Emily and Jena go to White Castle (too)

Fin de l’été. Il avait fallu une bonne saison pour préparer cette transe mimétique. Il faut dire qu’Emily avait de gros problèmes avec ses flux, et si Jena voulait éviter l’accident, il avait fallu aménager un peu la transe. Enfin, les non-spécialistes n’auraient pas vu les différences, ceux qui avaient déjà assisté une transe mimétique auraient vu qu’il y avait beaucoup plus de protections, un peu comme quand Zofia avait fait la sienne, enceinte, mais pas le même genre de protections, parce que cette fois ça n’était pas une question d’isoler le bébé pour éviter qu’il soit blessé, mais bien de protéger la personne même qui faisait la quête, ce qui compliquait les choses, parce que même si Jena protégeait déjà les gens qui faisaient la transe mimétique, contrairement à Zephira, contre les blessures par exemple, les protéger de la libération de flux était un peu plus compliquée. Elle avait d’ailleurs utilisé un des dossiers que Zephira lui avait laissés, où elle lui avait communiqué toutes ses recherches sur la libération des flux à Sywhaîd.

Il allait bientôt faire nuit, mais il était déjà un peu plus de minuit. A Sywhaîd, même en cette fin d’été, les nuits étaient courtes à cette période de l’année. Jena soupira. L’ambiance était meilleure quand il faisait nuit, ça permettait d’entrer dans la transe plus facilement, une sorte d’association d’idées inconsciente. Jena posa la dernière pierre, une pierre aussi verte que les yeux de Zephira à l’époque où elle était là, un vert kryptonite, et jeta de la poudre dans le feu qui se trouvait au centre, en murmurant une formule, ce qui donna un « feu vivant », un feu magique étonnant que peu de sorciers savaient faire, et surtout entretenir. Ensuite, elle s’assit sur son tapis de sol. Il était fin, mais il suffirait à éviter de s’écorcher sur les pierres des ruines. En face du feu, Emily en avait un elle aussi, mais rien de plus, il fallait éviter d’être trop confortable ou le corps la « protègerait » de la transe et donc l’empêcherait de bien le faire. Une dernière fois, Nanosh vérifia les sécurité puis se percha, sous la forme d’un magnifique hibou tout noir, sur une ruine.

« Elle arrive. »

Jena hocha la tête. Elle salua Emily quand celle-ci entra dans les ruines et lui fit signe de s’installer sur son tapis. Elle lui demanda ensuite :

« Avant de commencer j’ai besoin de savoir que tu as bien réfléchi à tout ça, que tu comprends les conséquences, et les risques, et que tu acceptes toujours. Tu peux refuser, bien sûr, mais après avoir accepté il sera trop tard. »

Elle ajouta avant d’avoir la réponse :

« Mais si tu as des questions, c’est aussi le moment. »

Elle portait un simple short et un haut de bikini noir. Il faisait chaud, et avec le feu c’était pratiquement irrespirable.

[Emily ??]

Emily arriva dans les ruines à l'heure. Suivie de Shaliar, l'irlandaise n'était pas vraiment rassurée. Certes, Jena et elle avaient préparé cette transe tout l'été et elle était sûre d'avoir pris la bonne décision. Mais elle avait tout de même un peu la frousse. D'abord parce qu'elle avait toujours été légèrement pessimiste et que l'idée que la transe ne marche pas la taraudait depuis plusieurs jours. Ensuite parce qu'il y avait longtemps qu'elle n'avait pas utilisé sa magie et qu'elle ignorait comment elle s'en sortirait magiquement si par hasard la transe fonctionnait. Elle arriva donc devant le feu magique, salua Jena tandis que son daemon-lièvre saluait Nanosh et tout deux s'installèrent sur le tapis comme les y invitait Jena.

Elle portait pour l'occasion un ensemble très confortable en streetwear : un bermuda en jean style baggy, piqué à son petit frère Casey ; un tee-shirt blanc orné d'une fleur d'ibiscus rouge à la place du cœur et un paire de Vans rouges -réellement offertes par Casey. Dans cette tenue, c'est l'Emily d'autrefois qui ressortait un peu. En fait ne manquait que le dynamisme et la joie de vivre pour qu' Emy redevienne elle-même. Mais outre le look, c'est effectivement pour son confort qu'Emily avait opté pour cette tenue. Jena l'avait prévenue que la transe risquait de ne pas être de tout repos, alors, autant être bien dans ses basquets, non ?

La jeune femme avala avec difficulté sa salive quand Jena l'interrogea puis secoua la tête.

- Non, c'est bon. Je… On accepte. On va le faire. On est prêts.

Jena leur avait déjà expliqué les enjeux, les conséquences, les effets, bon ou mauvais de cet acte et ils étaient prêts à sauter le pas. Ils étaient là pour ça après tout. C'était la raison de leur venue à Sywhaîd, c'était aussi une sorte de promesse à la Brume, alors…

Elle souffla longuement, comme pour évacuer le stress qui la gagnait et conclut :

- On y va.

« Très bien. » répondit Jena de sa voix grave, un sourire léger flottant sur son visage.

Elle tendit à Emily une fiole contentant une potion aussi verte que les pierres et fit signe à Emily de la boire. Au moment où la jeune femme s’exécuta, Jena travailla sur les flux pour accompagner le début de la transe, et le feu sembla devenir encore plus vivant, encore plus éloigné d’un simple feu « normal ». La transe mimétique avait tendance à commencer assez abruptement, rapidement, il était rare qu’une personne y résiste plus de quelques secondes. Quand Emily fut en transe, Nanosh se positionna sur un autre muret et surveilla que tout se passait bien au niveau du lien entre Emily et son daemon. Les transe mimétiques, parfois, incluaient le daemon dedans, et dans ce cas il y avait un risque de problème au niveau de la corde d’Argent, même si ce risque était léger, Jena et Nanosh avaient tout préparé. Le professeur, quant à elle, surveillait les flux d’Emily, suivant plus ou moins de loin sa transe. Elle sortit un thermos et se servit un café bien serré. La nuit serait longue.

