Zofia and Jena go to White Castle

Il était tard mais encore beaucoup de Sywhaîdiens se trouvaient dans la Lande devant un feu de bois ou au pub à boire un dernier verre. Avec le Soleil qui se couchait si tard en été, et le jour qui continuait encore pendant quelques heures, il était plutôt difficile d'aller se coucher avant minuit, voire une heure du matin. Pour une fois, Jena n'était pas la seule à s'activer dans la Noble Lande à des heures indues. Mais encore une fois, elle était la seule à le faire dans les Ruines. Et elle était aussi sûrement la seule à le faire pour des raisons professionnelles, Jeremy et Susan exclus bien sûr.

Habillée d'une longe robe en velour noire, aux manches courtes mais à la jupe longue au point de cacher ses pieds même quand elle marchait, ses cheveux longs, ondulés et lâchés, très noirs, et parée de plusieurs bijoux rituels Tesulah, Jena avait l'air plus tsigane que jamais. Ses yeux étaient aussi verts que ceux de l'ancienne prof de Magie Canalisatrice, mais quelque chose donnait l'impression que ça n'était pas cette fois une excentricité venant de la jeune femme, mais bel et bien quelque chose qu'elle subissait. Quelqu'un sachant voir et lire les flux aurait d'ailleurs remarqué que ceux de Jena étaient aussi saturés que ceux de certains OMM qu'ils avaient étudiés quelques semaines plus tôt dans un de ses cours.

Nanosh était là lui aussi. Sous la forme d'un cygne noir aux yeux aussi verts que sa moitié. Il aidait d'ailleurs cette dernière à installer ce dont ils avaient besoin pour le rituel. Au sol, des objets étaient dispersés. Un oeil non-averti aurait pu croire à un étalage chaotique mais quelqu'un qui aurait regardé plus attentivement aurait pu voir une sorte de quadrillage. En fait, les objets étaient disposés dans un ordre et à une place très précis. Ca faisait déjà trois heures que Jena préparait ce rituel en disposant les objets, en faisant des incantations... Et elle venait tout juste de finir la préparation. Pile poil à l'heure à laquelle elle avait donné rendez-vous à la future maman qui allait devoir faire sa Transe Mimétique pour régler certains problèmes avec sa magie...

Jena se sentait un peu angoissée. Elle n'avait pas dirigé de Transe Mimétique depuis plusieurs années (il faut dire que c'était relativement normal, peu de gens faisaient cette Transe) et même si elle savait exactement quoi faire, elle avait une appréhension, il y avait toujours des risques avec cette magie si élevée. Et puis, Zofia était enceinte, ce qui ne simplifiait pas les choses, et qui expliquait pourquoi Jena avait dû autant travailler sur la préparation. Elle ne pouvait pas se permettre de mettre le bébé en danger, ce qui était compliqué.

[Zofia!!!!!]

Zofia avait peur. Mais ça ne se voyait pas. Parce qu'elle ne voulait pas que ça se voit. Ce n'était certainement pas la grande forme, à voir son expression fermée tandis qu'elle traversait Sywhaid pour se rendre, comme convenu, dans les Ruines. Mais personne n'aurait soupçonné qu'un filet de sueur glacée ruisselait lentement dans son dos et que ses mains, si elle ne s'était pas maîtrisée, auraient tremblé de manière presque spasmodique. Elle avait refusé que Tibère l'accompagne, parce qu'elle n'était pas sure de réussir à se contrôler s'il était là. Kayisa elle-même s'efforçait de ne rien laisser paraître, et furetait comme à son habitude sur le chemin qui les menaient aux Ruines.

Et pourtant il fallait qu'elle fasse cette Transe. Quelqu'un aussi proche du milieu médical qu'elle savait que pour certaines maladies, il fallait se résigner à des remèdes draconniens, voire douloureux. Mais c'était plus facile à dire à certains patients qu'à faire soi-même.

Sa main se posa instinctivement sur son ventre. Elle était enceinte de 5 mois. Elle avait toujours été mince, et son ventre avait mis du temps à s'arrondir. Il n'était d'ailleurs pas encore tout à fait rond, ni très imposant. Néanmoins, maintenant, sa grossesse était bien visible. Jena lui avait dit que le bébé ne souffrirait pas de la Transe, qu'elle s'arrangerait pour éviter les problèmes, mais Zofia demeurait sceptique. Néanmoins, Mary lui avait aussi appris qu'après la naissance, elle devait éviter tout acte magique autour du bébé. Mais comment faire si elle ne pouvait pas se contrôler? Non, elle devait faire cette Transe ce soir. Le matin-même, Tibère s'était réveillé devant l'étrange spectacle de sa copine en lévitation pendant qu'elle dormait. Ce n'était plus possible.

