Let's spend the night together

Les bords du loch étaient à première vue déserts. Claude investit les lieux de son pas tranquille, un peu voûté, le regard flou. Il était 15h et David dormait. Claude avait choisi de marcher. Et pour ça, quoi de mieux que le loch ?
Il avança lentement vers la surface polie de l'eau, s'absorba dans sa contemplation et finit par s'asseoir, le regard fixé sur l'eau.
Il avait envie de sortir de là. De revoir Tibère et de faire la fête. Et de ne pas pouvoir le faire, ça l'ennuyait, l'attristait, mais surtout le mettait en colère. La Brume avait dit qu'elle les protègerait, mais pour le coup, elle les enfermait plutôt, et parfois il avait envie d'avancer jusque cette étendue grise et d'essayer de sortir quand même. Parfois, il aurait aimé pouvoir rouer la Brume de coups de poings, mais elle était juste là, impassible.
Soupirant, il se laissa tomber sur le dos et fredonna un air de musique électronique. La musique aussi lui manquait, il devait se retrouver des CDs. Passant les mains sur son visage fatigué, Claude ferma un instant les yeux, brailla le refrain de Let's spend the night together de David Bowie et rigola tout seul. Rouvrit les yeux et découvrit une fille, à quelques mètres sur la même rive que lui. Il ne l'avait même pas entendue arriver et se sentit rougir. Un peu pour se rattraper, il rit de nouveau et tourna franchement la tête vers la fille, une grande blonde maigre comme une brindille.

"Salut ! J't'avais pas vue alors désolé pour le chant foireux !"

(Brise ? ^^)

(I'm in!)

Brise se baladait mollement autour du lac, ses chaussures à la main, sans une once d'intérêt pour les galets qu'elle envoyait rouler dans l'eau du bout des orteils.. Elle marchait d'un air ennuyé, avec de grands pas irréguliers qui la faisait paraitre saoule, titubant dans la lumière forte de l'après-midi.
Mais Brise était tout à fait sobre. Elle se languissait simplement. De Londres, d'Apkar, de sa liberté d'aller et venir aussi.
Elle n'était à sywhaîd que depuis une semaine, et déjà elle étouffait dans la chaleur tenace du mois d'août. La simple idée de ne pouvoir retourner à Londres la rendait folle. Alors elle se trainait, de ci, de là, l'air morne et désoeuvré. Ce qui, somme toute, ne changeait guère de la Brise habituelle.

Elle venait de s'engager sur la plage d'une crique ombragée lorsqu'elle entendit une voix. D'abord agacée d'être dérangée dans sa médiation auto-centrée et aimablement auto-complaisante, Brise siffla entre ses dents quelques chose qui ressemblait à "et merde". Elle avança jusqu'au bord de l'eau, essayant de d'apercevoir le chanteur à travers l'épais taillis qui abritait la crique. Elle écarta maladroitement quelques branches (soyons claire, Brise n'était pas le scout de l'année), non sans serrer fermement les lèvres (elle avait entendu parler de ces gens qui, ayant avalé une abeille ou une araignée, étaient mort subitement dans d'atroces souffrances). De l'autre côté du buisson, la voix s'éleva avec un soudain regain, pour le refrain sans doute. Brise se dégagea en éternuant, la tête recouverte de ce qui semblait être du pollen.

Elle décida que tout compte fait, contourner la crique et rejoindre la rive par la forêt pourrait s'avérer être une bonne idée. Elle remit ses chaussures (des sandales noires dont les brides venait enserrer sa cheville. Totalement inadaptées à sywhaîd), et s'engagea dans le petit chemin forestier par lequel elle était arrivée à la crique. Elle pu bientôt rejoindre la rive où s'égosillait le mystérieux (mauvais) chanteur, non sans avoir bataillé avec une demi-douzaine de plantes sauvages plus ou moins amicales.

Il était allongé sur la plage, abandonné au soleil, les yeux fermé. Dubitative, Brise hésita. Elle en était encore à se demander si elle devait assomer le chanteur en invoquant le tapage diurne ou disparaitre sans bruit dans la forêt (elle était encore un peu sauvage avec la population sywhaidienne) lorsque ledit chanteur ouvrit les yeux. Brise resta donc là où elle était, muette et entourée d'une nuée de pollen sous le soleil.

- Salut, répondit-elle au jeune homme. J'étais en train de me demander si j'allais t'étrangler ou simplement me jeter à l'eau, histoire d'abréger mes souffrances ajouta-t-elle en souriant un peu. Mais pas trop.

Elle s'approcha un peu plus, curieuse et méfiante à la fois. Elle n'avait jamais vu ce type avant, il était donc dans la place depuis moins d'un an. Elle guetta sa réaction tout en se présentant. Elle espérait comme elle redoutait voir son regard s'éclairer en entendant son nom.


- Je m'appelle Brise, enchaina-t-elle en secouant ses cheveux pour en chasser le pollen. Et toi ?

Et le regard de Claude s'éclaira effectivement en entendant ce nom. Brise... ça lui disait bien quelque chose, ça ! Quand elle avait parlé d'abréger ses souffrances, il s'était contenté d'éclater de rire, toujours couché et les bras écartés. Quand elle dit son nom, il se redressa en position assise et l'observa. Mais oui, il connaissait ce nom. Mais comment ?

"Moi c'est Claude."

Il fronça un peu les sourcils puis demanda :

"On se connait ? Ton nom me dit quelque chose..."

Un truc marrant, une histoire qu'on lui avait racontée peut-être, parce qu'il ne se rappelait pas de son visage. Un visage particulier, soit dit en passant, pas laid mais étrange. Bref, il ne se souvenait pas de l'histoire, mais il avait déjà entendu parler d'elle, il en était sûr.

"Bon, procédons méthodiquement. Tu viens d'où ? T'as déjà été à Rome ? On a pu se rencontrer là-bas ?"

En tout cas, pas à Sywhaid. Il s'en rappellerait sinon, la plupart de ses rencontres avaient été marquantes.

Brise avait vu l'éclair dans l'oeil de Claude. Immédiatement, son estomac se contracta douloureusement. Elle s'en voulu d'être aussi faible, elle autrefois si indépendante, si peu encombrée de scrupules.
Son visage pâle et impassible ne bougea pas d'un cil, pourtant, figé dans un rayon de soleil.
Elle ne savait pas qui avait pu parler d'elle au jeune homme. Brise n'étant pas un prénom courant, il était peu probable qu'il la confonde avec une autre. Surtout ici, à Sywhaîd. Quelles sortes d'histoires pouvaient circuler sur son compte dans la Noble Landes ? Claude disait connaître son prénom, et comment le pouvait-il autrement qu'à travers les ragots ?

- A mon avis, non, on se connaît pas, déclara posément Brise en s'asseyant gracieusement par terre près de Claude.