[Voilà ! Tu peux donc jouer la transe mimétique d’Emily, normalement tu n’auras plus besoin de moi jusqu’à la fin, quand elle aura trouvé son énergie et que Jena devra l’extraire. Amuse-toi bien !]

Emily saisit la fiole que lui tendait Jena et la regarda une seconde pour peser le pour et le contre une dernière fois. Elle agrippa la fourrure de Shaliar qui vint se blottir contre sa moitié, et avala le liquide vert sans plus réfléchir. De toute façon, leur décision était prise et ils n'étaient pas du genre à reculer devant les engagements, quoi que les autres puissent en penser.

La main toujours dans le pelage de son daemon, Emily eut tout juste le temps d'apercevoir Jena avant de tomber en arrière et de sombrer dans la Transe, lâchant mollement la fiole qui roula dans l'herbe avant de s'immobiliser.





Lorsqu'elle se réveilla, Emily eut du mal à en croire ses yeux. Elle se trouvait en plein désert. Mais un désert qui n'avait pas grand-chose de naturel. Enfin… le sable était très réaliste mais la teinte du ciel, d'une couleur cuivrée, n'augurait rien de bon. Dès cet instant, la gorge et l'estomac de l'irlandaise se nouèrent et son cœur se mit à battre plus fort. Shaliar était près d'elle et ils se mirent à avancer droit devant eux. Ils ne parlèrent pas, trop anxieux qu'ils étaient pour émettre le moindre son.
Du sable à perte de vue. Rien que du sable doré et un ciel de cuivre aux aspects orageux. Rien qui n'indique une piste à suivre, une direction, une sortie… rien !

Ils marchèrent durant ce qui leur sembla être des heures à travers ce désert sans fin. Fatigués, à bout de souffle et passablement assoiffés, ils se laissèrent tomber dans le sable. Emily, à genoux, essuya son front d'un revers de la main.

- On va finir ici Shal'… souffla-t-elle.
- …
- On va mourir dans un désert à l'autre bout de la planète.

Car pour Emily, il n'y avait aucun doute, ils étaient dans le Sahara ou un truc du genre, pas dans une transe, bien à l'abri dans son corps (enfin à l'abri…).

- Il faut qu'on avance encore, reprit Shaliar. J'ai l'impression qu'un orage approche et ça ne me dit rien de bon ajouta le lièvre en désignant du museau un nuage sombre aux reflets de feu qui venait à leur rencontre.

Le nuage avançait effectivement vers eux et à une vitesse plutôt impressionnante, voire effrayante pour le duo. Effarée, Emily lança un regard à son daemon et tous deux se mirent à courir, revenant sur leurs pas, pour fuir l'orage. Ils avaient chaud, ils avaient soif, ils avaient peur mais ils couraient plus vite que jamais. Et le nuage, qui n'avait maintenant plus rien du bon gros cumulus, les talonnait et prenait lui aussi de la vitesse, comme un char lancé au galop. Il semblait se charger d'électricité et de larges gerbes d'étincelles jaillissaient des volutes rouges et noires du nuage, arrachant un cri de panique à Emily qui courut de plus belle dans le désert brûlant. Elle était en nage et son corps réel, devant le feu magique de Jena, se couvrit d'une fine couche de transpiration qui pouvait aussi bien être due à la chaleur ambiante qu'au feu tout proche.

Du fond de sa transe, Emily courait toujours, Shaliar à ses côtés. Ils coururent ainsi encore un long moment et la jeune femme se demanda pourquoi. Pourquoi un désert ? Pourquoi un orage électrique ? Pourquoi un nuage courait-il après eux ? Pourquoi courait-elle dans un désert ? Toutes ces questions tournaient dans sa tête mais sa course l'empêchait de mettre le doigt sur la réponse et soudain ça lui revint ! La transe ! Elle était dans sa transe. Tout ça n'était pas réel. Ca n'était qu'une épreuve. Effrayée, Emily décida néanmoins de stopper sa course effrénée vers nulle part et pila net avant de faire volte-face et voir… le nuage se volatiliser, emportant avec lui le désert de feu et le ciel cuivré, comme quelqu'un qui tirerait -tel un drap- sur les images d'un livre, ne laissant qu'une page blanche.



Et effectivement, le décors ressemblait maintenant à un endroit aseptisé. Tout était blanc. En fait, il n'y avait pas de décors. Rien. Rien ne permettait de distinguer le sol des murs -s'il y en avait- ou du plafond. Aucune ombre, aucun reflet, rien. Emily constata aussi, non sans éprouver à nouveau un sentiment étrange, qu'elle et Shaliar n'avait pas d'ombre non plus. Tandis qu'elle reprenait son souffle, elle se demanda s'ils étaient morts ? C'était ça le paradis ? Ou l'enfer ? Encore un désert ? Et bien quoi ? Sa vie était-elle si vide de sens que ça ? N'avait-elle rien dans la tête pour ne créer que des déserts ?

Cette dernière pensée la fit tiquer mais elle ne réalisa pas qu'il s'agissait de la clé de cette énigme-là. Qu'elle avait "créé" ce désert blanc. Alors elle avança, sans but, à nouveau. Mais cette fois, quelques secondes suffirent avant qu'elle ne rencontre un obstacle. Un mur invisible -ou aussi blanc que le reste- se dressait devant elle. A tâtons, du plat de la main, elle suivit la forme du mur jusqu'à s'apercevoir qu'il formait un cercle fermé d'environ dix mètres de diamètre. Super ! Après "Cube", voilà "Sphère - le remake", pensa Emily, amère. Elle avait vu ce film non sorcier, piraté par Casey, et n'avait aucune envie de tester les pièges éventuels qu'on lui réservait derrière ce mur. Après tout, c'était plutôt sympa ici pas de voisins, pas de magie à faire, pas de corvées…

- Corvées…. Magie… Attends une seconde… Mais oui ! Shal', c'est encore la transe. On est pas arrivés, il faut qu'on continue. Faut qu'on sorte d'ici coûte que coûte. On doit continuer.

