[Samhain] Black & White

Zelia resserra son châle de dentelle noire sur ses épaules en frissonnant. Au bord du loch, il faisait humide et bien plus froid que dans la lande où les deux jeunes femmes se trouvaient quelques minutes plus tôt. Les barques avaient beau flamber, elles étaient sur le loch et ne réchauffaient donc que très peu l’atmosphère. Zelia hésita quelques secondes à se lancer un sort de réchauffement mais elle n’avait aucun médium sur elle. Son pendentif violon avait été remplacé par une pierre pour l’occasion, et si l’anglaise savait que certains peuples faisaient de la magie grâce aux pierres, elle en était pour sa part incapable. De toute façon, elle préférait rester comme ça. Sentir le froid c’était toujours sentir quelque chose. Et puis, c’était plutôt énergisant, elle se sentait beaucoup plus vive que lorsqu’elle s’était trouvée prêt d’un feu de joie avant que Cel n’arrive.

« C’est très beau… » se contenta-t-elle de souffler, une boule dans sa gorge l’empêchant d’en dire plus.

Oui, c’était beau. Toutes ces barques, fleuries, remplies d’objets en honneur aux défunts qui brûlaient doucement sur le Loch. La lumière était magnifique. Nul doute que, si elle avait eu un appareil photo, Zelia aurait essayé d’en tirer quelque chose. Mais ce soir, elle n’était pas vraiment motivée pour faire quoi que ce soit d’autre que de passer un peu de temps avec sa meilleure amie qu’elle voyait trop peu. Elle était heureuse que Cel l’ait rejointe au banquet, et pas seulement parce qu’elle lui avait donné une excuse pour s’échapper et pour ne plus avoir à assister à Ronnie et sa troupe. Non, elle était heureuse de passer du temps avec Celesta, c’était tout. Elles se voyaient peu depuis quelques temps… Elles s’étaient éloignées. Ca n’était pas la première fois que ça arrivait. Mais c’était la première fois que ça arrivait alors qu’elles habitaient au même endroit. En général, elles se rapprochaient quand elles vivaient ensemble. Cette fois, ça ne semblait plus aussi facile. Zelia avait parfois l’impression qu’il y avait une barrière entre elles. Une barrière qui était composée de la mort de la mère de Cel, du couple que Zelia formait avec Ronnie, du rejet que Cel avait pour la magie…

« On dirait qu’elles vont brûler pour toujours… » murmura Zelia, presque hypnotisée par le spectacle.

Celesta, elle aussi, était hypnotisée par le spectacle. Ce n'était pas pour rien qu'elle avait prié son amie de venir ici, avec une insistance qui lui était si peu coutumière ; ce n'était pas non plus pour l'éloigner d'une Ronnie un peu trop joviale, ou pas seulement... Le spectacle des barques sur le loch valait bel et bien en lui-même le coup d'oeil : à lui seul, il faisait oublier le reste... Du moins était-ce ainsi que Celesta le ressentait. La magie de Sywhaîd, dans tout ce qu'elle avait de spectaculaire, s'offrait à leurs yeux, brouillant leur sensibilité.

Il n'était pas possible de vraiment penser à autre chose avec force, devant un spectacle aussi magique, dans tous les sens du terme. Paradoxalement, cela faisait longtemps que Celesta n'avait pas ressenti une telle quiétude depuis que sa mère était partie, de la même façon que les barques, peu à peu, s'éloignaient du rivage et dérivaient en direction de la brume. En les regardant flamber, l'Eurasienne s'était mise à pleurer, de grosses larmes coulaient sur ses joues, mais elle ne semblait pas en être affectée, au contraire. C'était comme la manifestation concrète d'un certain apaisement retrouvé. C'est d'une voix beaucoup plus sereine que ce à quoi on aurait pu s'attendre que Celesta répondit à son amie, les yeux toujours rivés sur le loch, et presque le sourire aux lèvres :

"Mais elles vont brûler pour toujours ; c'est pour ça qu'on les allume, qu'on les envoie sur le loch ; elles dérivent vers l'infini, et y flambent pour l'éternité... C'est ce qu'on dit, en tout cas... L'éternité."

Celesta glissa une main dans la poche de sa robe blanche, et de ses doigts caressa l'écorce souple d'une grenade mûre qu'on lui avait offerte sur le bord de ce même loch, alors qu'elle remplissait sa propre barque. Elle tendit le fruit à Zelia en haussant les épaules.

"Tu ne trouves pas ça un peu trop magique, parfois, ici ?"