Elle portait un short bleu électrique qui tranchait violemment avec sa peau blanche, ainsi qu'un débardeur blanc dont l'encolure était ornée de délicates broderies. Elle retira à nouveau ses sandales, qu'elle envoya valser un peu plus loin.

- Je viens de Londres, j'ai déjà été à Rome, mettons... 4 fois. La dernière fois s'était il y a deux ans. Et... Elle laissa glisser son regard sur la mince silhouette de Claude, son regard comme hanté, son corps abandonné sur la rive comme celui d'un noyé... je crois pas qu'on ai pu s'y rencontrer.

Brise doutait qu'elle et le jeune homme fréquentent les mêmes cercles, à Rome ou ailleurs. Pourtant, quelques chose la tracassait à propos de Claude, et de l'Italie. Un lien, une connection qui ne voulait pas se faire dans son cerveau. Frustrant.

- J'étais ici, y a un an. A Sywhaîd.

Elle avait parlé d'un air dégagé, tout en tripotant les petits cailloux sur le sol. Elle avait ramené ses genoux sous son menton, et un rideau de cheveux blonds cachait son visage, balayant sa joue. Un an plus tôt, un peu plus peut-être, elle était à Sywhaîd avec Logan, près du Loch. Elle portait une robe rouge. Elle s'en souvenait encore, avec une netteté dérangeante. Elle chassa ces souvenirs indésirables en rejetant ses cheveux en arrière puis adressa un sourire éclatant à Claude. le premier vrai sourire depuis un bon bout de temps.

- Je sais, s'exclama-t-elle en riant. Tu es le Claude de Tibère, pas vrai ?

Elle avait entendu parler des trois empereurs, vaguement. Qui n'en avait pas entendu parler ? Elle avait peur des rumeurs à son sujet ? Celles sur Claude devaient être autrement plus bruyantes. Et sombres. Brise se demanda en un éclair ce que Claude pouvait savoir d'elle.
Qu'elle avait renversé un seau d'eau sur la tête de Tibère ? Qu'elle avait fait exploser son armoire ? Qu'elle avait blessé Logan pendant un cours ? Ou qu'elle était une horrible pimbêche suffisante et peu aimable ?

- Qu'est ce qu'il t'a raconté sur moi ? Demanda-t-elle calmement en s'allongeant elle aussi sur le dos. Elle n'avait même pas attendu la confirmation de Claude quand à son identité.

Claude détaillait Brise alors qu’elle réfléchissait, glissant sur sa peau pâle, sa minceur et… cette façon de bouger… Claude était de ceux qui reconnaissent les gens à leur façon de bouger, qui ne peuvent pas trouver beaux des gens immobiles. Et cette Brise lui plaisait.
Il eut un large sourire quand enfin elle trouva le lien, ce qui faisait qu’il la reconnaissait vaguement. Mais oui ! Exactement !
Si Brise se demanda ce qu’il pouvait savoir sur elle, il se posa la même question. Qu’avait pu dire Tibère ? Et les autres ?

« Euh, il m’a dit que tu as osé lui renverser de l’eau sur la tête. »

Il éclata d’un rire un peu éraillé et continua :

« Il était scandalisé, j’m’en rappelle ! Mais il m’a aussi dit qu’il t’aimait bien. Il m’a dit « elle est digne de l’Empire et elle est persuadée d’être plus que ça encore. »

L’italien fit un clin d’œil, se recoucha sur le sol et alluma une cigarette. Ce que Tibère lui avait dit, c’était pas loin du compliment ultime. Pas tant le fait qu’elle soit « digne de l’Empire » mais plutôt le reste, cette histoire de penser être plus que ça. Peut-être bien que Brise n’était pas du tout comme ça, mais c’est ainsi que Tibère la lui avait décrite, fière, orgueilleuse et intelligente. Tibère aimait les gens comme elle. Claude et David aussi.

« Alors t’était pas là quand Tibère est parti ? Moi je suis arrivé un peu avant mais bon… on dirait bien que ça l’a pas calmé ! »

Claude acceptait bien mieux cette histoire depuis qu’il était sorti de sa dépression. Il avait parlé d’un ton désinvolte, bien qu’un peu tremblant et avait tenté d’afficher une insouciance qu’il ne ressentait pas. Tibère était fou, ça l’inquiétait, il en passait des nuits blanches à se demander ce qui se passait à Rome, mais Brise n’avait pas besoin de le savoir.
Le romain imaginait qu’elle avait déjà du entendre l’histoire, comme tout le monde… Et si une partie de lui s’en agaçait, une autre s’en réjouissait. Tibère avait voulu marquer les gens : il avait réussi.

Brise éclata de son fameux rire en cascade, frais et argentin. Il y avait un bout de temps qu'elle n'avait pas eu l'occasion de rire de bon coeur. Mais cette histoire de douche froide lui collait toujours le fou-rire.
La scène avec Asa et Annalda n'avait pas été tout à fait... plaisante, pourtant Brise en gardait un bon souvenir. Elle appréciait Asa, pour son courage et son caractère passionné. Annalda l'avait impressionné par son cran insoupçonné, et Tibère... Tibère était Tibère, et Brise l'avait toujours apprécié. Elle se retrouvait en lui, sans bien savoir expliquer pourquoi. Ronnie l'avait très bien comprit lorsqu'elle avait essayé de la blesser, quelques jours plus tôt.

- J'ai bien cru qu'il allait me frapper, ce jour-là. Brise marqua une pause, pensive. Mais je pense pas qu'il aurait tapé une fille.

Elle se tût un instant, le regard dans le vague. Elle était heureuse d'apprendre que Tibère l'avait considéré avec respect. Elle n'était pas sure que cette faveur soit donnée à tout le monde, et elle était quasiment certaine que c'était... quelques chose de précieux. Elle prit la résolution d'écrire à Tibère, plus tard.

- On m'a raconté sa... sortie, ouai, répondit Brise d'un air grave. Je ne sais pas trop quoi en penser. Mais j'imagine que c'est ce qu'il voulait, je veux dire... Que les gens ne comprenne pas.

Le romain avait toujours cultivé le plaisir pervers de mener les gens en bateau. Il semblait prendre plaisir à les regarder se débattre, impuissants face à l'illogisme obscur de son comportement. Brise s'était amusée à lui résister, et c'était comme ça qu'ils étaient devenus... pas amis, mais quelques chose d'approchant. Ils n'avaient jamais vraiment été rivaux, pourtant ils s'affrontaient sans cesse. Brise avait apprécié cette complicité discrète et teintée de défi. Elle aimait les défis. Son amitié avec Apkar le prouvait bien. Ou encore son comportement avec Ronnie, à son arrivée.