Emily avait retrouvé son entrain et, lorsqu'elle poussa le mur avec force comme pour l'ouvrir, le casser ou autre, une porte céda sous son poids et s'ouvrit sur…



… Une plage. Une petite plage herbeuse au bord d'un lac bordé d'arbres où discutait gaiment toute sa famille. Ils étaient tous là : Casey, Eoin, sa mère, son père, ses grands-parents, Joseph, Allan et John, leurs femmes et leurs enfants, leurs cousins et plusieurs personnes qu'Emily ne parvenait plus à identifier.
Casey, sourire aux lèvres, lui fit soudain un signe et se mit à courir en direction du lac, s'y engouffrant avec forces éclaboussures, occasionnant les rires de ses cousins et une grimace d'Eoin qui lisait sur une serviette de bain non loin de là. Emily sourit. Eoin avait toujours détesté qu'on le dérange dans ses lectures.

Elle regarda sa famille et s'approcha doucement. Casey nageait désormais avec Gwenn, Jamie, Sean et euh… le frère de Sean dont Emily avait oublié le nom. Il les prenait sous les bras et les balançait dans l'eau tour à tour pour leur plus grand bonheur. De son côté, Eoin boudait et arborait un air renfrogné mais Emy savait que derrière cette façade austère son frère mourrait d'envie de se joindre à eux et de s'amuser aussi. Mais jamais il ne se permettrait une telle marque de spontanéité, pas même en présence de sa propre famille. C'était triste, songea Emily.

Son regard se porta ensuite vers la "tablée" sur sa gauche. Il s'agissait en réalité d'une immense nappe à carreaux rouges et blancs étendue à même l'herbe rase et où s'entassaient mille et une victuailles alléchantes. Autour de la nappe, assis dans l'herbe ou sur d'autres couvertures, ses parents, grands-parents, frères, belles-sœurs, etc. discutaient avec ardeur de sujets divers. Joseph étalait sa nouvelle théorie sur la guerre des Trolls sumériens contre on ne sait trop qui ; sa mère transmettait avec passion les secrets de sa tarte aux prunes devant une belle-fille attentive ; Allan discutait d'on ne sait trop quoi en écartant les bras grand comme ça ; et… enfin tout ce petit monde était joyeux et plein d'entrain. Ils étaient tous heureux et le sourire d'Emily reflétait celui des membres de sa famille. Sa famille ! Elle ne s'était jamais rendu compte à quel point ils comptaient tous pour elle. Elle sentait son cœur fondre devant les pitreries de son cadet, devant la timidité maladive de son frère chéri, devant l'espièglerie de sa mère, la prestance de son père -malgré cette affreuse chemise bleue- bref, devant ce qui en faisait "sa" famille. Une famille dont elle n'avait pas à rougir. Une famille qu'elle était fière d'exhiber, fière de présenter au monde. Une famille à laquelle elle était fière d'appartenir. A vrai dire, Emily n'avait effectivement jamais songé à quel point cette famille était importante à ses yeux. Et elle voulait qu'eux aussi soient fiers d'elle.

Le regard de l'irlandaise erra de longues minutes sur la scène, gravant chaque pixel dans un coin de sa mémoire. Emily restait immobile, perdue dans sa contemplation, Shaliar tout aussi rêveur. Ils avaient oublié toute notion de Transe et ne souhaitaient qu'une chose, rester dans ce cocon familial douillet qu'ils affectionnaient tant. Rien ne semblait pouvoir les tirer de cette torpeur. Sur le tapis de sol, devant Jena, le corps d'Emily se détendit et les traits de son visages paraissaient sereins. Pas de raisons de s'inquiéter… à moins qu'ils ne restent comme ça, indéfiniment. Mais, comme si le subconscient d'Emily travaillait à sa place, une image déplaisante traversa le champ de vision de la jeune femme.

En effet, alors qu'elle fixait rêveusement le lac, Casey et ses cousins, Emily vit son sosie sortir de l'eau, telle une naïade tout droit sortie d'un conte de fée, et se diriger vers "sa" famille. Elle avait un petit côté James Bond girl avec ses cheveux courts, son air décidé mais surtout son bikini moulant et le corps ruisselant d'eau douce.

La sorcière fixa béatement son double sans parvenir à réagir, sans trouver quoi que ce soit de cohérent qui explique sa vision. Elle restait là, comme clouée au sol, incapable de bouger ou de prononcer un mot. Perdue. Que se passait-il ? Pourquoi sortait-elle de l'eau et s'incrustait-elle à la table familiale sans que personne ne dise rien ? Pourquoi lui souriaient-ils ? Et surtout, pourquoi l'appelaient-ils Emily ? Elle fronça les sourcils et son corps, sur le tapis de sol, en fit de même.

Malgré sa torpeur, Emily parvint à faire un pas en avant, puis un autre, puis encore un autre, jusqu'à ce qu'elle se trouve à moins d'un mètre des siens. Alors, elle découvrit avec horreur que tous prenaient son sosie pour elle et eut un haut le cœur. Elle fut secouée de spasmes et tout son être se révolta. Alors, incapable de trouver quelque chose de censé à dire ou à faire, elle hurla. Elle hurla si fort que sa gorge lui fit mal.

- NNNNNNNOOOOOOOOOOOOOONNNNNNNNNNNN !!!!!!!

Quand elle se tut, Emily constata que tous les regards étaient désormais tournés vers elle et que personne ne pipait mot. En revanche tous la regardaient comme s'ils avaient à faire à une folle, comme si elle avait perdu l'esprit. D'ailleurs, peut-être était-ce le cas. Peut-être avait-elle vraiment perdu l'esprit. Elle expira brutalement pour reprendre son souffle.

- JE suis Emily ! Pas elle ! …

Pas de réponse. Que des airs dubitatifs… sur sa santé mentale probablement.