Elle arriva sur les lieux en lissant d'un air absent les plis de sa robe verte, qui faisait ressortir ses cheveux. Elle avait profité de son séjour chez elle pour passer chez le coiffeur, et sa coupe assez courte et ébourriffée avait redonné un certain éclat à son visage... qui à présent brillait surtout par son air interrogateur. La tenue et l'apparence de Jena, son daemon, les objets disposés au sol... tout l'intrigait, et si elle n'avait pas été aussi angoissée, la française aurait sans doute posé des tonnes de questions. Mais devant l'attitude de l'enseignante, elle préféra garder le silence. Kayisa se lova dans ses bras, et elles fixèrent toutes les deux Jena et Nanosh, avec un air à la fois déterminé et très sérieux. Elles comprenaient toutes les deux l'importance de ce qu'elles allaient faire et la portée que cela pourrait avoir par la suite.

« Bonsoir. » se contenta de dire Jena avec un sourire un peu moins léger que d’habitude.

Elle se dirigea vers le duo et commença par donner une fiole remplie d’une potion corail à Zofia.

« Si tu as encore des médiums sur toi, donne-les moi, il ne faut pas que quoi que ce soit interfère avec la transe. Je suis désolée mais il va falloir aussi que ton daemon attend auprès de Nanosh… Cette Transe tu dois la faire toute seule. » Elle désigna Nanosh qui s’était lové à quelques pas de là et qui invitait du regard Kayisa à le rejoindre. « Cette potion est la potion protectrice pour ton bébé. Réfléchis une dernière fois et ne la bois que si tu es sûre et certaine de vouloir faire cette Transe, une fois la potion ingérée tu ne pourras plus reculer. Je sais que je suis celle qui a proposé cette solution et qu’on en a déjà beaucoup discuté mais je veux que tu sois sûre de toi, ça n’est pas un acte anodin. »

Elle laissa Zofia tranquille un instant pour qu’elle prenne sa décision et continua de préparer le rituel. Elle se mit à fredonner une chanson dans un langage que la jeune femme ne connaissait sûrement pas et qui s’avérait en fait être du Tesulah antique, tout en versant une poudre dorée à certains endroits, sur certains objets ou juste par terre. A chaque fois que la poudre touchait l’endroit où elle devait tomber, une sorte de lumière verte apparaissait. Au bout de deux ou trois minutes de ce rituel, le sol était comme parsemé de lumières vertes qui semblaient venir du sol lui-même. En fait, elles étaient les bases de certains flux magiques qui allaient être utilisés pendant la suite du rituel.

« Bon, maintenant il va falloir que tu t’assied là où j’ai posé le tapis de sol. J’ai mis ça pour que ça soit un peu plus confortable mais il ne te protègera pas d’un certain inconfort, je ne pouvais pas améliorer les conditions mieux, de risque de faire louper le rituel. » Elle sourit pour s’excuser puis ajouta. « Prends de grandes inspirations. Quand tu te sens le plus calme possible, commence un décompte à partir de dix, à haute voix. Ca va devenir de plus en plus dur, c’est normal. Au bout d’un moment, tu vas entrer dans la transe. C’est un peu comme pour une anesthésie sauf que là c’est magique. »

Nouveau sourire rassurant. Jena savait ce qu’elle faisait, elle ne prenait pas ça à la légère mais elle était compétente et n’aurait jamais mis la vie de quelqu’un, de deux personnes !, en danger juste par orgueil. Elle n’attendit pas plus longtemps et se mit à chanter un nouveau chant tsigane. Les flux commencèrent s’arquer doucement jusqu’à converger tous autour de Zofia. Petit à petit, ils se baissèrent jusqu’à elle. Au moment où le point de convergence la toucha, elle tomba en transe et tout ce que Jena avait à faire n’était plus que de surveiller que tout se passait bien au niveau du corps de la future maman et du bébé. Pour l’esprit, elle ne pouvait plus rien faire.

[Voilà ! Donc à toi de poster ta transe au rythme que tu veux maintenant ! Si tu as des questions ou des demandes, n’hésite pas !]