Claude avait l'air nostalgique, allongé comme sans vie sur la rive. Brise se tourna vers lui et mit sa main en visière, aveuglée par le soleil qui tapait toujours aussi impitoyablement. Elle ne se rappelait plus exactement quel rôle avait joué Claude dans le trio infernal qui les avaient lié, lui et un certain David, au Tibère instable et dérangé qu'elle avait connu. Mais elle savait que l'aventure avait mal finie. Comme le séjour de Tibère à Sywhaîd.

- Hé, fais pas la gueule, je préférais limite quand tu chantais, lança-t-elle d'un ton railleur.

Sa phrase enjouée aurait pu passer pour une tentative aimable de réconforter Claude, mais en vérité c'était l'inverse. Brise ne savait absolument pas comment réagir face à la détresse des autres, et elle préférait encore s'en sortir par une pirouette que s'aventurer sur la pente glissante qui s'ouvrait devant elle. Elle ne savait pas ce qui liait réellement Claude à Tibère et, pour l'instant, elle préférait continuer à l'ignorer.

- Tu te baigne ? Proposa-t-elle en montrant le lac miroitant du menton.

(comment j'enchaîne !)

Claude regarda gravement Brise qui disait qu’elle avait cru que Tibère allait la frapper. Il n’en était pas si sûr, que son pote ne frappait pas les filles. Disons qu’il ne frappait pas ceux qui auraient du mal à se défendre… et vu le gabarit de Brise, en effet, Claude se disait que Tibère n’aurait pas osé la toucher. Ce cinglé aurait pu lui casser un bras d’un coup de poing, il ne se maîtrisait pas.
Il hocha doucement la tête. Non, ils ne comprenaient pas, peut-être bien que c’était ce que Tibère voulait. Un peu pour l’exactitude, il ajouta à la suite de la jeune femme :

« Oh tu sais, il a été jugé, du coup il a du faire une sorte de plaidoirie. Et donc, il a dit qu’il voulait juste mettre le bordel, bousculer un peu le truc. Et être un peu méchant, histoire d’être sûr qu’il se rouille pas. »

Il éclata de rire en réprimant le frisson qui lui venait à repenser à son meilleur pote, ricanant et les yeux fous.

« J’espère juste qu’il aura pas foutu le feu à Rome, quand on ira le voir à la prochaine Brèche. »

Il ricana un peu et se redressa comme un ressort quand la blonde lui lança de ne pas faire la gueule. Avec un clin d’œil et un air de défi, il se mit à chanter du Pendulum, commença bien et fit exprès de finir en fausses notes.

« T’es sûre que tu préfères ça ? »

Il se leva avec aisance tandis que Brise désignait le loch et marcha jusqu’à l’eau pour tâter la température. Trempant son orteil dans l’eau, il fit une grimace et s’exclama :

« Ma foi, c’est plus chaud en Italie ! Mais ouais, je me baigne si tu viens ! »

D’un seul mouvement, un mouvement fluide comme ceux de Tibère, il se débarrassa de son t-shirt et se retrouva torse nu devant la jeune femme. Il se tenait naturellement, sans honte malgré sa maigreur et les nombreuses traces de coups qu’il portait. Vestiges de la vie à Rome… et de la prison. Depuis sa sortie, les bleus qu’il avait récoltés avaient à peine pâli et il avait franchement l’air dans un sale état. Un instant, il se tint voûté et ressembla à un junkie paumé, ou peut-être à un mec en fin de course qui va bientôt lâcher. Puis il sourit, se redressa, cabriola et de nouveau, redevint Claude, le jeune gars chargé d’énergie et motivé.

« Allez allez, viens te baigner, puisque tu proposes ! »

D’un coup de pied, comme Brise auparavant, il balança ses tongs et courut à l’eau pour y plonger sans hésiter. Deux secondes plus tard, il était sur la berge, grelottant de froid et semblant regretter son élan aquatique. Ouh, il faisait peut-être chaud mais on était en Ecosse, et là-bas… hé bien l’eau est froide.

(j'avoue ! ça me va nickel^^)

Brise haussa les épaules en entendant Claude lui détailler un peu mieux la scène. Elle avait manqué la grande sortie, elle ne pouvait qu'imaginer ce qui s'était passé ce soir là. Elle se figurait des flammes, des pleurs, des rires déments et puis de la peur, aussi... Rien de bien rationnel.

- Pour une fois qu'il se passe un truc par ici, grogna-t-elle entre ses temps, retrouvant pour un instant les accents provocateurs de la Brise d'autrefois.

Elle leva les yeux sur Claude, debout à contre-jour. Le soleil l'aveuglait à moitié, mais elle remarqua qu'il n'était pas très grand. Et pourtant débordant d'énergie, soudain. Elle fut surprise par sa capacité à passer de la molle léthargie qui les habitait tous les deux quelques instant plus tôt à cette brusque vitalité. D'humeur généralement égale et très rarement spontanée, la jeune femme laissa échapper un fin sourire aux premières notes massacrées par l'italien. Elle se leva avec lenteur, les yeux plissés.

- Cette fois je vais vraiment me jeter à l'eau, lança-t-elle d'un air faussement sérieux en suivant Claude au bord de l'eau.

Elle évita de laisser son regard s'attarder sur le torse du jeune homme. Pas par pudeur, non, mais pour la même raison qui l'avait poussée à plaisanter lorsque la voix de l'italien s'était mise à trembler. Elle n'aurait pas su quoi dire. Si tant est qu'il eu fallut dire quelques chose. Elle ne pu cependant s'empêcher de remarquer les traces laissées sur le corps fuselé de Claude.

Elle entra lentement dans le lac, sans un frisson. En adressant au romain un signe de la main qui pourrait vouloir dire "fiche-moi donc la paix, j'arrive", elle se coula dans l'eau froide en une longue brasse. Toute habillée.

- En Angleterre, on est pas des petites natures, déclara-t-elle sentencieusement en rejoignant Claude à la nage.

Elle adorait nager. Elle exécuta quelques pirouettes aquatique, plongeant la tête sous l'eau avec délice. La fraîcheur de l'eau était agréable, et Brise se mit à faire la planche, dérivant tranquillement sur la surface calme du lac. Ses vêtements gonflaient comme des corolles autour de son corps menu, pendant que ses cheveux blond auréolaient son visage serein.

- Dis-moi franchement, Claude, demanda-t-elle, dis-moi, cet endroit, c'est pas le pire trou de la terre, quand on y pense ?

Pas d'aigreur dans la voix de Brise, simplement une grande lassitude. Le regard perdu dans le ciel, elle ne semblait pas vraiment attendre de réponse. Pourtant, elle adressa un regard perçant à Claude, avec un sourire désinvolte qui démentait le ton grave qu'elle venait d'employer. Elle laissa échapper un petit rire désabusé avant de plonger à nouveau.

