Purple snow

"Cette fois, Woody, je vais t'avoir", grommela Rozen, l'opinel fermement serré dans son poing, lame sortie.

Mais Woody ne prit pas ses jambes à son cou ; il ne supplia pas Rozen de l'épargner, ne cligna même pas des yeux ; il resta superbement immobile, droit comme une bûche. Ceci pour l'excellente raison qu'il n'était, pour le moment, qu'une bûche, et qu'il n'avait même pas encore d'yeux pour pleurer. Ce qu'il aurait assurément fait, s'il avait vu ce qu'il restait de ses glorieux prédécesseurs.

C'était le premier automne qu'Aloïs et Rozen passaient ensemble, et la sywhaîdienne maman avait eu bien du mal à cacher qu'elle partageait totalement l'enthousiasme de son fils, à l'idée qu'il découvre certaines joies d'automne typiques de la Noble Lande. Il n'est pas facile de garder pour soi ce genre de secrets, vous savez, quand la chair de votre chair vous regarde avec ces yeux étincelants d'impatience, et vous menace de vous chatouiller les doigts de pied avec une plume de Frances (l'oie grise) dans votre sommeil, si vous ne lui dites pas toute la vérité à propos de ce "Mr. Woody". D'ailleurs, rien qu'à vous voir lire ceci, les yeux étincelants d'impatience, je sens bien que vous allez me menacer vous aussi, d'une minute à l'autre, et je ne peux m'empêcher de cracher à mon tour le morceau.

Mr. Woody était le nom de la bûche sculptée que Donan et Rozen faisaient rôtir le soir de la première neige, lorsqu'ils étaient petits.

Vous savez que Donan est plutôt habile de ses dix doigts, et qu'il aime, à ses heures perdues, bicoler des jouets en bois ; vous vous doutez bien que c'était lui qui était en charge de la réalisation de Mr. Woody. Mais le passe-temps de Donan était, sur la lande, une sorte de petit secret. Lorsqu'Aloïs demanda, très logiquement, qui était le monsieur Woody qu'elle et Donan faisaient rôtir, Rozen fut prise d'un léger vent de panique, car elle n'était pas certaine que son fils fît partie des happy few dans le secret. Aussi prétendit-elle que c'était elle qui sculptait Mr Woody, bien évidemment : elle était prof de magie environnementale, les arbres ça la connaissait.

Rozen n'était pas le genre de maman à bercer sa progéniture de mensonges ; elle s'était plusieurs fois disputée avec Mannfred à ce sujet. Mais n'est-il pas cruel et stupide de faire croire à un grand garçon de trois ans que le père noël existe ? Bref. Un sens aigu et particulier de l'honneur interdisait désormais à Rozen de confier la réalisation de Mr. Woody à Donan ; elle n'aurait pas pu la regarder brûler sereinement, avec un tel mensonge lui dévorant les entrailles.

Une douzaine de bûches diversement défigurées plus tard, la détermination de la jeune femme commençait à faiblir. Assise depuis plusieurs heures sur un muret des ruines, elle attaquait la bûche de la dernière chance.

"Okay. le nez."

Sclick, schlock, schlouck.

(ellipse)

Eh bien, c'était une performance !

Réussir à défigurer et rendre une bûche totalement inutilisable en seulement trois coups d'opinel ! Rozen envoya bouler la nouvelle gueule-cassée un peu plus loin, et soupira. Elle jeta un coup d'oeil fatigué à ses cuisses, cela faisait maintenant un bon moment qu'elle était assise là. Elle soupira à nouveau. Les myrtilles n'étaient-elles pas censées avoir été cueillies déjà plusieurs semaines auparavant ? Alors, pourquoi un plein buisson venait-il de s'imprimer sur son pantalon ?

*Rha... si seulement j'étais croyante, j'pourrais au moins prier pour un miracle...*

[Wreeeen ?]