- Regardez-moi, exhorta Emily en tournant autour du clan, qui lui semblait plus soudé que jamais… contre elle.

- Vous ne me reconnaissez pas ? C'est moi Emily. … Emy…

Personne ne soufflait mot ce qui eut le don d'horripiler la jeune femme, tandis que son daemon hésitait et se demandait ce qu'il se passait. Soudain, un rire cristallin perça le silence des lieux et Emily -l'autre- se leva, tenant à la main une petite serviette de bain avec laquelle elle se frotta vigoureusement les cheveux, avant de répondre tout sourire.

- Vraiment ? Toi ? Tu prétends être moi ? Tu prétends être Emily ?

Elle se tourna vers les membres de l'assemblée avec un sourire ironique qui déclencha l'hilarité générale, avant de refaire face à Emily en riant toujours.

- Mais regarde-toi ! Dit-elle en la désignant du menton. Un teint blafard, l'œil hagard… tu ne ressembles à rien ma pauvre. Un garçon manqué qui tente de jouer aux filles, voilà ce que tu es. Et tu n'as même pas de pouvoirs. Ah ah ! JE suis Emily. Toi, tu n'es qu'une pâle copie. On ne t'as jamais dit que rien ne valait un original ? Ajouta-t-elle d'un ton perfide. Pfff… Tu es pathétique. Regarde, même ton daemon est aussi éteint que toi.

À ce même moment, un Shaliar plus resplendissant que jamais pointa ses longues oreilles de derrière un panier d'osier et se dressa devant son homonyme avec toute la prestance dont un daemon-lièvre était capable. Certes en comparaison, Shaliar -le vrai- paraissait bien terne et sans saveur, hem.

De leur côté, Emily et Shaliar bouillonnaient de l'intérieur. Ils sentaient une rage froide sourdre en eux. Et soudain Emily explosa. Quitte à perdre la famille qu'elle aimait tant, quitte à perdre ses parents, ses frères ; quitte à perdre son amour-propre et à bafouer les valeurs familiales. Elle avait sa fierté et elle n'acceptait pas que l'on meurtrisse son ego impunément. Alors elle explosa.

- LA FERME !!! Je suis unique ! JE SUIS UNIQUE et personne ne me fera jamais dire le contraire. Surtout pas une sale gosse pourrie dans ton genre.

Les insultes n'étaient absolument pas fondées mais qu'importe, Emily avait besoin de se défouler.

- Tu n'existes pas ! Tu n'es pas réelle ! Tu n'existes pas! TU N'EXISTE PAAAS !!!

Et, comme elle avait vraiment cru à ces derniers mots, la vision disparu instantanément, laissant Emily sous le choc, pantelante.

Essoufflée, Emily se laissa tomber dans un fauteuil en cuir derrière elle. Elle se trouvait désormais dans un bureau qui sentait la poussière et l'huile de lin et elle avait du mal à reconnaître l'endroit. La pièce n'avait en soi rien de particulier : de vieux meubles en bois d'acajou, des centaines de livres entreposés sur les étagères d'une bibliothèque, un magnifique bureau ancien éclairé par une petite lampe en verre soufflé verte au pied doré qui conférait à l'ensemble un aspect très universitaire.
Emily nota cependant que le bureau devait appartenir à un érudit, sorcier qui plus est, à en juger par le tas de diplômes encadrés au mur et aux innombrables parchemins et fioles en tous genres qui jonchaient le sol de la pièce.

Intriguée, Emily se leva de son fauteuil et se mit en devoir d'inspecter chaque recoin du bureau avant de partir. Un coup d'œil par la fenêtre lui indiqua qu'elle devait se trouver dans une université britannique mais l'étendard qui flottait doucement au gré du vent ne trompa pas la jeune femme. Ils se trouvaient dans la plus prestigieuse école de Magie de Dublin !

- Tu ne crois pas qu'on ferait mieux de partir ? Hasarda Shaliar, néanmoins tout aussi curieux que son humaine.

- Noon, Shal'. Regarde tout ce qu'il y a ici… On est au moins chez un big boss, répondit-elle.

- Je ne vous le fait pas dire Miss, conclut une voix chaude dans le dos d'Emily.

Sorcière et daemon restèrent interdits, figés sur place. Emily reposa doucement la fiole qu'elle était en train d'examiner et se retourna avec lenteur pour faire face au "big boss" en question. Elle eut alors l'agréable surprise de trouver un homme d'une quarantaine d'année ou la cinquantaine bien conservée, les tempes légèrement grisonnantes et une carrure plutôt athlétique pour un simple érudit. À en juger par le bureau Emily aurait plutôt misé sur un octogénaire chauve et bedonnant. Pas sur… Et bien… Hem…

- Bonjour, Professeur… avança-t-elle gênée.

- Scheider. John. Bonjour Miss O'Connor. Asseyez-vous donc, dit-il. Je vois que vous avez déjà pris vos marques. Il n'y avait aucune trace d'animosité dans ses propos, juste une pointe d'ironie que venait souligner un sourire amusé.

Toujours gênée, mais de plus en plus intéressée, Emily reprit place dans le fauteuil en cuir face au bureau et attendit la suite, légèrement fébrile.

- Je vous remercie d'avoir accepté cet entretien Emily. Je peux vous appeler Emily ? Bon. Comme vous le savez sans doute, je remplace au pied levé le Professeur Rosenbaum qui a eu un malaise le mois dernier. Il en a profité pour prendre une retraite anticipée -et bien méritée si vous voulez mon avis. Mais soit. Avant de partir il m'a tout de même laissé quelques recommandations, dont une vous concernant. C'est la raison de votre venue, vous devez vous en douter.

Le Professeur Schneider ouvrit le premier tiroir de son bureau et en sortit une enveloppe blanche qu'il tendit à Emily. Elle la saisit tout en adressant au Professeur un regard interrogatif. A vrai dire la jeune femme n'avait aucune idée de ce qu'il se tramait à son insu. Mais John, éclaira bien vite sa lanterne.