Si le sourire de Claude s’était fait radieux quand elle avait dit que « pour une fois il se passait un truc » comme commentaire à l’éclat de Tibère, l’éclat de rire dont il salua son humour tout britannique fut du même style, le genre de rire communicatif.
En la voyant entrer dans l’eau, toute habillée et apparemment très à l’aise, il était bien sûr reparti et avait oublié le froid. Il était plutôt porté sur le défi, avouons-le, et ne pouvait décemment pas rester là à frissonner alors que Brise allait se baigner. Ils se retrouvèrent donc dans l’eau, côté à côte, et Claude nagea un peu tandis qu’elle pirouettait, la rejoignant seulement quand elle se mit à faire la planche. Il la regarda un instant, eut un sourire un peu tordu et se laissa dériver près d’elle.

Le pire trou de la terre… Isolé, sans personne, sans fêtes immenses. Le genre de communauté où tout se sait et qui peut vite devenir un enfer. Pourtant, Claude s’y sentait bien. Il avait beaucoup trop vécu de choses à son goût en un an… Le trafic, la condamnation, la prison, Tibère devenu papa, puis Tibère devenu fou… ça faisait pas mal de choses à gérer, et un peu trop pour ses épaules fragiles. Non, Claude n’avait pas tellement envie d’être ailleurs. En sortant de prison, la ville l’avait effrayé. Il n’avait pourtant pas passé beaucoup de temps enfermé, mais là-bas il en avait sévèrement bavé et avait besoin de calme. Sywhaid avait été la solution, et l’était toujours. Seul Tibère lui manquait.

Brise plongea, à côté de lui, le faisant revenir à la réalité. Il eut un rire un peu jaune et répondit d’une voix nonchalante :

« C’est pas la ville, c’est sûr, et on est loin d’égaler les nuits romaines. Mais c’est calme. »

Il jeta un regard en coin à la blonde et continua du même ton désinvolte :

« Des fois je déteste ce calme, ça fait revenir mes mauvais penchants. Mais des fois, ça fait du bien, non ? Mais t’as pas tort, c’est à se demander ce qu’on vient foutre ici. Tu viens d’où toi ? »

Brise connaissait Tibère, elle devait donc avoir une idée de la vie de Claude. Peut-être même du fait qu’il sortait de prison, Tibère avait très bien pu en parler. Ça ne le gênait pas vraiment, en vérité. Il lui semblait donc tout naturel de demander à Brise ce qui l’amenait dans ce coin paumé, justement.

Brise écoutait Claude, le nez baissé, regardant les volutes de vases qu'elle soulevait avec ses pieds. Bien sur elle était d'accord avec lui. Le calme, la tranquillité, la sécurité, blablabla... C'était ce qu'elle était venue chercher après la mort de son père. Mais elle avait la désagréable impression qu'on ne lui avait guère laissé le choix. Elle se sentait... contrainte. Le discours de Claude lui semblait presque trop raisonnable. La frustration qu'elle ressentait depuis son arrivée à Sywhaîd enfla soudain comme une flamme, faisant étinceler son regard habituellement morne et sans passion.

- Oh oui, ça pour être calme... Dit-t-elle d'un ton caustique.

Elle ne voulait pas que Claude entende la tension dans sa voix.

- Sauf quand tu chantes, ajouta-t-elle en souriant. Un drôle de sourire qui n'en était pas vraiment un.

La chaleur de l'après-midi avait atteint son apogée un peu plus tôt, et maintenant la forêt se teintait d'ocre rouge. Tout était calme, oui. Mais au lieu d'apaiser Brise, ce silence l'oppressait. La course tranquille des nuages, le vent qui soufflait bêtement, jusqu'à l'eau du lac, si paresseuse... Après l'année mouvementée qu'elle venait de passer, Brise avait du mal à revenir au quotidien qui avait été le sien un an auparavant. Elle en venait presque à regretter ces nuits sans sommeil passées à distiller sa colère dans les rues de Londres. Sauf à la fin, où elle s'était cloîtrée dix jours dans son appartement tant sa mère était devenue virulente. Alors elle était rentrée à Archavir avec Apkar, qui n'en pouvait plus, lui, de toute cette agitation stérile.

- De Londres. Je viens de Londres. Mais... Elle eu un rire amer, ça fait un bout de temps maintenant que plus personne ne m'y attend. Ici non plus, personne ne m'attendait, remarque.

Elle avait parlé sans émotion, comme si tout cela ne l'atteignait pas vraiment. En un sens, c'était vrai. Brise était très forte, incroyablement indépendante et furieusement égoïste. Mais il y avait eu un peu trop de changements dans sa vie dernièrement pour qu'elle ne ressente pas le besoin d'une présence amicale. Ce qu'elle avait un peu de mal à admettre.

- C'est quoi, tes mauvais penchants ? Demanda-t-elle brusquement avec un air mutin. Raconte-moi. Sa voix avait un accent impérieux.

Comme si, en écoutant la vie d'un autre, elle pouvait s'échapper un peu de Sywhaîd et de son calme horripilant. En son fort intérieur, Brise eu envie de rire d'elle-même.

Claude avait tourné la tête vers Brise en l’entendant rire et dire qu’elle venait de Londres. Il sentit bien l’amertume de ce rire et pensa fugitivement qu’il devrait dire quelque chose pour demander des explications. Savoir un peu plus ce qui s’était passé. Il était un peu curieux, et prêt à la laisser s’épancher si ça pouvait lui faire du bien. Bon, d’accord, il était plus curieux qu’autre chose, et surtout prêt à se justifier avec cette histoire de « la faire crever l’abcès ». C’est humain. Mais tout simplement il n’osa pas lui poser de questions. Il la regarda un moment, ouvrit la bouche puis la referma devant l’évidence : il ne savait pas quoi dire.

Il y eut donc un court instant de silence, durant lequel Claude nagea paresseusement vers la berge. Il se retrouva debout sur la terre, à s’essuyer avec son t-shirt, et eut un petit sourire quand Brise demanda ce qu’étaient ses mauvais penchants. Elle, au moins, elle osait les poser, ses questions. Il alluma une cigarette, pencha la tête vers le sol et lâcha son t-shirt désormais trempé.

« C’est une expression de David. Le troisième, ajouta-t-il en relevant le regard. C’est quand je suis en colère et que j’ai peur. Là, je fais plutôt n’importe quoi. »

Il baissa à nouveau les yeux, vers son corps sec couvert d’éraflures et de coups.