A Sywhaîd, il fallait faire attention à ce qu’on souhaitait, parce que parfois on était exaucé… Sauf que ça n’était jamais tout à fait ce qu’on avait voulu qui apparaissait… La preuve, c’est bien Wren qui apparut soudain à quelques mètres de là, l’air de se balader un peu au hasard. En fait, il ne se baladait pas du tout, il venait aux ruines pour faire quelques relevés de flux. A cette saison, il avait commencé à faire des relevés tous les jours, à la même heure, afin de mesurer les variations sur la saison complète. Il venait donc pour prendre ses mesures, habillé d’un jean (ses pantalons à pinces étaient trop fins pour les températures de ces derniers temps, il pensait d’ailleurs de plus en plus à s’acheter quelques jeans de plus, il n’en avait qu’un) et de son gros pull en laine très épaisse, blanche, et à motifs torsadés. Il avait une besace en cuir, dans laquelle se trouvaient ses « instruments » et marchait avec plaisir. Il aimait cette balade, il aimait marcher dans Sywhaîd, découvrait les plaisirs de l’exercice physique, sans vraiment s’en rendre compte.

« Oh euh… Bonjour. » dit-il en arrivant, quand il se rendit compte que c’était Rozen qui était dans les ruines.

Il continuait à avoir du mal à considérer les profs de Sywhaîd comme des personnes à part entière. Il avait toujours l’impression qu’ils étaient comme les profs qu’il connaissait avant, des profs qui lui étaient supérieurs.

Il s’éloigna un peu et sortit quelque chose qui ressemblait à une boussole et qui d’ailleurs en avait été une à une certaine époque, mais qu’il avait tellement bidouillée qu’elle n’indiquait plus le nord mais bel et bien une condensation de flux. Il nota ses mesures rapidement, pour ne pas les oublier puis, alors qu’il rangeait la boussole, seulement, vit les bûches martyrisées par terre.

« Euh… Tu fais un feu ? » demanda-t-il, un peu perturbé, se disant tout de suite après qu’il n’avait jamais vu quelqu’un faire un feu dans les ruines… Est-ce que c’était au moins autorisé ?

"Oh ! B'jour !" répliqua par automatisme Rozen, avant même de voir qui venait de la saluer ; elle eut un sourire soulagé, teinté par la tristesse et la fatigue, en voyant qu'il s'agissait de Wren, et non pas de quelqu'un de plus embarrasant : la chair de sa chair, par exemple, qui la prendrait en flag de nullité absolue, ou bien Donan, qui lui demanderait pourquoiiiiiii elle ne l'avait pas appelée au secours, cette bougresse d'andouille ; ou encore Waylon qui... hum, en fait, il était toujours difficile de prévoir les réactions de quelqu'un comme Waylon. En ce moment surtout, il était un peu ronchon. Mais Wren... ça lui allait très bien, à notre Rozen ; ce n'était vraiment pas quelqu'un devant qui on pouvait avoir honte, vu que lui-même semblait s'excuser en permanence de sa seule existence.

Elle attrapa le morceau de bois massacré le plus proche, le brandit en hochant la tête d'un air faussement assuré.

"Ca n'se voit p't'être pas au premier coup d'oeil, vieux, mais c'est d'la sculpture contemporaine !" Elle tournait les yeux vers lui, les dirigea à nouveau vers la bûche, et grimaça.

"Hum... vraiment contemporaine..."

Elle baissa le bras, l'air dépité, et fit non de la tête.

"Well... disons qu'ça m'apprendra à faire des promesses en l'air..."

Elle sourit, mais ses yeux s'étaient stupidement embués ; depuis quand était-elle aussi sensible ?

Quoi qu’on puisse en penser, Wren n’était pas dépourvu d’humour. En fait, il avait même un humour très affûté, qui allait avec son intelligence, et finalement pas mal d’autodérision, ce qui était plutôt salvateur puisque autrement il n’aurait pas survécu plus de trois semaines dans sa peau. Mais cet humour ne s’exprimait pas souvent, parce qu’il était rarement assez détendu pour le laisser percer sa carapace d’excuses et de malaises. Pourtant, quand Rozen lui montra sa bûche massacrée, il ne put s’empêcher de grimacer de concert, avec un air un peu amusé, sûrement une des premières traces d’humour qu’il laissait apparaître depuis son arrivée ! (enfin, non, il avait parfois un humour un peu particulier et souvent les gens ne le comprenaient pas, il avait essayé à plusieurs reprises de faire des boutades mais ses interlocuteurs étaient passés complètement à côté).