- Mr. Rosenbaum avait recueilli de nombreuses appréciations favorables de l'ensemble de vos enseignants et notamment de la part de Mr. Campersh. Nous en avons discuté et nous pensons qu'il serait temps d'affirmer vos capacités.

Il laissa flotter le suspense quelques secondes, laissant à Emily le temps d'imprégner ses paroles.

- Avec vos professeurs, nous avons donc décidé que cette année vous m'assisteriez durant mes cours. Nous souhaitons également vous confier un groupe de travail d'une dizaine d'élèves. Des premières années majoritairement. Qu'en dites-vous ?

Qu'en dites-vous ? Qu'en dites-vous?!! Emily se sentait prise au dépourvu. En fait elle était complètement larguée. De quoi parlait-il ? Elle ? Donner des cours ? Des cours de quoi ?

- La daemorphie est une spécialité de plus en plus prisée par nos étudiants comme vous le savez et nous avons pensé que vous étiez la plus à même de faire partager votre expérience avec les élèves. Et puis vous avez la jeunesse que nous n'avons plus, ils vous écouterons probablement plus attentivement que nous autres vieux érudits.

Emily n'aurait certainement pas qualifié le Professeur Schneider de "vieux", au contraire. Toujours est-il qu'elle commençait à comprendre. On lui proposait ce qu'elle avait toujours souhaité sans véritablement le savoir. Enseigner. Car enseigner signifiait qu'elle-même avait acquis ces compétences et qu'on estimait suffisamment son travail pour en faire la démonstration à d'autres. Waouh ! Génial ! Elle allait avoir un poste dans la plus prestigieuse école de sorcellerie de Dublin, la classe !

- Emily ? Qu'est-ce que vous en dites ?

- J'en dit que je suis partante à cent pour cent Professeur. Je commence quand ?

- Ah ah ! J'en étais sûr. Vous avez dans les mains le contrat. Vous n'avez qu'à signer. Vous commencerez lundi.

- Lundi ? Vraiment ? Génial ! Jubila Emily en se levant prestement du fauteuil pour aller serrer la main du nouveau recteur de l'université.

Pendant que son humaine exprimait sa joie auprès du Professeur, Shaliar se tenait au pied du fauteuil, les oreilles plaquées en arrières. Quelque chose ne tournait pas rond. Vraiment. Quelque chose clochait seulement il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Le prof était trop beau pour être honnête. Et puis pouvait-on être le "doyen" d'une Université à quarante ans ? Et puis Emily n'avais plus de pouvoirs pour l'instant comme ferait-elle ? … Minute, mais oui, c'est vrai ça. Comment allait-elle faire sans pouvoirs ? La daemorphie nécessitait l'usage de flux internes et au dernières nouvelles ils étaient incapables de s'en servir. Shaliar était près du but, il le sentait. Et soudain, tout lui apparut clairement : la Transe, la quête de leur Energie, tout !

- Emily, c'est bidon, souffla le lièvre à sa moitié. C'est pas vrai. On pourra pas donner ces cours. On peut pas. Je ne peux pas, ajouta-t-il. Il y a quelque chose qui tourne pas rond. On… On a pas de pouvoirs Emy… Tout ça c'est… c'est fictif.

- Mais qu'est-ce que tu racontes Shal' ? L'écoutez pas Professeur on sera là lundi.

- Non ! Emily ! Tu ne m'écoutes pas. On ne peut pas. C'est un rêve !

- Tu dis ça parce que tu ne veux pas que je réussisse, c'est tout. Tu es jaloux et tu n'as pas d'ambition. Mais moi j'veux pas rester une simple sorcière bas de gamme. Je veux qu'on parle de moi, je veux voir mon nom dans des livres, tu vois ?!

A ce moment-là, Nanosh et Jena purent voir la Corde d'Argent d'Emily et Shaliar se tendre et se mettre à vibrer. Il se passait quelque chose de pas très net et même si la Corde n'était pas endommagée, il était clair qu'il y avait une embrouille de ce côté-là.

- Emily, c'est pas vrai…
- Alors laisse-moi tranquille. Je veux ce poste !

- Mais tu vois pas que rien n'est vrai ??!

Emily ne voyait pas la supercherie. Elle voulait rester là, dans cette réalité alternative où on lui proposait de magnifiques possibilités d'évolution de carrière. Là où elle serait reconnue pour ses capacités magiques. Mais la dernière phrase de Shaliar avait semé le doute en elle. Il y avait tellement de sincérité dans sa voix. De toute façon, Shal' n'avait jamais su mentir. Enfin, il n'avait jamais su lui mentir. Elle savait qu'il disait la vérité. Alors quand elle regarda John une dernière fois, la volonté que lui insuffla Shaliar fut suffisante à lui remémorer les circonstances de la vision et elle quitta le bureau, complètement démoralisée. Elle ne connaîtrait peut-être jamais cette chance. Jamais un Professeur émérite ne lui accorderait la charge d'un groupe de travail. Dépitée, Emily suivit Shaliar dans les couloirs de l'Université qui finirent par s'estomper peu à peu, au fur et à mesure qu'elle continuait d'avancer.





Emily se trouvait dorénavant au milieu d'un labyrinthe de miroirs. Un nombre incalculable de miroirs lui renvoyaient son reflet à l'infini. Partout où Emily allait, elle se heurtait à des plaques de verres à son effigie. Elle avançait à tâtons, les mains devant elle par crainte de se cogner à quelque chose. Elle était prise au piège et Shaliar n'était pas là, constata-t-elle avec effroi. L'irlandaise chercha frénétiquement autour d'elle une paire d'oreilles duveteuses mais ne trouva rien d'autre que sa propre image.