« Et j’me jette à corps perdu dans ma détresse, et j’essaye de me détruire. »

Il eut un petit rire désabusé, fit un signe de la main et conclut :

« On a tous ses névroses, hein ? »

Claude avait fini par admettre cette partie de lui-même : il se savait faible. Il savait qu’il coulait très vite, qu’il lâchait prise, qu’il se détruisait. Hé, cette fameuse phrase dont tout le monde, y compris eux-mêmes, s’imaginait qu’elle résumait les empereurs : dans la même situation… Tibère détruit tout autour de lui, David gère et Claude… Claude se détruit lui-même.
L’italien soupira par-dessus sa cigarette et s’assit dans l’herbe. Fixa Brise et interrogea soudain :

« Tibère t’a parlé de moi ? Qu’est-ce qu’il a dit ? »

Ça le taraudait un peu, cette question. Il y avait des gens qui avaient déjà entendu parler de lui depuis longtemps, sur Sywhaid. Il s’en était rendu compte à plusieurs reprises. Certains savaient son passé, d’autres son caractère, le plus souvent ils savaient juste qu’il était le meilleur ami de Tibère. Et souvent, ça le faisait partir avec des points de retard.

Brise suivit Claude vers la berge. Le silence ne la dérangeait pas, elle ne faisait pas partie de ces gens qui éprouvent le besoin de combler le vide avec un torrent de parole. Au contraire, écouter le silence des autres lui plaisait. Elle avait l'impression d'un apprendre davantage sur ses interlocuteurs, sans avoir besoin de réagir à leurs discours.
Elle ne sortit pas du lac mais resta assise dans l'eau peu profonde, les mains dans la vase qu'elle s'amusait à agiter. Elle n'en était pas dégoûtée.

Elle regardait Claude, attentive, la tête légèrement penchée sur le côté. Elle était surprise de l'honnêteté avec laquelle il parlait de lui-même. Il ne se faisait pas d'illusions et paraissait très lucide, sans pour autant chercher à provoquer la pitié. Il restait très digne, debout torse nu sur la rive, une cigarette aux lèvres. Royal.
Sans un remous, Brise sortit finalement de l'eau, dégoulinante. Elle essora ses cheveux d'une main tout en regardant Claude, par en dessous. Il y avait quelques chose du prince déchu chez le jeune homme au torse marbré de bleu. Un peu comme chez Brise dont les traits aristocratiques étaient brouillés par l'orgueil et l'amertume.

- J'imagine qu'il y a des gens plus doué pour ça, répondit-elle à Claude lorsqu'il parla de névroses.

Elle rejeta ses courts cheveux blonds en arrière et s'approcha du romain dont elle rafla la cigarette. La fumée masqua un instant son expression, avant de révéler un fin sourire de béatitude. Elle avait essayé d'arrêter de fumer à Londres, mais les tensions permanentes avec sa mère et le stress de la city avaient eu raison de sa bonne volonté. Elle tira sur la cigarette avec un plaisir évident.

- Tibère ? Oh...

Elle marqua une pause, le temps d'exhaler un long ruban de fumée, puis alla s'installer sur un gros caillou un peu plus loin.

- Il parlait des trois empereurs, de votre grandeur, des flammes dans les rues de Rome... Et puis...

Brise hésita, son regard glissa sur les blessures de Claude, avant de croiser celui du jeune homme. Elle garda les yeux braqués dans les siens.

- Et aussi de meurtre et de prison.

Elle ne savait plus exactement qui avait tué, qui avait volé, qui s'était drogué... Tibère ne lui avait jamais raconté l'histoire en détails, seulement des bribes. Claude y revenait souvent.

- Il parlait beaucoup de vous deux. Je pense que vous lui manquiez beaucoup je pense, il tournait en rond ici, sans vous. Mais il m'a pas parlé de... de ce que tu viens de me dire.

Brise haussa les épaules et détourna le regard. Tibère et elle n'était pas intimes au point de se raconter leurs états d'âme. Il y avait eu quelques chose de viril, de primaire dans la relation qu'ils avaient entretenu, chacun cherchant à impressionner l'autre dans le but de gagner si ce n'est son allégeance, au moins son respect.
Les vêtements trempés de Brise lui collait à la peau, et une fine rigole ruisselait sur la pierre, s'évaporant presque instantanément. Elle aurait aimé avoir une serviette pour se sécher, et surtout de quoi se changer. Elle s'agita, mal à l'aise.

- Voilà ce qui arrive quand on veut faire sa maligne, constata-t-elle en essuyant la pierre mouillée du plat de la main.




[b]

Claude la laissa fumer sa cigarette sans même sembler s’en apercevoir. Il pouvait bien la lui laisser, si ça lui faisait plaisir. Il écoutait l’Anglaise avec un fin sourire. Les empereurs. Ces courts mois pendant lesquels ils étaient les rois du monde. Oh ouais. Et puis le meurtre et la prison, aussi, ouais. Il hocha gravement la tête comme pour confirmer.

« Je sais, on lui manquait. Mais moi, j’étais enfermé, ça me rendait dingue. J’pouvais pas faire grand-chose à part lui dire que tout irait bien quand je sortirais. »

Cette fois, sa voix ne tremblait pas. Il exposait les faits d’une voix tranquille sans la moindre trace d’amertume ou de regret. Comme si en effet, tout était bien. Ressortit une cigarette de sa poche et l’alluma distraitement. Une nouvelle fois, le silence s’installa et il laissa tomber dans l’herbe, la cigarette à la bouche et une main frottant mollement son ventre.
Ouais, Tibère David et lui, c’était bon ça. Quand la Brume allait enfin s’ouvrir ils y couraient ventre à terre, pour le rejoindre.

Brise le tira de ses pensées et il tourna la tête vers elle, la découvrant toute dégoulinante sur son rocher. Il éclata de rire et se leva d’un bond, de nouveau vif. Marcha jusqu’à la jeune femme sans cesser de rire et se planta non loin d’elle, comme pour jauger à quel point elle était trempée.

« Tiens, ça t’apprendras à vider des seaux d’eaux sur mon meilleur copain ! »

Son ton avait été railleur, mais amical, et il se baissa vivement pour ramasser son t-shirt.

« Il est juste humide parce que je me suis essuyé avec. T’as qu’à le mettre, ce sera mieux. »

Le romain fourra de force le vêtement entre les mains de Brise, recula de deux pas et écarta les bras. Une lueur malicieuse dans les yeux et un sourire de coin aux lèvres, il désigna son short aussi mouillé que les vêtements de la blonde et s’excusa avec une note clairement ironique dans la voix :

« Désolé, mon short est trop trempé pour que je te rhabille entièrement, mais ça aurait été avec plaisir. »

Il esquissa une révérence et se détourna pour laisser à la jeune fille le loisir de se changer ou non.

Brise laissa échapper un rire en coup de fouet lorsque Claude lui fourra son t-shirt dans les mains. Elle ne put résister à l'envie de le charrier un peu, et lança d'une voix gouailleuse qu'on ne lui avait plus entendu depuis longtemps :

- J'espère qu'il ne va pas être trop juste pour moi...