Zofia prit la fiole orangée et en échange, tendit sa baguette magique à Kayisa. Elle avait commencé depuis quelques temps à utiliser un pendentif, acheté à Rome, et le décrocha également de son cou pour le donner à l'enseignante. Jena lui rappela encore une fois à quel point la Transe était quelque chose d'important, et qu'elle pouvait encore choisir de ne pas la faire. La française observa un instant la potion, la faisant tourner au fond de la fiole, l'air absorbé. En fait, c'était sa manière de réfléchir, de faire le tour de la question une dernière fois. Puis, rapidement, elle déboucha le flacon, et avala son contenu d'un trait, sans montrer de réaction face à l'amertume du breuvage. Kayisa la regarda une dernière fois, et rejoignit Nanosh. Elle soutenait toujours sa moitié, quelle que soit l'importance des choix dans lesquels elle s'engageait, et malgré son inquiétude, elle fixait toujours Zofia des yeux, pleine d'approbation et d'encouragement.

Puis, lentement, elle alla s'asseoir sur le tapis de sol installé par Jena, et écouta ses explications. Bien sûr, elle aurait préféré faire cette Transe avec Zephira, plus maternelle, plus rassurante. Mais elle avait confiance en Jena. Elle était qualifiée, elle savait ce qu'elle faisait, elle n'agirait pas par fierté mal placée... contrairement à elle, qui n'avait pas voulu renoncer.

La française avait déjà exécuté plusieurs transes. Elle avait révélé son daemon en compagnie de Lady Coulter, ce qui n'avait pas été une partie de plaisir. Durant son stage en Afrique, elle avait accompli plusieurs rituels initiatiques, et accompagné, en esprit, une petite fille lors de la révélation de son propre daemon. Enfin, il y avait eu la transe zoomorphique, plus légère, presque pas douloureuse, mais dont l'expérience s'accumulait aux autres. En théorie comme en pratique, elle savait ce qu'elle faisait.

Elle trouva naturellement sa position, assise en tailleur, les bras appuyés sur ses genoux, les mains relâchées. Et commença à calquer sa respiration sur le chant de Jena. Dans cet état de méditation, la peur la quittait. Le bébé semblait lui aussi endormi. Il ne bougeait plus, elle sentait moins sa présence. Elle parvenait encore à ressentir son lien avec Kayisa, mais il était diffus, et elle n'arrivait plus à lui transmettre aucune sensation...

« Dix... Neuf... Huit... »

Elle avait déjà basculé dans un état de transe légère, ce qu'elle faisait d'habitude sans aucune aide. Sa voix s'altéra légèrement, mais elle continua, repliée sur elle-même:

« Sept, six... »

Sa respiration ralentit encore, atteignant un rythme presque anormal. Si elle avait été dans un état normal, elle serait certainement tombée en syncope:

« Cinq... quatre... »

Elle inspira, expira de nouveau. Ses muscles se relâchèrent, sa tête retomba en arrière. Elle ne pouvait plus que murmurer:

« Trois... »

Il n'y pas de deux, ni de un. Elle avait déjà basculé, aussi bien physiquement que mentalement. Kayisa s'agita brusquement, tandis que le lien qui les unissait se distendait. Elle avait la douloureuse impression que Zofia était partie.

Elle ouvrit les yeux et fixa le plafond de sa chambre. Un rayon de lumière filtrait à travers les rideaux blancs, éclairant une partie de son lit à baldaquin, aux tons bleus légers et aériens. Zofia s'étira, sourit en effleurant le corps de Kayisa, roulée en boule à côté d'elle, sur un coussin. L'hermine s'éveilla peu à peu, tandis que sa moitié s'habillait. Aujourd'hui n'était pas un jour comme les autres. Il y aurait une réception au manoir le soir même. Pour l'anniversaire de mariage de ses parents. Vingt-cinq ans. Déja.

Lentement, elle ouvrit la porte de sa chambre, après avoir regardé dans le miroir son reflet. Jean et t-shirt noir pour ce début de journée. La robe verte, vaporeuse, qu'elle avait achetée pour l'occasion, qui lui allait à merveille, attendait d'être enfilée, bien rangée dans l'armoire. Ce soir. Elle était partie de Sywhaid une semaine auparavant, profitant de la Brèche. Et elle avait passé son début de séjour à discuter avec ses parents, à faire le tour du jardin, et à faire les boutiques avec sa mère pour trouver cette robe. Qui la mettrait en valeur ce soir. L'héritière de la famille Delindel se devait de faire bonne figure. Au moins, Dimitri serait là, elle ne s'ennuierait pas trop...