Soudain, alors qu'elle se trouvait à une sorte d'intersection, les reflets d'Emily prirent vie et s'emparèrent d'elle. Ils la maintinrent fermement par les bras, l'empêchant de bouger, exerçant de fortes pressions sur ses membres. Emily se mit alors à gesticuler, à se tortiller dans tous les sens pour échapper à la contrainte de ses assaillantes. Elle rua dans les brancards, donna des coups de tête à ses doubles, assena de violents coups de pieds dans les tibias de ses geôlières. Elle utilisa toute l'énergie dont elle était capable pour se libérer et mettre à mal l'endurance de ses doubles, pour finalement parvenir à se dégager. L'ancienne Emily avait repris du poil de la bête et avait resurgit tout droit du passé. L'Emily bagarreuse qui ne s'en laissait pas compter par les garçons, comptait bien ne pas s'en laisser compter par des filles et surtout pas par "elles". Elle attrapa la première "Emily" venue et lui agrippa les cheveux avec une telle ferveur que la pauvre disparut sans demander son reste. Il en fut ainsi pour de nombreuses autres Emily.

Sur son tapis de sol, devant Jena, le corps de la jeune femme tressauta quand, dans sa transe, une attaque se fit plus violente que les autres et qu'elle perçut un coup dans les côtes. Ses sourcils étaient froncés et de fines égratignures apparaissaient là où, dans la transe, les blessures coulaient abondamment. Heureusement que Jena veillait car il est probable que la jeune femme ne s'en serait pas tirée aussi bien si elle avait été seule.

Emily se battit encore, encore et encore. Visant toujours plus juste, frappant toujours plus fort, telle un diable en furie. Elle se demandait où était Shaliar mais savait qu'il ne pouvait pas être bien loin sinon, elle-même ne serait pas là. Et puis tous ses doubles lui cassaient les pieds !

- Assez !! Lâchez-moi ! Laissez-moi ou je vous fait ravaler vos poings, Okay ?! Hurla-t-elle. Laissez-moi passer, ajouta-t-elle en pensant fugacement à son énergie interne. Je dois partir ! Cassez-vooouuus ! Invectiva-t-elle, plus décidée que jamais à ne pas flancher maintenant.

Alors, les miroirs éclatèrent…





… La laissant, blessée, dans une salle de théâtre. Une petite salle intime aux murs matelassés de tissus noirs, meublée d'une vingtaine de sièges tout au plus, tous en tissus rouge et visiblement très confortables. Il n'y avait personne d'autre qu'Emily et Shaliar. Tout était extrêmement silencieux et sur la scène, d'épais et lourds rideaux rouges étaient tirés et ne laissaient rien présager du spectacle à venir.

Ne sachant trop quoi faire Emily, les mains sur les côtés, marchant péniblement, allait s'approcher de la scène, mue par son éternelle curiosité, lorsqu'une série de coups retentit, plus théâtrale que jamais. La jeune femme se glissa alors discrètement sur un siège tandis que son daemon sautait sur l'accoudoir voisin pour profiter lui aussi du spectacle, et tous deux attendirent avec appréhension la suite des événements, espérant secrètement être arrivés au bout de leur quête.

- Peut-être que notre énergie est là Emy… glissa Shaliar, la voix pleine d'espoir.

- Chht… répondit tout bas son humaine, l'index posé sur ses lèvres, caressant elle aussi le fol espoir d'être arrivé au terme de sa quête, sans s'apercevoir que ses blessures ne saignaient plus bien que toujours ouvertes.

Alors que touts deux fixaient attentivement le rideau rouge, la lumière s'éteignit, ne laissant qu'un halo tamisé en provenance de la scène. Et le rideau s'ouvrit.

Emily resta bouche bée, muette devant le spectacle qui s'offrait à elle. Un large lit double couvert de satin rouge sang trônait au milieu de la scène, sur un tapis noir aux boucles épaisses. Une multitude de petits coussins rouges et noirs jonchaient l'estrade et invitaient à s'y lover… dans le plus raisonnable des cas. Le lit, dont les draps rouges invitaient tout bonnement à la luxure, semblait avoir un effet hypnotique sur Emily. Elle ne parvenait pas à quitter le meuble des yeux et Shaliar ne lui était d'aucun secours. Tous deux attendaient, fébriles, sans trop savoir "ce" qu'ils attendaient. Ils étaient dans une sorte de transe parallèle, complètement perdus. Ils savaient qu'ils devaient trouver leur énergie mais ils sentaient qu'elle était proche et n'osaient pas bouger de peur de passer à côté. Alors ils attendaient.

Ils attendirent ainsi de longues minutes avant que quelque chose ou plutôt quelqu'un les tire de leur rêverie. Un homme. Un homme masqué, dont le corps à damner un saint -uniquement couvert d'un boxer noir - venait de prendre le relais à l'effet hypnotique du lit. Il s'avança sur le devant de la scène permettant au duo de le détailler mieux encore. Emily sentit son pouls s'accélérer et déplora le fait que son masque lui mange la moitié du visage. L'homme était pourtant tout à fait identifiable mais, à cet instant, ni Emily ni son daemon-lièvre ne purent y associer un nom.
Le regard d'Emily ne quitta pas son sujet lorsque celui-ci s'allongea nonchalamment sur le lit, de même qu'elle ne souffla mot lorsqu'il s'étendit comme un chat, faisant monter en elle un désir impérieux. Les transes vous jouaient de drôles de tours parfois. Était-elle dans un de ses fantasmes ?

Les battements de son cœur s'affolèrent un peu plus encore lorsque l'éphèbe se mit à rouler des muscles sous l'éclairage tamisé, exhibant son hâle doré au regard conquis d'Emily. Emily qui lâcha un soupir lorsque l'homme, lascif, tendit la main vers elle. Elle sentit son cœur se serrer, battre plus fort encore, comme si cet homme venait de le lui prendre. Haletante, partagée entre la frustration et un désir sorti des tréfonds de sa conscience, Emily n'eut d'autre choix que d'obéir. Elle se leva, lentement. Rejoignit l'allée latérale du théâtre avec une lenteur qu'elle ne s'expliquait pas, et gagna le bord de l'estrade comme si elle vivait la scène au ralentit. Là, elle soupira. Son cerveau ne lui permettait plus d'analyser distinctement les événements. Elle savait qu'elle devait continuer mais… Cet homme… Il était si… Et son cœur… Elle n'avait pas la force de lutter. Elle n'en avait pas la volonté non plus. Son énergie l'attendrait non ? Et puis, peut-être cet homme était-il la clef de tout ? Il fallait en être sûr. Emily monta les quelques marches de la scène et se fraya un chemin parmi les coussins moelleux.