Quand Celesta raconta à Zelia la légende sur les barques, celle-ci resserra encore plus le châle sur ses épaules, mais cette fois ça n’avait rien à voir avec le froid. Elle connaissait cette légende, mais ça ne changeait rien au fait que, ce soir, en voyant les barques, racontée par Celesta, ça la touchait particulièrement. Elle laissa elle aussi des larmes couler le long de ses joues et une sorte de boule se forma dans sa gorge. Elle pleurait peu souvent devant les gens, même quand ils lui étaient proches. Si Cel l’avait vue pleurer cinq fois durant leur longue amitié c’était déjà bien le maximum. Pourtant, là, les larmes vinrent toutes seules et ne lui parurent pas vraiment gênantes. Elle était avec l’une des rares personnes dont elle s’était toujours sentie proche, même quand leur amitié s’était arrêtée à une certaine époque, même quand elles avaient été plus distantes ou quand elles avaient été franchement fâchées. Elle n’avait jamais réussi à chasser ce sentiment, cette complicité qu’il y avait avec Celesta. Depuis le début, elles s’étaient comprises à demi-mot, leurs silences étaient parfois plus révélateurs que de grandes discussions. Elles avaient une relation particulière, hors du commun, Zelia l’oubliait souvent, mais il suffisait d’être près de sa meilleure amie pour qu’elle se rende compte d’à quel point elles avaient de la chance de l’avoir, même si parfois c’était compliqué, même si parfois elles ne savaient pas bien comment la gérer.

Zelia eut une sorte de petit hoquet quand Celesta posa sa question. C’était comme une révélation. Jusqu’à présent, elle n’avait jamais particulièrement pensé à la place de la magie sywhaîdienne dans sa vie. Pour elle, ça faisait partie du décor, c’était tout. Mais une fois que Celesta le disait, c’était évident. Quand elle était venue à Sywhaîd, elle avait pensé que le fait de vivre dans un milieu typiquement magique était quelque chose qui ne pourrait que lui plaire. Elle avait toujours adoré les créatures, le fait de se dire que tout était possible. Elle avait pensé qu’elle retrouverait, d’une certaine façon, ses racines, en tant que sorcière. Ca l’avait enthousiasmée, vraiment. C’était une des choses qui lui plaisaient le plus. Vivre dans un lieu comme celui-ci, où la magie était partout, ne pouvait qu’être intéressant, surtout vu qu’elle adorait la Magie Canalisatrice et qu’elle avait toujours voulu vraiment explorer ses propres capacités magiques. Mais tout ça était très différent de ce qu’elle avait imaginé en venant. La magie lui pesait plus qu’elle ne lui plaisait. Elle sentait les flux, comme Cel devait les sentir, du fait qu’elles avaient effectué leurs transes mimétiques. Et il y en avait partout.

« Oui. »

Elle tourna son regard vers Celesta. Elle ne pleurait plus mais ses yeux étaient brouillés, comme si elle n’arrivait pas à mettre le doigt sur ce qu’elle voulait dire exactement. Est-ce que Sywhaîd, et sa magie, était à considérer comme fautive de tous les ennuis qui tombaient sur Zelia ces dernières semaines ? Est-ce que c’était à cause de cette énergie particulière que Cel n’arrivait pas tout à fait à faire le deuil de sa mère ? Sywhaîd n’était pas la seule responsable mais elle avait sa part. N’importe où d’autre, Ronnie n’aurait pas été forcée de voir aussi souvent Logan, et Zelia aurait elle aussi pu l’éviter. Dans n’importe quel autre endroit, Cel aurait sûrement pu arrêter de faire de la magie. Ca n’était pas quelque chose que Zelia souhaitait, mais ça devait forcément peser à l’eurasienne, qui ne pouvait que penser à son statu de sorcière alors qu’elle aurait aimé, pour l’instant, l’oublier.

« Oui. » répéta-t-elle avec conviction. « Ici, les choses sont différentes… On n’est jamais… On ne peut jamais… Il n’y a… La magie est toujours présente. C’est épuisant parfois. Comme si on était trop chargées en électricité. Et la vie n’est pas la même, les mentalités non plus. La magie conditionne pratiquement tout. Tout est magique… Ca n’est pas… Ca n’est pas pareil. »

Elle n’arrivait pas à mieux préciser sa pensée, sûrement que tout ça faisait très embrouillé, il était possible que Cel n’y comprenne rien. Pour une fois, Zelia ne réussissait pas à mieux s’exprimer. C’était trop compliqué, et trop inédit comme principe, pour qu’elle y arrive.