Elle jeta au jeune homme un regard en coin avant d'ajouter d'un ton railleur :

- ... Vu ta carrure jveux dire !

Nouveau rire en coup de fouet. D'habitude, c'était Apkar qui faisait les frais de son humour caustique. Et il le lui rendait bien, soit dit en passant.

Sans plus de façon, Brise retira son débardeur et son short trempés pour enfiler le t-shirt de Claude. Il avait chauffé au soleil, si bien qu'il était presque sec.

- Avec une ceinture, ça pourrait faire fureur à Paris, lâcha-t-elle d'un ton mondain en resserrant le tissu à la taille.

Elle revint s'installer près de Claude, lui tapant l'épaule au passage pour lui signaler qu'il pouvait se retourner.

- Merci, tu es un vrai gentleman.

L'après-midi déclinait à présent, et le soleil n'était plus si brûlant. Une agréable fraîcheur montait du lac pendant que les ombres commençaient à s'étirer autour d'eux. Brise étendit ses longues jambes nues, chassant d'une pichenette une araignée qui entreprenait l'ascension de son mollet.
Elle était heureuse d'avoir rencontré Claude. Elle n'avait pas parlé à grand monde depuis son arrivée, et jamais avec autant de liberté. D'une certaine façon, Claude était plus abordable que Tibère, moins déroutant. Mais il possédait aussi la fantaisie et le dynamisme de son meilleur ami. On retrouvait en lui un écho de la folie de Tibère, plus ténue, mais tout aussi fascinante. Brise se demanda comment l'italien s'était intégré à Sywhaîd. Surement catalogué "ami du grand dingue de service", il n'avait pas du se faire que des amis. Il était pourtant plus doux, en apparence, que Tibère. Plus gentil aussi, peut-être. Il n'avait pas cherché à entrainer Brise dans une joute verbale sans fin, ni tenté à tout prix de l'impressionner, ou de lui faire peur (ce qui aurait été assez difficile). De ce fait, Brise était plus détendue, plus naturelle avec Claude qu'elle ne l'avait probablement jamais été avec Tibère.

- Alors, t'as rencontré des gens sympa ici ? Demanda-t-elle en écrasant la cigarette de Claude dans l'herbe. Donne moi des noms, pour voir !

Elle était curieuse de connaître les fréquentations du romain. D'une part parce qu'elle était très seule depuis son arrivée, et qu'elle avait envie de savoir si le romain l'était aussi, et d'autre part parce qu'elle avait apprécié quelques personnes à Sywhaîd, et qu'elle avait envie d'avoir de leurs nouvelles.

Claude répondit au rire de Brise par un élan du même genre et répliqua :

« Tu t’es pas vue, le moineau ? J’suis sûre que tu flotterais dans les fringues que je mettais à 12 ans ! »

Il rigolait en fixant la berge opposée, bien décidé à ne pas laisser son regard dériver vers l’endroit où Brise se changeait. Quoi, il était un mec après tout !
Par contre, il eut un sourire gracieux en se retournant vers elle, quand elle fut changée et lui déclara qu’il était un gentleman :

« A ton service ! »

Il se coucha dans l’herbe, appuyé sur ses coudes à côté de l’Anglaise et cette fois ne put s’empêcher de fixer les jambes de Brise un peu trop longtemps pour être honnête. Il appréciait bien les filles minces, c’était une évidence. Et Léola qui continuait à bloquer au stade du bisou sur la bouche, il y a de quoi devenir fou quand on a eu le mode de vie débridée de Claude et qu’en plus de ça on sort de prison. Mais ! Mais trêve de digressions. Pas question de trahir Léola pour une telle raison, et pas question de faire démentir Brise qui le disait gentleman. Détourner le regard, donc. Fixer ses mains… Voilà.
Heureusement que la blonde relança la conversation. Se reprenant bravement, Claude releva les yeux et sourit largement :

« Oh ouais, y’a des gens bien ! J’sais pas si tu connais Léola ? Je l’ai rencontrée quand Tibère était encore là, elle est cool. On est… euh. Enfin, ouais, elle est cool. »

Il agita la main comme pour changer de sujet.

« Et puis David et moi on a rencontré Will, un petit gars bien marrant. J’connais aussi Zelia, mais on a pas souvent parlé. Et puis j’ai parlé à des gens au mariage de Logan et Veronica. »

A cet instant, il se redressa et lança en riant :

« Tu vois qui c’est ? La blonde enceinte, là ! Vraiment jolie, si tu veux mon avis. Et dire que Tibère est passé à deux doigts de la détourner, juste quelques mois avant son mariage ! C’est pas dingue, ça ? »

Ça avait impressionné Claude, cette histoire. Parce que comme les deux autres empereurs, il trouvait Ronnie très jolie, et savoir que Tibère avait failli coucher avec elle, l’aurait fait si elle n’avait pas eu d’états d’âme ! Ça c’était fort !
Sans savoir qu’il venait de lâcher une information peut-être malencontreuse, Claude rit de nouveau et se laissa retomber dans l’herbe.

- Léola... Répéta Brise d'un air pensif en arrachant distraitement quelques brins d'herbes. Ouai, je vois.

Beaucoup trop blonde, trop jeune et trop mignonne (ce n'était pas fatalement un compliment dans la bouche de Brise) pour être assortie à Claude. Mais c'était amusant de voir comme Sywhaîd pouvait jeter dans les bras les uns les autres des personnes aussi différentes que Tibère et Zofia, par exemple.
Brise ne connaissait pas Léola. Elle ne lui avait jamais parlé, et n'en ressentait pas spécialement l'envie. La jeune fille n'avait pas le "je ne sais quoi" qui poussait Brise à s'intéresser au autres. Son daemon aurait pu, peut-être... Mais Brise était bien trop mal à l'aise avec le principe même des daemons, qu'elle avait tendance à écarter automatiquement, pour s'y intéresser un tant sois peu.
Sans s'éterniser sur le sujet (Claude avait l'air légèrement... mal à l'aise), Brise encouragea le romain à continuer d'un geste de la main.

Et c'est alors qu'il lâcha les noms du couple infernal qui semblait la poursuivre depuis son arrivée. Elle ne releva même pas Zelia, à qui pourtant elle n'avait rien a reprocher. Arrachant brusquement une grosse poignée d'herbe qu'elle garda serrée entre ses doigts, Brise releva vivement la tête. Le souvenir de sa rencontre avec Veronica était encore frais dans son esprit, et la londonienne laissa échapper un ricanement qui claqua sèchement dans l'air.

- Tu m'en dira tant ? Répondit-elle avec un sourire mauvais tout en fixant Claude avec une certaine insistance.

Elle ne savait pas, pour Tibère et Ronnie. Qui aurait pu soupçonner que Veronica, toujours si maîtresse d'elle-même, avait manqué succomber aux charmes du bel italien? Car Tibère était réellement beau, nimbé d'une aura de dangereuse fascination qui avait déjà marqué Brise à plusieurs reprises. Il avait le "je ne sais quoi". Claude aussi, par ailleurs.