Arrivée au pied du lit, Emily hésita. Elle connaissait cet homme. Il ressemblait à Dwane. L'idée la traversa de lui ôter son masque. Après tout il n'y avait qu'eux, quel mal y avait-il à ce qu'elle voit son visage ? Surtout que le loup noir qu'il portait ne dissimulait plus grand-chose de ses traits masculins.

L'homme tendit à nouveau la main vers Emily, lui faisant signe de le rejoindre et celle-ci ressentit à nouveau un pincement au cœur. Cet homme avait un pouvoir étonnant sur elle. Alors, sans plus réfléchir, la jeune femme prit place sur le lit aux côtés de l'objet de ses désirs. On eut dit une blanche brebis prête à se rouler dans la boue, un cœur pur jeté au loup. Mais il n'en était rien.
L'homme passa une main experte derrière sa nuque tandis que l'autre main dessinait des arabesques au creux de ses reins et Emily ne put retenir un soupir de satisfaction. Elle s'e cambra, offrant son corps aux caresses expertes de son amant ; laissant ses propres mains épouser la courbe de ses muscles virils.

Combien de temps dura cet abandon ? Personne ne pourrait le dire exactement. Insatiables, les amants ne ressentirent ni la faim, ni la soif, ni la fatigue. Quatre jours plus tard, leurs corps demeuraient enlacés, leurs membres entremêlés ne faisaient plus qu'un et rien au monde n'aurait pu tirer Emily de l'apprentissage de la luxure qu'elle maîtrisait déjà plutôt bien.

Après de nouveaux ébats, Emily se dressa sur un coude afin d'observer le jeune homme près d'elle. Il semblait effectivement avoir rajeunit au cours de leurs nuits, au cours de leurs jours et avait complètement épousé les traits de Dwane.

- Comment va mon animal ? Demanda-t-elle d'un ton plus aguicheur que jamais, dans un état de nudité complètement assumé.

Le jeune homme se dressa à son tour, uniquement couvert du drap de satin rouge. Il plongea un regard amoureux dans celui d'Emily et lui glissa avec tendresse :

- Je t'aime.

Ces trois mots firent l'effet d'une douche froide à Emily tandis qu'elle sentait à nouveau son cœur se serrer. Jamais un homme ne lui avait dit ces mots. Jamais en ces circonstances. Elle regarda autour d'elle et laissa son regard passer des murs sombres aux coussins de soie, des draps de satin à l'éphèbe masqué dont elle sentait encore l'odeur musquée. Elle soupira de lassitude.

- Je veux plus.

L'homme arqua un sourcil, surpris. Que pouvait-on demander de plus que l'Amour ?

- Je veux plus que ça, dit-elle en désignant la salle de théâtre. Je veux plus qu'un rôle dans ta pièce. Je veux jouer un vrai rôle. Mon rôle. Je veux jouer un rôle dans la vie. Dans ta vie mais dans la vie des autres aussi. Je ne veux pas rester dans l'ombre des projecteurs, à l'abris. Je veux vivre tout au grand jour.

Chaque mot lui perçait le cœur comme si elle trahissait son grand amour, celui avec un grand "A". Ca lui faisait mal mais elle sentait qu'elle avait raison. Elle ne voulait pas que ça. Elle avait besoin de tout le reste aussi. De Shaliar, qui n'avait été qu'un spectateur pendant quatre jours ; de l'air, de l'eau, du vent dans ses cheveux, de la chaleur du soleil sur sa peau. Elle avait besoin de se sentir vivre et pas uniquement à travers les bras de son amant.

- Au revoir, souffla-t-elle la gorge serrée.

Avec un déchirement suprême, Emily s'assit sur le lit. Elle se détourna de Dwane et quitta le lit, enroulée dans le drap de satin, laissant son Amour seul sur ce grand lit. Elle descendit les premières marches pour rejoindre Shaliar et continuer sa quête.





Elle descendit deux autres marches et ses pieds furent bientôt recouverts d'eau jusqu'aux chevilles. Elle se rendit également compte que le sol avait changé. Elle ne marchait plus sur la moquette souple du théâtre mais sur du sable fin. Le ressac se fit alors plus net dans son esprit tandis que la lumière du clair de lune éclairait une plage apparemment déserte. Emily, toujours uniquement vêtue de son drap de satin rouge, fit quelques pas dans l'eau, goûtant avec délice la joie simple de marcher dans l'eau au clair de lune. Shaliar respirait lui aussi à plein poumons l'air iodé de la mer. Il faisait doux et l'eau était d'un calme olympien. Tout invitait au repos et à la quiétude, ainsi qu'à un bain de minuit.

Emily hésitait cependant. Shaliar n'avait jamais réellement apprécié l'eau. C'était un animal terrestre qui n'aimait rien tant qu'une bonne fleur de trèfle. L'appel de la grande bleue n'avait rien d'attrayant à ses yeux et leur Corde d'Argent avait généralement raison des suppliques d'Emily. Cette fois pourtant, l'appel du large était plus que tentant. Et puis elle n'irait pas bien loin.

Emily commença donc à avancer prudemment dans l'eau. La Corde d'Argent qui la séparait de Shaliar lui permettait aisément d'aller à une distance raisonnable dans l'eau sans que celui-ci n'ait à se mouiller les pattes. Elle avança encore, toujours enroulée dans le drap qui s'imbiba bien vite d'eau salée et vint coller au corps de a jeune femme, la moulant telle une naïade d'un voile rouge sombre, devenu presque noir grâce à l'eau et à l'obscurité de la nuit. Elle avança encore. Les vaguelettes atteignaient désormais son ventre plat. Emily se retourna vers le lièvre, dont les oreilles tendues à l'extrême, n'aimait pas ce qu'il se passait.