La détresse de Rozen, bien que maîtrisée, eut son petit effet sur notre anglais coincé préféré. Comme s’il y avait eu un système de balance, quand Rozen perdit un peu de sa confiance en elle, il sembla en gagner. En fait, Wren avait le syndrome du chevalier servant, ou du saint bernard, à vous de voir ce que vous préférez comme expression. Dès que quelqu’un avait besoin d’aide, et qu’il pouvait être cette aide, il se sentait un peu plus important (sans pour autant que son orgueil ne se gonfle, ça n’était pas dans ce domaine là que ça marchait avec lui, il faisait ça d’une façon totalment altruiste) et réussissait à être un peu plus confiant. En fait, quand c’était une femme c’était encore plus vrai. Il n’y avait rien de mieux pour forcer à Wren à avoir un peu de confiance en lui et à prendre un peu les choses en mains qu’une jeune femme en détresse.

Avec plus de naturel qu’on aurait pu l’espérer venant de lui, il vint près de Rozen et lui tapota sur l’épaule à trois reprises, d’une façon un peu gauche mais assez touchante, pour la réconforter puis arrêta, gêné, avant de revenir sur sa gêne et de demander :


« Tout n’est pas perdu… Les bûches sont tout à fait réutilisables… Enfin, ça dépend. Quelle promesse ? »

Son accent anglais était un peu moins irritant, un peu moins guindé, quand il s’occupait des malheurs des autres plutôt que des siens. En fait, beaucoup de petits détails de son attitude avaient changé depuis que Rozen avait montré qu’elle avait besoin d’aide. Pas grand-chose, pas assez pour que ce soit vraiment vraiment visible, mais assez pour que Wren apparaisse sous un jour moins… adolescent attardé.

Rozen ne répondit pas tout de suite ; elle regardait Wren, en souriant un peu tristement ; elle n'était pas fine psychologue, ni particulièrement attentive à l'attitude des gens... Que ce soit leur regard ou le sien, pour elle, tout cela n'avait guère d'importance -et n'importe qui s'en doutait rien qu'à la voir : ses fringues néo-beatnik n'avaient rien d'étudié, de "cool".

Elle ne se rendit donc pas spécialement compte que l'attitude de notre anglais coincé préféré (ex-aequo avec Patrick Winter ?) avait changé, qu'il était plus sûr de lui qu'à 'ordinaire. Mais en même temps, c'est probablement pour ça, justement, qu'il était plus détendu... parce qu'elle n'y faisait pas attention. Et si elle ne lui répondit pas de suite, mais se contenta de le regarder, d'abord... c'est simplement parce qu'elle appréicait cette rencontre. Elle était tendue, stressée, fatiguée, encore quelques instants auparavant ; mais l'instant prenait des allures sereines et complices.

Elle se pencha en avant, se laissa tomber sur les coudes vers l'avant pour attraper une bûche sabotée ; elle eut un petit rire bref en la considérant à nouveau. On aurait dit un singe borgne avec des cornes.

"Mon fils... Je lui ai promis de lui sculpter un Mister Woody pour la première neige."

Elle leva le bras, pour faire voir son borgne cornu à Wren ; sa grimace mi dépitée, mi moqueuse, était assez adorable. Elle avait bel et bien l'air désespérée... Mais sans se départir d'une forme de gaieté due à une forte capacité d'auto-dérision.

Notre anglais coincé préféré (ex-aequo avec Patrick Winter, oui, tout de même) regarda un instant la bûche sans trop comprendre. Mr Woody était quoi exactement ? Un singe borgne avec des antennes. Il grimaça, se disant que Mr Woody devait sûrement avoir normalement figure un peu plus humaine (du moins il l’imaginait, puisque autrement c’était très réussi) et prit la bûche dans ses mains pour la regarder de plus prêt. Sa première intention avait été de rassurer Rozen, de lui dire que dans un certain angle de vue, en louchant et en l’inclinant, on pouvait voir un Mr Woody dans ce massacre… Mais même Wren, pourtant capable de dire les choses les moins vraies pour essayer de consoler quelqu’un, ne put se résoudre à un tel mensonge. Il finit par secouer la tête et par dire, sans même vraiment s’en rendre compte :

« Oui c’est un beau massacre… »

