconfortant, quelque part, qu'il lui mit les larmes aux yeux. Il y avait eu une époque, sans doute, où elle avait vécu en forte femme, indépendante, libre, autonome, sûre d'elle et assumant ses choix, même les mauvais. Et puis il y avait eu cette autre époque, un peu moins connue, sans doute, où elle aurait effectivement peut-être eu besoin de quelqu'un pour la sortir du gouffre. Tout ce qu'elle savait, c'est que désormais, elle n'avait plus à être plus forte que les autres, qu'elle était simplement, malgré ses fonctions sur Sywhaîd, son "statut", ses responsabilités, juste une fille normale, amoureuse d'un garçon et heureuse de se sentir à l'abri près de lui. Et ce, alors même que l'on parlait de Wren, qu'elle avait connu comme le type le moins sûr de lui de l'univers ; ce même type contraint de demeurer sur la Lande sous peine de se faire rattraper par la secte démente dont il s'était enfui, et qu'elle avait défendu rageusement contre certains de leurs membres, lorsque ceux-ci s'étaient incrustés de manière si déplaisante dans leur échappée parisienne.

Sa voix était extraordinairement apaisante ; basse et douce, elle traversait sans peine ses mille et une carapaces pour s'adresser directement, tout personnellement, à cette Rozen-là, qui ne faisait pas semblant de n'avoir besoin de personne. Elle inspira et expira très profondément, se lova contre Wren. Non seulement elle lui souhaitait sincèrement d'être père, mais elle était absolument convaincue qu'il serait parfait dans ce rôle, malgré les démons personnels qu'il traînait lui aussi à ce niveau. Elle relâcha un peu son étreinte pour pouvoir lui rendre son regard, et lut dans ses yeux une confiance qui lui coupa littéralement le souffle, fit résonner comme profondément vrais les mots qu'il venait de prononcer. C'était une évidence, c'était le moment. Elle avait l'impression, elle qui avait tant d'affinités avec le signe d'air, qui ne se sentait jamais aussi bien qu'en plein ciel, portée par les courants, d'être en chute libre, sans rien à quoi se retenir ; un sentiment à la fois grisant et totalement effrayant. Et dont il aurait été illusoire de refuser l'issue.

Elle finit par lâcher complètement le bras de Wren, pour fouiller dans sa poche, et en sortir Mr. Woody ; elle le regarda encore quelques instants, il s'était peut-être écoulé trente longues secondes depuis que Wren s'était tu. Elle lui tendit la bûche.

"Let's do it", dit-elle tout doucement, ses yeux dans les siens, où se lisait probablement encore un peu de peur. Et il était évident qu'elle ne parlait pas que de brûler la bûche.