Elle descendit les escaliers, suivie de Kayisa, à laquelle la famille était depuis longtemps habituée. Et entra dans la cuisine. Ses parents étaient là, comme tous les dimanches depuis des années. Ils se retournèrent d'un même mouvement pour accueillir leur fille, Alexandre avec cet air amusé, teinté d'ironie qu'il avait refilé à son enfant, Fiona avec ce visage simplement rayonnant qui faisait qu'à 45 ans, elle donnait encore, sans avoir besoin d'apprêt, l'impression d'une femme avenante et séduisante. Zofia les salua, et alla directement à la bouilloire pour préparer son thé matinal, discutant avec ses géniteurs des préparatifs pour la soirée. Aménager la grande salle, décorer le jardin avec des lanternes, demander au traiteur de venir une demi-heure plus tôt... Cela faisait un moment que la rouquine n'avait pas goûté au bonheur tout simple d'être avec ses parents.

Et pour cause... Elle sut que quelque chose clochait lorsqu'elle renversa d'un revers de main un verre qui se trouvait là depuis un moment, manifestement, mais qu'elle n'avait pas vu. Le fracas lorsque l'objet rencontra le sol la fit revenir à la réalité. Ce verre n'avait pas à être là. Sa mère nettoyait scrupuleusement la cuisine tous les soirs, et si elle ne le faisait pas, Madame Lesage, qui l'aidait pour les tâches ménagères, la remplaçait. En parcourant des yeux la pièce, elle se rendit compte que plusieurs détails clochaient. La pendule était de travers, les couverts n'étaient pas rangés dans le bon tiroir, les étagères étaient légèrement plus poussiéreuses qu'à l'ordinaire... Ses parents, surpris, demeurèrent immobiles quelques secondes, avant que la mère de Zofia ne s'approche d'elle, lui demandant si elle ne s'était pas coupée. La rouquine la dévisagea. La Transe. Bien sûr. Elle avait failli se laisser avoir dès le début. Sa mère ne pouvait pas être là puisqu'elle était... depuis des années... Et Kayisa? Elle se trouvait auprès de Nanosh, dehors, loin de tout ca... L'hermine lui lança un long regard triste lorsqu'elle arriva à cette conclusion.

« Papa... Maman... je suis désolée... je dois... je dois partir... »

Avant que les deux autres aient pu réagir, elle se précipita vers la porte, franchit le hall de l'entrée, et sortit dans le jardin. Le plus vite possible, pour ne pas avoir envie de regarder en arrière, elle courut vers l'entrée, et franchit le grand portail de métal, s'attendant à débouler dans la rue qui passait devant chez elle...

Elle se retrouva soudain dans une sorte de vaste espace caillouteux, plongé dans la pénombre. Un bruit de griffes sur les cailloux l'informa que Kayisa l'avait suivie.

« Tu n'as pas à être là, tu sais... Je dois faire ça toute seule... »

Etait-ce la vraie Kayisa qui avait tenu à l'accompagner malgré tout, ou simplement une illusion créée par son cerveau pendant la Transe? Quoiqu'il en soit, le regard triste que lui lança de nouveau l'hermine lui fit mal.

« Tu sais que tu ne peux pas me séparer de toi, Zof. Tu le sais, hein? »

Il y avait quelque chose de suppliant dans sa voix. La jeune femme regarda la plaine. Au loin, elle pouvait distinguer quelque chose. Un bâtiment, peut-être? C'était ça, l'épreuve? Franchir la plaine en laissant sa moitié derrière elle? Elle n'avait jamais fait une Transe Mimétique auparavant, bien sûr, mais elle trouvait quand même que ça démarrait fort! Elle se retourna vers son daemon, qui attendait sa décision, roulée en boule, comme une victime attendant le coup fatal. D'accord. Elle allait devoir se mettre dans la peau du bourreau. De plus en plus sympathique, cette transe...

Elle inspira un grand coup, et commença à marcher en direction du bâtiment, en essayant de mettre de côté le sentiment de tristesse que lui envoyait le daemon hermine, qui la regardait s'éloigner sans mot dire, comme si elle avait décidé de ne pas interférer dans sa décision. C'était tout à fait ce que Kayisa, la vraie, aurait fait, quoi qu'il puisse lui en coûter.

La douleur apparut au bout de quelques mètres. Comme un point de côté, désagréable, gênant, mais pas particulièrement fort. Elle continua à avancer. Mais la douleur s'intensifiait. De plus en plus forte, chaque pas devenait plus difficile. Elle serra les dents, avança. Encore un mètre. Et encore un. Elle ne pourrait pas aller plus loin.

« Kayisa! Laisse-moi partir! Laisse-moi! S'il-te-plait... ».