Il fut étonné par sa propre réplique et regarda Rozen avec un air interdit, un peu inquiet de la voir se vexer par sa réponse. Il n’était pas habitué à dire les choses avec autant d’assurance, mais il s’y connaissait en matière de sculpture dans le bois, et ce Mr Woody était vraiment un massacre. Toujours est-il qu’il n’avait jamais dit quelque chose comme ça à qui que ce soit, quelque chose qui risquait tellement de vexer et de le ridiculiser. Il rougit violemment et cacha sa gêne en s’approchant du tas de bois. Pris d’une inspiration subite, il fouilla dans l’amas et en tira une bûche qui n’avait pas trop été abîmée et qui pouvait resservir assez facilement (il était plutôt doué de ses mains mais ne faisait, tout de même, pas des miracles). Il revint prêt de Rozen et lui demanda :

« Puis-je ? »

Il avait demandé ça sur un ton très old-school, presque poussiéreux, sûrement parce qu’il était un peu gêné de demander à Rozen ses instruments de sculpture. Pourtant, quand il les eut dans les mains, une sorte de nouvelle assurance le prit, au point où il osa lui demander :

« Il est comment ce Mr Woody habituellement ? »

Evidemment, Rozen n'était nullement vexée par le soi-disant excès de franchise de Wren -soi-disant, parce qu'en la matière, elle était limite du genre à ignorer qu'on pût réellement parler d'"excès". S'il ne s'était précipité vers le tas de bois, plus rouge qu'une feuille d'érable en automne, il aurait vu que la jeune femme avait approuvé en souriant piteusement. Elle aimait la franchise, et savait parfaitement qu'elle était une calamité ambulante en matière de sculpture. Ses déboires l'avaient fatiguée, et provoqué sa mélancolie, mais celle-ci n'était que fugitive ; c'était tout sauf une cruelle et déterminante remise en question.

Lorsque Wren se précipita pour fouiller dans l'amas de bûches, Rozen crut un instant qu'il allait essayer de s'y cacher, tant la honte, la gêne transpiraient de son rubicond visage. Et elle faillit le rattraper par la manche. Elle se rassit brutalement lorsqu'il réapparut enfin, brandissant l'un des cadavres. Elle les regarda sucessivement, l'air perplexe, lui et la bûche en question. Il la prit totalement au dépourvu lorsqu'il lui demanda ses outils. Il avait la chose d'une façon tellement... tellement galante, tellement..adorable, et incongrue en même temps... Pour sûr, Rozen avait perdu l'habitude qu'on s'adresse à elle de façon aussi guindée ; était-ce la circonstance, sa fatigue, sa frustration... elle trouvait ça vraiment charmant. Et tendit ses outils avec un grand sourire.

"Ahum, euh... Fait' donc !" fit-elle, en se mettant maladroitement au diapason de son interlocuteur. Elle le regarda prendre les outils, d'une façon qui montrait que ce n'était effectivement pas la première fois qu'il en avait de semblables entre les mains. Il avait définitivement une forme d'assurance qui le rendait... presque méconnaissable. Et plutôt dans le bon sens du terme. Oh, pas qu'il se fût d'un coup d'un seul métamorphosé en un Buzz sexy et aguicheur, non... mais il était très agréable de ne plus tant lui voir cet air mi-coincé, mi-gêné qui, d'ordinaire, dénuaturait son visage.

Un sourire vague flotta sur les lèvres de Rozen, et, comme elle-même gagnée par une sorte de paix, elle expliqua d'une voix douce, puis guida au fur et à mesure les gestes du sculpteur :

"En fait, il change de tête chaque année. Mais pour cette fois, on pourrait... lui faire un visage relativement jeune... assez carré, mais pas trop... si tu peux lui laisser le menton très légèrement en galoche... Le nez un peu plus court, pas trop... et pas aussi busqué... voilà, impec'... tu peux lui raccourcir aussi un peu les cheveux ? Si, si, laisse des petites pattes, mais juste un peu, hein..."

Elle eut un petit rire enthousiaste, l'exercice lui plaisait beaucoup, d'autant que Wren suivait ses instructions avec une rigueur très professionnelle, et un talent certain.

"Plutôt légèrement en brosse... une coiffure assez sage, classique. Non, non, pas trop enfonçés, ses yeux... Peut-être lui faire une petite ride de concentration sur le front.. hi, c'est parfait, il est..."