Le cerveau retors de Brise s'était déjà mis en marche, et plusieurs stratégies s'ébauchaient déjà à une vitesse folle. Elle avait été une manipulatrice hors pairs, autrefois. Doté d'un esprit froid et analytique, elle savait toujours, ou presque, tirer le meilleur partit des situations qui s'offraient à elle.
Mais elle secoua brutalement la tête. A quoi bon ? Elle n'avait même pas envie de récupérer Logan. Quand à la vengeance, ce serait s'abaisser bien bas, et Brise était trop fière pour se laisser aller à de tels penchants.
Elle ne partagea pas l'éclat de rire de Claude, cette fois. Son visage, pensif, était tourné vers le lac.

- J'étais avec Logan, un moment, l'année dernière, lâcha-t-elle d'une fois froide et sans-timbre.

Elle se tourna vers Claude et haussa les épaules. Elle n'avait évoqué cette brève relation qu'avec Apkar.

- Et puis je suis partie un moment, et quand je suis rentrée, c'était fini. Il était retourné avec Veronica.

Elle claqua des doigts en souriant bizarrement. Un sourire un peu effrayant, bien que dénué de colère ou d'aigreur. C'était plus... une sorte de menace, d'orgueil blessé près à bondir. Cela ne dura qu'un instant, pourtant son regard conserva un éclat brûlant pendant quelques minutes encore.

- Mais Veronica est beaucoup plus jolie que moi, plaisanta-t-elle à nouveau, et beaucoup moins chiante, je pense.

Il est évident qu'elle n'en pensait pas un mot.

- Est-ce que ça fait longtemps que toi et Léola vous... ?

C'était un coup passablement bas de revenir sur un sujet que manifestement Claude souhaitait éviter, mais Brise n'avait pas envie de s'attarder sur le Loganica outre mesure. Elle avait l'habitude de mener les conversations comme elle l'entendait, surtout lorsque l'on aventurait un peu trop près d'une zone à risque. Certains la laissaient mener la danse, d'autres non. Elle ne savait pas encore ce qu'il en était de Claude, mais elle n'allait pas tarder à le découvrir. Agacée par son allusion au mariage, elle n'était pas prête à lui céder le terrain.[b]

Claude soutint bien sûr le regard de Brise, se demandant bien ce qu’il signifiait. C’était quoi, cette réaction ? S’il avait osé poser des questions, il aurait demandé, parce qu’il sentait bien qu’il y avait quelque chose dans ce regard… Mais cette fois, Brise lui donna d’elle-même la réponse.
Il hocha sentencieusement la tête quand elle parla de sa relation avec Logan et du fait qu’il était retourné avec Veronica. Mais qu’est-ce qu’il pouvait bien répondre à ça, hein ? Dans son esprit défilèrent des possibilités allant du « Un d’perdu, dix de r’trouvés ! » au « Qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ? » mais avouons qu’aucune ne convenait à Brise.
Ça, et son petit sourire. N’ayant, pour comparer un sourire fou et un autre, que le sourire de Tibère, Claude fit un rapprochement inconscient entre les deux, entre le sourire de l’anglaise et celui de l’italien. Et les deux faisait froid dans le dos. A noter : ne pas ennuyer cette jeune fille. Elle semblait loin, très loin de l’image frêle que renvoyait son corps.
Par contre, Claude rit à la conclusion de Brise. Plus jolie… bon, là non plus il n’avait pas de réponse diplomatique : Ronnie était très belle, sans aucun doute. Brise aussi, mais c’est sur Veronica que Claude se serait retourné dans la rue, il le savait. Moins chiante… pas sûr.

« Là, j’peux pas dire. Mais si Tibère a apprécié cette Veronica, elle doit être pas mal chiante quand même ! »

Il rit encore, se détendit et croisa les mains sur sa nuque. Rouvrit les yeux en entendant Brise reprendre la parole, et pas pour parler de Veronica et Logan. Non non, pour repartir sur Léola et lui-même. Mazette ! Avec un sourire doux, il demanda :

« Longtemps que quoi ? On flirte simplement. »

Il ajouta avec un air espiègle :

« Le souci, c’est qu’elle est du genre chaste ! Imagine la galère, en plus moi j’sors de taule là ! Je fais vraiment preuve d’une abnégation exemplaire, je m’impressionne. »

Oh, ce n’était pas méchant. Juste un peu moqueur. Claude aimait se moquer des gens, ça le faisait rire. Il n’était même pas du genre à parler des autres dans leur dos, il disait ce qu’il pensait si on le lui demandait ou que l’occasion se présentait. En attendant, il se moquait. Et Brise lui semblait une bonne partenaire pour jouer à ça. Une partenaire parfaite, même.

- Si Tibère aime que les chiantes, je te raconte pas les gosses... Ricana Brise avant de se souvenir que Tibère en avait justement un, de gosse.

Elle secoua la tête en haussant les sourcils, avant de lâcher entre ses dents :

- Conneries...

Elle se parlait plus à elle-même qu'au romain, en cet instant. Elle avait du mal à concevoir l'idée que Tibère puisse être père. Elle avait du mal à concevoir que n'importe qui puisse être père, ou mère, à vrai dire. Brise n'avait pas vraiment la fibre maternelle. Elle était bien trop égoïste pour cela.

Brise dressa à nouveau l'oreille en entendant Claude parler de Léola. Elle rigola franchement devant la déconfiture du jeune homme.

- Si elle te tient par les... Lança-t-elle en souriant à son tour.

Elle n'avait pas eu de conversation aussi franche et ouverte depuis un sacré bon bout de temps. Elle appréciait la gouaille de Claude, son humour et sa désinvolture. Elle avait déjà balayé Veronica, plus intéressée par les déboire amoureux de l'italien que par le mariage de "l'autre" blonde. L'éclat inquiétant de son regard s'était éteint, pour un temps, et ses yeux ne brillaient plus que de curiosité. Ce qui était assez rare, en sois, les yeux de Brise étant d'ordinaire aussi expressifs que ceux d'une poupée de porcelaine.

Brise n'avait jamais eu beaucoup d'ami. A vrai dire, elle n'était pas vraiment amicale, comme fille. Depuis son enfance, la londonienne avait édifié autour d'elle des murailles de dédain, qu'elle n'ouvrait que pour ceux qu'elle jugeait dignes. Digne de quoi ?
Tibère n'avait pas tord en disant de Brise qu'elle pensait être plus, bien plus qu'une impératrice. Le genre d'attitude qui n'attire pas les foules, en général. Elle était toujours passée pour une bêcheuse et une prétentieuse, même au sein de son propre milieux. Les autres enfants riches la fuyait, et elle, elle les ignorait. Pourtant, elle n'aimait rien tant que de trainer en cuisine pour batailler avec les gosses de la bonne, ou du jardinier. Comme elle aimait parler à Claude, encore couvert des stigmates de la prison.