Elle s'était retournée pour donner cet ordre, ou plutôt lancer cette supplique, et vit le daemon hésiter. Elle semblait tellement désemparée, tellement triste... Finalement, après un moment qui parut une éternité à la rouquine, Kayisa cessa de résister, d'essayer de la retenir. Zofia se sentit vasciller, tandis que le lien qui existait entre elle et sa moitié se coupait définitivement. La douleur disparut. A la place, du vide, de la tristesse. Une sensation de froid, comme si elle avait avalé un bloc de glace. Qui ne fondrait pas, songea-t-elle, faisait appel à ses dernières réserves d'humour noir pour tenir le coup.

Elle progressait plus librement, bien sûr, mais ce n'était pas pour ça qu'elle se sentait bien. Elle avait abandonné ses parents, son daemon...Jusqu'où est ce qu'on la forcerait à aller?

Elle n'eut pas le temps d'atteindre l'espèce de cabane, au loin, que quelqu'un apparaissait devant elle. Une silhouette qui avançait rapidement. Accompagnée par quelqu'un, ou plutôt quelque chose d'autre. Un daemon. Elle réalisa en plissant les yeux qu'il s'agissait de Mathys et de Rok. Mais que faisaient-ils là? Elle se rendit soudain compte qu'il s'était mis à pleuvoir, comme pour rendre la scène encore plus dramatique. Intérieurement, elle devait avoir un côté midinette encore inexploré, pour en arriver à se créer des situations pareilles.

Le Mathys qui s'approcha d'elle n'avait pas l'air enjoué qui lui était coutumier. Ses cheveux et ses vêtements dégoulinaient d'eau, il paraissait fatigué. Et lorsqu'il la regarda, il lui adressa un coup d'oeil douloureux, peiné, plein de reproches. Le genre de regard que le jeune homme n'aurait jamais osé lui lancer, « en vrai ». La présence de Rok lui rappela avec plus de violence encore l'absence de sa propre moitié. Zofia ressentit une brusque envie de se justifier, ce qui était bien la première fois de sa vie. Mais avant qu'elle ait pu ouvrir la bouche pour dire quoi que ce soit, l'anglais attaqua:

« Tu comptes fuir jusqu'où comme ça? Pourquoi tu fais souffrir tout le monde en te barrant à l'aveuglette, sans savoir où tu vas? Tes parents, Kayisa... moi, tu vas m'abandonner aussi, tu crois? »

La rouquine recula légèrement. Que répondre à ça?

« Je ne fuis pas Mathys... je ne fuis pas, j'avance, c'est différent. »

Sa voix tremblait et elle ne se contrôlait plus. Elle ne parvenait pas à recouvrer sa sérénité apparente devant un tel regard. Elle se sentait désarmé, parce qu'elle savait que Mathys n'avait pas tort. Surtout lorsqu'il repris la parole:

« Tu avance le plus vite possible, parce que t'as peur de regarder en arrière. Tu te trouves toujours de bonnes raisons, mais au fond de toi tu t'en veux. Regarde! »

Il pointa du doigt une sorte de miroir, ou du moins un morceau de miroir, ce même miroir dans lequel elle s'était regardée, souriante, quelques minutes plus tôt à peine, chez ses parents, qui venait d'apparaître, là, dans la plaine aride et hostile dans laquelle ils se trouvaient. Zofia esquissait un mouvement pour s'approcher, mais déjà, Mathys la saisissait par le bras et la bousculait violemment pour la forcer à regarder. Brusquement à genoux, elle vit d'abord son reflet. Ou du moins le reflet d'une jeune femme rousse, l'air épuisé, déjà, dégoulinante de pluie, avec, dans les yeux, un vague sentiment de douleur et de tristesse. Puis, l'image se troubla. Et des scènes défilèrent. Le fait qu'elles soient muettes ne les rendaient peut-être que plus douloureuse. Parce que si les voix ne permettaient pas aux protagonistes de s'exprimer, les visages, eux, parlaient.

Une place, devant des commerces. Une petite fille rousse, coiffée de couettes, âgée de cinq ou six ans, peut-être, assise sur un banc, attendant sa mère, qui était entrée dans une boulangerie proche et la surveillait à travers la vitrine. Collants blancs, robe bleue foncé à col marin et chaussures vernies.
Un petit garçon s'approcha pour lui parler. Vu son air aggressif, ce qui avait à lui dire devait être désagréable pour la petite demoiselle. Celle-ci le regarda un instant, éberluée, avant de sauter de son banc. Elle était plus petite que lui mais lorsqu'elle le frappa, son visage exprimait une haine dénuée de peur. Le petit garçon vascilla sous le choc. Une explosion se produisit, silencieuse, mais que l'on discernait car de la poussière s'élevait de l'endroit où se tenait auparavant le gamin, qui avait été projeté quelques mètres plus loin, et gisait, inanimé, sur le pavé. La petite rousse le regarda un moment, silencieuse, immobile, avec une expression incertaine, avant de se retourner, lentement, vers sa mère qui arrivait, l'air horrifiée.