Elle n'avait cessé de regarder alternativement la bûche et son sculpteur, et, une dernière fois, fit l'aller-retour ; le sourire étrange n'avait pas quitté son visage. Plus lentement, elle dit :

"Je me demande si... il ne manque pas un... petit quelque chose."

Elle avança la main vers la bûche, et murmura timidement :

"Puis-je ?"

Elle se saisit du morceau de bois, le regarda d'un air appréciateur, en en caressant les aspérités neuves. Finalement, elle sourit franchement à l'artiste.

"Je me demande s'il ne serait pas mieux avec des lunettes."

D'autorité, elle attrapa la branche gauche des bésicles de Wren, les lui ôta, et les mit à Mr. Woody ; même si elles étaient bien trop grandes pour le petit morceau de bois la ressemblance était maintenant évidente (à moins d'être franchement myope, mais il est vrai que Wren, privé de ses lunettes, l'était). Rozen ôta les lunettes de Mr. Woody, mais ne les rendit pas à Wren.

"Non, finalement, c'est beaucoup mieux sans lunettes."

Il y eut deux très longues secondes de silence, et Rozen, profitant de ce que Wren n'avait pas réagi, se pencha vers lui pour l'embrasser, d'un baiser fugitif et léger. Elle se redressa rapidement, vaguement gênée ; sous ses airs de grande gueule, ce n'était pas exactement dans ses habitudes de faire de genre de choses. Elle adressa à Wren un haussement d'épaules et un petit sourire embarrassés, mais elle tenait toujours à la main ses lunettes.

Tout occupé à exaucer les demandes de Rozen du mieux qu’il le pouvait, Wren ne réalisa pas qu’elle était en train de lui faire fraire son propre portrait. Il faut dire que l’anglais n’avait encore jamais fait ce genre d’exercices : sculpter pour quelqu’un, devant quelqu’un. Il était donc un peu angoissé (mais ça n’était pas nouveau) et un peu long à la détente (ça non plus ça n’était pas vraiment inédit). Il sculpta donc, une ride de concentration sur son front, une légère grimace comique à certains moments quand il avait plus de mal à utiliser le bois comme il le voulait. Il aimait sculpter et, quand il le faisait, il se transformait, oubliait une partie de sa timidité, de ses névroses et de ses angoisses. C’était un phénomène étonnant. Qui n’arrivait qu’à certains rares moments : quand il sculptait le bois, quand il faisait des recherches dans des domaines qui l’intéressait ou quand il expliquait quelque chose dont il était sûr à quelqu’un (mais là la transformation était en général moins visible parce qu’il avait plus de mal à oublier le regard de la personne).

Quand il eut fini et que Rozen lui dit qu’il manquait quelque chose, il n’avait toujours pas compris (pauvre petit Wren, long, très long à la détente, ce qui avait souvent fait tellement rire les gens qui le harcelaient). Il leva sur la bûche un regard critique et essaya de comprendre de quoi le professeur parlait, tout en la laissant prendre l’objet en question. Il y avait peu de domaines où Wren reconnaissait son talent. En fait, il y en avait deux : les langues (il en parlait plusieurs, mortes ou encore utilisées et ça le passionnait, il s’était d’ailleurs mis au celte dernièrement) et la sculpture. C’étaient les deux seuls domaines où il pouvait poser un regard critique et objectif sur son travail. Sûrement parce que c’étaient les deux seuls domaines pour lesquels il avait un réel talent et pour lesquels il n’avait pas vraiment d’enjeu. Il n’avait pas l’intention de devenir charpentier ou menuisier, ou même sculpteur, il n’avait pas l’intention de devenir traducteur ou interprète… Il faisait plus ou moins ça pour lui-même, pour son plaisir….