- Entre nous, elle est pas un peu jeune pour toi, la poulette ? demanda Brise en reversant la tête en arrière, regardant Claude à travers ses paupières mi-closes.

Elle flirtait, un peu.

- Tu aurais une autre clope ?

Elle tendit une main aux doigts fuselés, et à la peau diaphane. De fines veines bleutées courraient à fleur de peau. Le soir était sur le point de tomber.

- Tu n'aurais pas envie de... Je ne sais pas... tenter de débaucher Veronica ?

Claude accompagna le rire de Brise et affecta un air indigné quand elle parla cavalièrement de ses parties génitales. Bah oui mais bon, il y a des choses avec lesquelles on ne peut pas tergiverser bien longtemps !
Il avait toujours été plutôt à l’aise en société, c’était un truc qu’il savait faire. Se la jouer désinvolte, cool et sympa. Nouer des liens. Mais avec Brise, il était lui aussi plus détendu qu’à l’ordinaire. Parce que d’habitude, il cherchait un peu quoi dire, tout ça, il se disait qu’il devait parler. Avec elle, il parlait naturellement, et ça lui plaisait bien. C’était un peu comme avec les deux empereurs, ou avec Léola. Enfin… Léola… Comment expliquer ça ? Il était bien avec elle, il aimait bien lui parler. Même s’ils n’étaient pas exactement du même monde.

Il eut un grand rire quand Brise dit qu’elle était trop jeune et jeta un coup d’œil à la blonde. Regarda ailleurs puis revint sur le visage de l’anglaise avec un fin sourire.

« Jeune ? Elle a 23 ans ! Mais… »

Il hésita un peu. Là, c’était moins de la gentille moquerie. Ça prenait même des petits airs d’aveu en règle.

« Okay, elle est un peu jeune. Dans sa tête… Ou dans ses besoins. Ou dans sa vie. Enfin, ouais, elle est trop jeune quelque part. Mais je l’aime bien. »

C’était vrai. Il l’aimait bien, il le pensait comme il pensait tout le reste de ce qu’il avait dit. Dans un sursaut d’honnêteté avec lui-même, il se força à préciser sa pensée. Hé bien… oui, en cet instant, il regrettait de ne pas être totalement libre de ses mouvements. Quoique, quand on y pensait, il l’était, libre de ses mouvements. Il ne sortait pas vraiment avec elle, hein ?
Bon, pas la peine de se mentir. Il ne pouvait pas trahir Léola, ce n’était pas sympa du tout, et il s’efforçait d’être un type bien. Et la pensée qu’à Rome il n’aurait hésité une seconde n’avait rien à faire là. Il était à Sywhaîd et ici… les rumeurs couraient vite.

L’italien tendit de bonne grâce une cigarette à Brise. Evita soigneusement d’effleurer ses doigts et lui adressa un sourire contrit avant de le regretter. Non, ne pas lui laisser penser qu’elle lui plaisait bien. Imaginons que ce soit partagé… Hé bien, il serait dans une situation bien délicate.
Quoique. La dernière phrase de la blonde le fit descendre de son nuage. Veronica ? Quoi, Veronica ? Il réfléchit une seconde et son visage s’assombrit. Bien sûr… Logan. Brise avait envie de retourner avec Logan.

« Une femme mariée… C’est une autre catégorie. Et Logan est un peu trop musclé pour moi, vois-tu. Il a quand même failli tuer Tibère ! Alors imagine, si je lui vole sa dulcinée, il va vouloir me tuer aussi, et je fais pas le poids. »

Il eut un rire un peu incisif, si peu… Sa voix avait grincé sur le « dulcinée », une petite bassesse qui lui avait échappé. Mais Brise venait de le décevoir, tout de même. Il s’était fait des films…

« David va se demander où je suis. Je vais y aller. »

Sans attendre de réponse, il se leva, sourit pour faire bonne mesure et commença à s’éloigner.

Brise fut surprise d'apprendre l'âge de Léola. Elle avait toujours été persuadée... Enfin, on en apprend tous les jours. Et puis Brise n'avait jamais été très douée pour deviner l'âge des gens. Leurs états d'âmes, leurs sentiments, leurs si prévisibles réactions... Oui. Mais Brise s'intéressait davantage à la personnalité des autres qu'au nombre de leurs années, excepté si il intervenait directement sur leur physique ou leur manière d'agir. Elle aurait d'ailleurs été incapable d'estimer l'âge exact de Claude, même si elle pouvait deviner qu'il attendait plus de Léola (il ne s'en était cependant pas caché), qu'il se sentait peut-être un peu... à l'étroit dans cette relation, et qu'il s'en voulait surement un peu, aussi (si ça te va ). Claude avait l'air gentil, Brise était pratiquement sure qu'il rechignerait à faire du mal à Léola.

Elle ne répondit pas à son commentaire et se contenta d'attraper la cigarette qu'il lui tendait. Elle fit mine de ne pas remarquer son sourire, pourtant c'était exactement le genre de détails que Brise ne laissait jamais échapper. Elle baissa la tête pour allumer la cigarette, masquant de ses cheveux blonds l'expression de son visage. Elle souriait, un sourire en coin qui s'effaça lorsqu'elle releva la tête, la cigarette entre les lèvres.
Lorsque son regard croisa celui de Claude, son expression était parfaitement impassible. Brise n'était jamais aussi douée que pour embrouiller son monde. Elle n'abattrait pas ses cartes tant que Claude n'aurait pas abattu les siennes. Et ça prendrait le temps que ça prendrait. Brise était patiente.

Elle laissa éclater son rire en coup de fouet lorsque Claude lui répondit, à propos de Veronica.

- Tu n'as pas tord, répondit-elle.

Assise en tailleur sur l'herbe, le visage calme, l'expression impénétrable, elle avait quelques chose du Sphinx, nimbée dans la fumée de la cigarette qu'elle gardait entre les lèvres. Impassible. Elle regarda Claude se lever, sans même avoir la décence de paraître surprise. Bon. Les premières cartes avaient été jouées, restait encore à savoir si Brise avait la main.

- Tu oublie ton T-shirt. Je l'enlève maintenant ou je te le rapporte plus tard? railla-t-elle en dispersant la fumée avec sa main.

Elle regarda Claude s'éloigner avant de secouer la tête en riant. Elle n'avait même pas été agacée qu'il utilise ce qu'elle lui avait raconté sur Logan contre elle. Au contraire, cela prouvait que, oui, elle avait la main. Restait à savoir ce qu'elle bien pouvoir faire de ses cartes.