D'autres scènes de son enfance et de son adolescence suivirent. Des petits méfaits, des incidents pour lesquels Zofia s'en voulait encore. Comme ce jour où son père l'avait surprise en train d'embrasser Dimitri et l'avait viré de la maison manu militari. Elle s'était opposée à lui, évidemment, et avait sorti sa baguette pour la pointer vers lui, sans savoir vraiment ce qu'elle voulait faire. Il l'avait regardé, l'air horrifié et peiné que sa propre fille puisse oser un tel geste envers lui. Elle avait renoncé, et était montée dans sa chambre sans mot dire.

Zofia vit ensuite sa mère mourir une deuxième fois sous ses yeux.

« Arrête ça, Mathys! »

Elle avait murmuré, des larmes roulant sur ses joues. Et puis, sa rupture avec Alexandre, son ex petit ami. Le jour où elle avait débarqué dans la chambre de l'anglais, et que...

« Non, Mathys, je ne veux pas voir ça! Arrête ce truc immédiatement!! »

Mais lorsqu'elle releva la tête vers son meilleur ami, elle ne trouva aucune compassion dans son regard. Il l'obligea à reporter son attention sur le miroir. Heureusement pour elle, ou malheureusement, il était passé à une autre scène. Un hôpital. Oslo. Oslo et cette jeune mère malade et épuisée par son accouchement. Cette jeune femme sympathique, d'une grande douceur, courageuse jusqu'au bout, qu'elle n'avait pas réussi à sauver...

Elle se vit rentrer dans son laboratoire en vrac, marchants sur des tessons de verre que l'on aurait pu entendre crisser, découvrant son matériel, ses ingrédients saccagés, renversés...

« ARRETE CA TOUT DE SUITE!!!! »

Elle avait échappé à la poigne de l'anglais, et avait essayé de se redresser. Mais elle était brisée. Intérieurement. Elle tremblait de tous ses membres, et se débattait vainement tandis que le jeune homme la saissisait pas les épaules pour l'aider à se remettre debout. Il la força à le regarder, comme s'il trouvait un plaisir sadique dans le fait de la faire souffrir de cette manière. Elle avait l'impression que plus il la regardait, plus il la vidait de son énergie.

« Tu t'en veux, n'est ce pas? Mais bordel Zofia, avoue-le! »

Elle hocha la tête, répondant ainsi par la négative, hébétée, privée de force.

« Pourquoi, pourquoi tu ne veux pas? »

Ce n'était plus le jeune homme qui avait parlé, mais Rok, qui lançait à la rouquine le même regard dur que sa moitié. Sa voix, pressante, oppressante, ressemblait à un sifflement. La jeune femme vascilla, mais Mathys la retint d'une main ferme. Finalement, elle parvint à articuler, à la limite de l'évanouissement:

« Parce que ça fait trop mal... »

Aussitôt après cette réponse, l'attitude de Mathys changea du tout au tout. Ses yeux s'adoucirent, s'emplirent de compassion, tandis qu'il prenait Zofia, épuisée, trempée et grelottante, dans ses bras.

« Peut-être que maintenant que tu l'as affronté une fois pour toute, ça ira mieux, non? »

La rouquine hocha la tête, mais Mathys ne pouvait pas la voir, car il la tenait serrée contre lui. Au bout d'un moment, il s'éloigna d'un pas, avant de la regarder, avec un sourire en coin, et d'effleurer sa joue du bout des doigts, ce qui ne s'était jamais permis de faire avant:

« Tu peux continuer, je crois... Maintenant que ça, s'est passé, ça devrait aller mieux, hein? Doit pas y avoir pire que d'être confronté à soi-même, surtout dans ton cas...»

La rouquine essaya de sourire, renonça, hocha la tête comme pour s'excuser. Elle avait pu récupérer un peu de force, et même si elle avait l'impression de mourir de froid sous la pluie battante, elle se sentait prête à continuer. Lentement elle s'éloigna, tandis que Mathys et sa moitié la regardaient partir en lui faisant un signe d'adieu.