Quand Rozen lui enleva ses lunettes, les yeux myopes de Wren réagirent plus rapidement que l’anglais. Ils clignèrent à plusieurs reprises, un peu comme si les lunettes que la jeune femme lui avait enlevées avaient été des lunettes de soleil. Wren n’était pas si myope que ça. En fait, il aurait tout à fait pu n’utiliser ses lunettes que pour reposer ses yeux, mais il avait pris l’habitude de les porter constamment. Ses yeux s’adaptèrent à être nus et il se sentit plus vulnérable que jamais. Sans ses lunettes, le monde était légèrement différent. Un peu moins précis mais un peu plus coloré et lumineux. Un peu moins restreint aussi en matière de champ de vision. Il se souvint soudain de la fois où il avait eu assez de courage pour aller essayer des lentilles de contact. Il avait passé deux heures incroyables, à voir le monde parfaitement mais sans limite, sans avoir à se restreindre à un champ visuel borné par des lunettes. Il s’était alors baladé dans Londres, avec l’impression que le monde était différent, et qu’il l’était aussi. Malheureusement, quand il était allé dîner chez ses parents, son père avait fait une réflexion et il avait jeté ses lentilles dès qu’il était rentré chez lui.

Il tourna son regard vers la bûche et, enfin !, comprit. C’était lui ! La bûche ! Rozen l’avait poussé à se sculpter lui-même ! Et c’était plutôt réussi… Enfin, peut-être un peu arrangé, si Wren avait dû se sculpter consciemment, il se serait sûrement fait beaucoup plus moche. Il en était à ces remarques intérieures quand Rozen dit qu’elle le préférait sans lunettes. Ou du moins, qu’elle préférait la bûche sans. Il se força à ne pas voir de compliment induit dans cette remarque, et ce ne fut pas bien compliqué puisque notre anglais coincé avait une bien piètre image de lui-même et n’imaginait pas qu’une femme comme Rozen, intelligente, drôle, jolie, qui en plus avait construit des choses et avait des responsabilités (un fils, un poste important, ou du moins ce que Wren prenait pour un poste important) puisse le complimenter sur quoi que ce soit

Et là. Ca arriva. Avant qu’il n’ait le temps d’y réfléchir, de se poser quelque question que ce soit (et c’était pas plus mal) l’excentrique professeur se pencha vers lui et l’embrassa. Wren était à moitié assis contre un muret des ruines pour sculpter, c’était plus pratique, et il était donc plus petit que la jeune femme, alors qu’en général il la dépassait de pratiquement une tête (même si sa silhouette un peu en retrait faisait qu’on ne s’en rendait pas forcément compte, Wren était plutôt grand). Elle l’embrassa donc. Doucement, légèrement, rapidement… Et Wren n’eut même pas le temps de vraiment réagir. Il n’eut pas vraiment le temps d’analyser non plus. A peine eut-il réalisé qu’elle l’embrassait qu’elle avait déjà repris sa position initiale.

Etrangement, notre pivoine adorée ne rougit pas. En fait, il laissa plusieurs secondes avant de réagir. Il resta quelques temps avec l’air un peu hébété, comme s’il ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Et c’était le cas, d’une certaine manière. C’était la première fois de sa vie entière qu’une femme l’embrassait. Hum. Pas la première fois qu’il embrassait quelqu’un… Mais la première fois que ça n’était pas lui qui faisait le premier pas… Et aussi la première fois qu’un professeur l’embrassait (oui, certains réflexes de pensée sont durs à chasser) et la première fois qu’une femme plus âgée l’embrassait (même s’il se fichait de l’âge de Rozen) et aussi la première fois qu’on l’embrassait dans ces ruines, la première fois qu’on l’embrassait à Sywhaîd, la première fois qu’il voyait quelqu’un avoir l’air aussi embarrassé après un premier baiser (euh, pas vraiment, il y avait bien eu cette fille, Cathy, qui avait eu cet air là quand elle lui avait dit quelle le considérait comme un frère et ce genre de bêtises), la première fois qu’il ne savait absolument pas s’il fallait qu’il dise quelque chose ou qu’il la réembrasse ou quoi… Normalement, il faisait le premier pas et seulement après y avoir beaucoup beaucoup beaucoup réfléchi, donc il savait toujours plus ou moins quoi faire par la suite, ou au moins avait un éventail de possibilités. Là, il n’arrivait à rien trouver, à part rester là comme une andouille (il serait bien parti en courant, sûrement en se vautrant dans les ruines au passage, mais heureusement pour son amour propre, Rozen avait ses lunettes en otage).