Il ne fallait guère compter sur Celesta pour être plus loquace ; l'eurasienne n'avai jamais été la plus causante des deux. Sa meilleure amie n'avait pas besoin, de toute façon, d'en dire davantage : toutes deux ressentaient parfaitement ce phénomène, cette sensation bizarre d'être prises à la gorge, étouffée, par quelque chose qui n'était ni bon ni mauvais, mais qui était présent, indubitablement, sur cette -trop ?- Noble Lande. Cel et Zouzou se comprenaient presque toujours à demi mot, mais, en cette soirée intense en émotions, c'était plus vrai que jamais, et plus appréciable, également.

Celesta se sentait infiniment soulagée de ne pas être seule à ressentir la magie de l'endroit ; et de la ressentir comme... un peu pesante. Elle avait bien le sentiment que ce n'était pas une fatalité ; que cette énergie aurait probablement pu leur profiter, dès l'instant où elles avaient mis les pieds en terre écossaise : après tout, miss Wood n'irradiait-elle pas plus que jamais ? Et pourtant, elle aussi devait ressentir l'énergie... Elle devait la ressentir plus que tout autre, évidemment. Peut-être devraient-elles lui demander conseil...

Bien que l'idée effleurât Celesta, elle ne l'émit pas à haute voix ; d'abord, parce qu'elle n'était même pas sûre elle-même d'avoir le cran de discuter de cela avec Miss Wood en tête à tête. Déjà, il avait fallu que Zelia déploie des trésors de persuasion pour que Cel s'inscrive à un cours de mineure. Auquel Celesta, elle le pressentait, ferait de toute façon pâle figure : comment pourrait-il en être autrement alors que cela faisait des mois qu'elle n'avait plus ouvert un grimoire ? Des semaines que -pire encore !- elle s'efforçait d'utiliser le moins possible ses capacités magiques... Sans grand succès. Bien sûr qu'elle aurait dû voir miss Wood, mais Cel avait un peu honte d'une attitude qui était probablement vouée à l'échec sans qu'elle veuille se faire asséner la terrible vérité par une spécialiste comme Zephira. La confiance en son ancien professeur ne s'était pas amenuisée : au contraire, c'était cette confiance qui l'empêchait d'aller la trouver.

Mais il y avait une deuxième raison pour laquelle Celesta garda pour elle cette idée d'aller trouver miss Wood, et l'enfouit dans les tréfonds de sa cervelle plutôt que de la suggérer à Zelia : elle demeura elle-même incapable de parler pendant plusieurs secondes. Etait-ce le loch, les barques qui flambaient à sa surface comme autant de témoignages d'amour ? Etait-ce de se retrouver précisément, ce soir-là, en tête à tête avec son amie de toujours ? Ou le réconfort de se savoir qu'elles étaient toujours unies dans les moments difficiles ? Que les plus étranges des sensations, les plus inexprimables, elles les partageaient, les comprenaient ?

Sans mot dire, donc, Celesta hocha la tête, contente d'avoir les barques à contempler pour ne pas croiser le regard de son amie ; c'aurait été un peu trop d'émotion pour elle. Le spectacle étonnamment serein des reflets flamboyants sur l'eau lui permettait en outre de reprendre peu à peu un semblant de contrôle sur elle-même. De mettre le doigt sur ce qui lui ferait, en cet instant, du bien. Elle tourna enfin la tête vers Zelia.

"Tu sais ce qui...ce que j'aimerais bien ? Mon père m'a envoyé des vieux albums photos de Denver...il pensait que ça me ferait plaisir... Tu veux bien... qu'on aille les feuilleter, devant une bonne soupe ? Ceux de Syra, je veux dire..."

Celesta sourit, ce qui était assez rare ces derniers temps pour être souligné. Samhain était peut-être une fête au cours de laquelle on était supposé enterrer le passé, mais pour Celesta, il était clairement nécessaire de s'y replonger pour en faire le deuil. Et qui d'autre mieux que Zelia pouvait la comprendre ? Bien avant la fin des festivités, les deux silhouettes, noire et blanche, remontèrent vers l'école ; la soirée qu'elles passèrent ne fut peut-être pas aussi festive que celle qui se prolongea, dans la lande, jusqu'au petit matin ; mais elles auraient bien d'autre occasions de boire, peut-être pas autant de se retrouver.

[Fin un peu précipitée et gnangnan, mais évidemment, on remettra ça ! ]