« On » ne lui laissa pas le temps de se remettre de ses émotions. Elle avait à peine parcouru quelques dizaines de mètres, en se dirigeant en direction du bâtiment, qui de se fait se rapprochait, lorsqu'une autre silhouette se profila. Elle reconnu d'abord Mahalalel. Lorsque Tibère voulu parler, elle le devança, sur la défensive:

« Quoi, toi aussi, tu as des trucs à me reprocher? »

Le romain se contenta de la fixer un moment, avec insistance, si bien que la rousse se sentit obligée de baisser les yeux vers son ventre... qu'elle découvrit aussi plat que la normale. Lorsqu'elle releva la tête vers son petit ami, celui-ci la fixait avec une expression narquoise:

« T'as beau me reprocher de pas vouloir assumer ce gosse, on dirait que toi aussi, tu fais un sacré blocage là-dessus. Tu va même jusqu'à l'oublier en cours de route... »

La française le fixa un bref instant, avant de répondre, décidée, cette fois, à ne pas se laisser démonter:

« Jena m'a donné une potion pour protéger le bébé. C'est normal qu'il ne m'ait pas accompagné. On est dans ma tête, dans mes pensées, je ne vois pas ce qu'il ferait... »

Elle s'interrompit, devant l'air presque réjoui du romain. Elle venait elle-même de se couper. Formidable! Elle haussa les épaules, avant d'ajouter:

« Ok. Faut tout déballer, c'est ça? »

Mahalalel hocha la tête, la langue pendante et la queue battante, comme l'aurait fait un chien. Ben voyons, ca avait l'air de leur faire plaisir, de la mettre en difficulté comme ça.

« Au début j'en voulais pas non plus, de ce bébé. J'ai pas fait exprès de l'avoir, c'est un accident, et j'avais pas envie d'assumer un accident. Surtout un accident venant de toi, en fait. Tant qu'on en est à avouer les choses... Et puis finalement... j'ai pas osé... interrompre la grossesse. J'aurais eu de quoi le faire, Elwin aurait pu m'aider. Mais bon, j'suis plutôt du genre à subir les coups du sort qu'à prendre ce genre de décision. Ca doit venir de ma formation... »

Elle tenta un sourire, mais l'expression du romain l'en dissuada. Manifestement, elle n'était pas au bout de sa confession.

« Et puis finalement... l'idée d'avoir un bébé ne me gêne pas tant que ça. C'est juste... l'idée qu'il soit de toi, qui m'embête... »

Tibère prit un air faussement vexé. Bien sûr, il s'attendait à cette remarque. « En vrai », elle le lui avait dit sur des tons divers un bon milier de fois.

« Et... tu compte faire quoi, pour remédier à ce problème? Encore une fois ne pas faire de choix et attendre que ça se passe? »

Le ton était mordant, narquois, volotairement blessant. Apparemment, le jeune homme était dans un de ses grands jours. Zofia cependant réussi à se reprendre, et répondit, avec un haussement d'épaule:

« Tu sais, décider de rien faire et de continuer à te supporter, c'est déjà un choix déterminant. Alors oui, je vais attendre. C'est pas à moi de te retenir, c'est à toi de décider si tu veux t'accrocher ou pas. On en a déjà parlé, et je pense que t'as compris les termes du contrat. Maintenant, si ça ne te dérange pas, j'ai une Transe Mimétique à terminer, et j'ai pas particulièrement envie de m'attarder. »

Elle allait le planter là, lorsqu'il l'attrapa par le bras. Son geste était plein de douceur, bien loin de la violence dont avait usé Mathys quelques minutes avant. On aurait presque pu croire qu'on avait échangé leurs personnalités. Il l'embrassa avec beaucoup de tendresse, avant de plonger son regard dans le sien en souriant, l'air apaisé. Cela faisait des jours qu'il n'avait pas eu ce genre de gestes envers elle. Zofia savait que c'était son cerveau qui lui jouait des tours. En voyant que les questions de Tibère ne parvenait pas à la retenir, il utilisait le manque d'affection dont elle souffrait. Et elle faillit céder. En se disant « juste cinq minutes, pas plus ». En sachant parfaitement que si elle le faisait, elle resterait coincée là un temps indéterminé.

Elle posa un baiser léger sur ses lèvres, avant de se dégager lentement, à regret.

« Tibère... je dois vraiment y aller... »

Il lui lança un regard peiné, essayant de la retenir, mais sans vraiment insister. Elle hésita encore quelques instants. Peut-être que finalement, malgré ce que disait Mathys, le plus difficile n'était pas passé.

« J'suis désolée... »

Elle s'écarta brusquement et partit sans se retourner. Le romain n'essaya pas de la retenir. Elle se mit à courir pour atteindre plus rapidement la cabane, au loin, et éviter d'autres rencontres de ce genre. Brutalement, elle se cogna... contre le vide. Un rire léger éclata. Il n'y avait personne, évidemment.

« Le mot de passe? » demanda la voix.