« Hum… Uh… Well… I… Humm…. »

Voilà peu près ce qu’il réussit vaguement à articuler avant de se taire brutalement. Bon. Allez, on respire stupide Wren et on trouve une réaction un peu plus classe que des bafouillements. Il prit une grande inspiration et chercha quoi dire mais ne fut finalement pas obligé de parler tout de suite. Soudain, la lumière changea très légèrement. Un changement qui était plus ressenti que consciemment observé. L’anglais leva ses yeux myopes vers le ciel et comprit ce qui se passait, avant même d’avoir vu les premiers flocons. La neige. La première neige… Des flocons légers commencèrent à tomber, d’une façon diffuse et encore un peu hésitante, comme si les nuages avaient oublié comment on se débrouillait pour faire la neige. Comme s’ils avaient été terriblement inexpérimentés. Ou surpris par ce qui leur arrivait….

La neige finit par arriver jusqu’à Wren et Rozen et l’anglais tourna vers le professeur un regard émerveillé, presque candide. Il sourit, un sourire adorable qu’on lui avait peu vu. La neige tombait doucement sur la jeune femme. Elle n’attachait pas encore mais les petits flocons mettaient quelques fractions de seconde avant de disparaître dans sa chevelure. C’était magnifique. Si Wren avait été un photographe, il aurait sûrement sorti son appareil photo. C’était beau et… romantique. Oui, c’était romantique d’une certaine façon. Trop romantique pour que même l’anglais ne réagisse pas. Mais c’était toujours Wren. Alors au lieu d’aller embrasser Rozen, il se contenta de poser une main hésitante sur sa main à elle, celle qui tenait ses lunettes. Il ne fit aucun mouvement pour récupérer ce qui était à lui, il se contenta de garder sa main posée délicatement su celle du professeur, sans vraiment la tenir, juste un contact aussi hésitant, léger et doux que ce début de neige. Il aurait bien dit quelque chose mais il était certain qu’il aurait réussi à gâcher ce moment. Et bien qu’il ne sache pas tout à fait ce que ce moment était, il était sûr de ne pas vouloir le foutre en l’air. Alors il ne dit rien et regarda la première neige de l’année se mettre en place.

Rozen n'aurait pu dire pourquoi elle avait fait ce qu'elle avait fait ; elle n'aurait pas qualifié ça de pulsion, d'envie brutale... Elle n'avait pas réfléchi, mais n'avait pas non plus eu l'impression de faire n'importe quoi, de tout à coup perdre les pédales pour commettre quelque chose de totalement dingue. C'était... juste comme ça. Pourquoi pas ? L'atmosphère semblait immobile ; sérénité troublante du calme avant la tempête. Tout était tellement reposant, tout à coup, après ces longues minutes d'énervement... Comme si, à chaque coup de couteau taillé, c'étaient les soucis que le jeune homme avait un à un escamotés. Tchac, tchac...et smack. Et... et après ? Oui, au fait ?

Elle ne savait pas quoi dire, ni faire ; elle n'y avait pas réfléchi. Elle porta son regard sur l'horizon pour tâcher d'ignorer l'embarras qui suintait littéralement de la jeune personne qu'elle venait d'embrasser. Oui, l'immobilité sereine avait vécu ; le baiser y était peut-être pour quelque chose, mais pas uniquement : dans l'air flottaient gracieusement les premiers flocons. Rozen les suivit alors que ses yeux la picotaient légèrement ; c'étaient comme si toutes les petites contraintes de la vie refaisaient surface, l'air de rien, et fondaient dans son crâne en même temps que la neige sur ses cheveux. Et quand Wren posa sa main sur la sienne, malheureusement, elle n'était pas du tout, comme lui, saisi par l'ambiance romantique de l'endroit. Elle voyait simplement, avec une netteté inédite, la situation telle qu'elle était.

Elle fit mine de ne pas avoir compris, et, doucement, tourna le poignet pour rendre au jeune homme ses lunettes. En évitant de croiser son regard, elle se força à sourire d'un air tranquille, murmura un bref "merci", et se leva lestement. Elle prit la bûche, son pouce caressant machinalement l'arrête du nez de Mr Woody.

"Il neige... je... bon ben, à plus."

Et elle quitta les lieux sans avoir regardé Wren dans les yeux. C'était pas tout ça, mais Aloïs attendait sa flambée.