Zofias, surprise, leva les yeux au ciel, dans une expression très enfantine:

« M'man, c'est pas drôle, tu sais! »

« Désolée, Zofia. Mais c'est comme ça... Le mot de passe? »

La rouquine hésitait entre le rire et les larmes. Entendre la voix de sa mère deux fois en une seule transe, ça avait de quoi la secouer un peu. Surtout l'entendre dans ces circonstances. Sa mère lui avait souvent, lorsqu'elle était petite, préparé de petites chasses au trésor, pour l'amuser et exercer son intelligence. Comment devait-elle procéder, déjà?

« Ok. Ok, maman... Indice n°1? »

Le rire éclata de nouveau. Il n'avait plus rien de doux ou de joyeux. Il devenait de plus en plus mauvais, et Zofia frissonna. Ca devenait malsain, tout ça.

« Pas d'indice, cette fois. Débrouille-toi! »

La rouquine sursauta. C'était injuste! Comment voulait-on qu'elle trouve un mot de passe quelconque si on ne lui donnait pas d'indice... Elle était épuisée, et même s'il avait cessé de pleuvoir (elle ne l'avait pas remarqué tout de suite), elle était trempée, elle avait froid et elle voulait en finir.

« Mais merde à la fin! Il vous faut quoi? Les parents, le daemon, le meilleur ami, le copain, et maintenant... et maintenant ça? Ca fait pas un peu beaucoup là? Là, j'suis en train de parler devant un mur invisible, c'est idiot, non? C'est ça, en fait, faut que je me rende ridicule pour avancer? »

Un déclic se fit entendre, comme dans un jeu video. Zofia rejeta ses cheveux en arrière. Elle ne s'attendait pas à s'énerver autant. Ni à avoir autant de voix. Elle avança prudemment d'un pas, puis d'un autre, et franchit le mur invisible.

« Ridicule? C'était ça, le mot de passe? Sympa, merci... »

Elle avait maugréé cela avec une mauvaise humeur évidente.

En avançant, elle remarqua que le temps changeait. A présent, il faisait de plus en plus beau, et de l'herbe poussait en direct, sous ses pieds. Finalement, à la porte de la cabane, elle repéra encore quelqu'un qu'elle connaissait.

« Salut, Samantha! Toi aussi, t'as décidé de venir faire un tour dans ma tête? »

Elle sentit la caresse d'un contact télépathique, et se rendit compte que la plante semblait plutôt contente de l'accueillir. Bon, au moins quelqu'un qui l'aimait bien. Finalement, elle poussa la porte, et pour découvrir, de nouveau, sa chambre du manoir Delindel. Sauf que la luminosité avait changé, et qu'étrangement, cela lui semblait plus tangible, plus vrai. Epuisée, elle se laissa tomber sur le lit, se pelotonna dans les couvertures, et s'endormit.

(Jena?)

Jena avait suivi toute la transe de Zofia. Bien sûr, elle n’avait pas vécu les évènements avec elle ou ne les avait pas observés, ça n’était pas comme ça que ça fonctionnait, mais elle avait senti les agitations et les sentiments de la jeune femme, l’aidant quand c’était possible, la protégeant au niveau des répercussions physiques avec beaucoup de précautions, elle était enceinte après tout.

Quand Zofia trouva son énergie magique, peut-être sans s’en rendre compte, Jena quant à elle le sut tout de suite. Elle utilisa alors sa propre magie, alliée à une magie ancienne Tesulah que peu d’initiés connaissaient, pour libérer les flux magiques. Nanosh l’aida, surveillant l’état de Zofia. Extraire la magie était sûrement l’un des actes magiques les plus durs à supporter. Seulement, dans le cas de la rouquine, il était impossible de faire autrement. C’était le moment le plus risqué pour le bébé, malgré toutes les précautions que Jena avait prises. Elle avait beau avoir aménagé le rituel pour sauvegarder l’enfant, il restait des risques, elle l’avait d’ailleurs très clairement dit à la future maman… Seulement, ne rien faire aurait été encore plus risqué…

Il fallut plus d’une demi-heure à Jena pour réussir à libérer la magie, ce qui était pratiquement instantané en temps normal. Quand la magie fut libérée, Jena plongea tout de suite Zofia dans un sommeil artificiel proche du coma. Il fallait que son corps s’habitue et ça serait plus facile si son intellect ne l’en empêchait pas. Avec mille précautions, le professeur fit ensuite léviter Zofia jusqu’à sa chambre où elle la surveilla pendant les douze heures qui suivirent. C’est seulement au bout de ce laps de temps que la tsigane considéra qu’il était peu risqué de réveiller la potioniste….