La jeune femme refit face au large et fronça les sourcils et cria à l'adresse de son daemon :

- Shal', regarde, là-bas… dit-elle en désignant un petit point lumineux droit devant eux.

- C'est trop loin Emy, revient.

Mais Emily ne l'entendit pas et plongea dans les eaux sombres. Le drap entravait ses mouvements, aussi décida-t-elle de l'abandonner sur place. Après tout ils étaient seuls. De nouveau nue, elle nagea vers la large, fascinée par l'étrange lumière blanchâtre qui semblait provenir des profondeurs marines. Elle nagea doucement. En réalité, elle avait toujours eu peur des fonds marins. L'idée que quelque chose surgisse de nulle part l'avait toujours effrayée même si elle avait toujours prit sur elle ou utilisé le prétexte du daemon pour ne pas se baigner dans l'océan. Mais là, cette lumière l'intriguait. Et si c'était son énergie ? La source de sa magie ? Elle devait en avoir le cœur net.

Elle lança un dernier coup d'œil à son daemon.

- N'aie pas peur, lui lança-t-elle, sans vraiment y croire elle-même. Je vais revenir vite.

Sur ces mots, elle se remit à nager en direction du point lumineux qu'elle apercevait au loin. Elle nagea plusieurs minutes à faible allure jusqu'à ce que la Corde d'Argent se rappelle à elle, lui arrachant un petit cri de douleur. Shaliar lui aussi étouffa un gémissement. Il courut vers l'eau et s'y avança jusqu'au cou pour se rapprocher de son humaine, pour lui laisser une petite marge et pour les sauver. Mais Emily avançait encore. Elle nageait droit devant elle, serrant des dents pour oublier la douleur.

Devant le feu magique, près de Jena, la Corde d'Argent du duo prit un aspect métallique comme le goût du sang qui remontait dans la bouche d'Emily, lui rappelant les côtes cassées et les blessures infligées pas ses doubles, qu'elle avait oublié dans les bras de Dwane. Elle but la tasse et refit surface. Nagea encore.
Shaliar s'était lui aussi élancé dans l'eau, prêt à tout pour ne pas mourir. Ce qui était, somme toute, paradoxal : s'il ne mourait pas à cause de l'étirement de leur corde, il mourrait noyé. Magnifique. Il poussait de petits râles plaintifs tandis qu'Emily pleurait. Elle avait le cœur au bord des lèvres et avait honte. Elle allait les tuer. Elle allait tuer son amour, son double et tout ce qui faisait ce qu'elle était. Elle pleurait quand soudain quelque chose s'enroula autour de sa cheville lui arrachant un cri de panique mêlé de terreur.

Shaliar de son côté se débattait pour ne pas couler, partagé entre la perspective de rejoindre la berge quitte à souffrir, ou celle de nager vers son âme-sœur et mourir d'épuisement et/ou noyé. Il opta donc pour la seconde option. S'il mourait, il préférait être près d'Emy. Il ne finirait pas sa vie en lâche, foi de daemon ! Alors il gesticula, fit bouger ses quatre pattes en cadence pour tenter d'avancer au mieux vers le large. Vers Emily qui venait de crier, envoyant pas la corde un sentiment de peur à faire frémir.

La chose qui retenait maintenant l'irlandaise par les deux pieds n'avait rien d'humaine, ni de très naturelle. Elle tirait Emily vers le fond, là où les profondeurs n'étaient plus qu'un noir d'encre indistinct. Emily avait peur. Elle se débattit tant bien que mal mais ne put garder la tête hors de l'eau bien longtemps. Elle eut tout juste le temps d'inspirer un grand coup avant de sombrer sous la surface de l'eau, sans un bruit, sans une éclaboussure.
Sous l'eau cependant, Emily se débattait, tentait de nager vers la surface tandis que des algues gigantesques s'enroulaient autour d'elle. Plus elle s'escrimait à lutter, plus les algues resserraient leur étreinte, entravant ses mouvements. La jeune femme aurait voulu crier mais c'aurait été signer son arrêt de mort… et celui de Shal' qu'elle sentait se débattre comme un diable et dont l'étirement de la Corde lui déchirait le cœur.

Après de longues secondes de débattements frénétiques qui lui parurent durer des heures, Emily aperçut à nouveau le point lumineux à quelques centaines de mètres de là. Du moins il paraissait trop loin pour qu'elle l'atteigne avant que ses poumons ne prennent l'eau. Elle se débattit cependant encore, terrorisée, tâchant de libérer un bras, puis un autre. Elle avait diminué la résistance, sentant que celle-ci était proportionnelle à l'étreinte des algues ensorcelées. Bientôt elle ne fut plus retenue que par une cheville mais était incapable de s'en dégager. Elle n'avait plus beaucoup d'air et sentait qu'elle pouvait lâcher à tout moment. Cependant elle choisit d'aller plus loin. Elle sentait que c'était son énergie, là-bas, là, toute proche, empêtrée comme elle dans les algues. Elle ne pouvait pas renoncer maintenant. Ca ne lui ressemblait pas de renoncer si près du but. Alors Emily prit son courage à deux mains, tâchant d'économiser au maximum son souffle -dont l'absence menaçait de faire exploser ses poumons- et entreprit d'arracher les algues qui lui barraient la route.

Elle resta là-dedans un bon moment. Plus que son corps n'aurait réellement supporté l'absence d'oxygène. Elle tira sur les algues gluantes qui lui glissaient entre les doigts, arracha de longues membranes fines, d'autres plus épaisses, dans une opacité uniquement éclairée par son énergie. Elle tentait tant bien que mal d'esquiver les algues qui cherchaient à l'enserrer et avançait le cœur battant, perdue, au bord de l'asphyxie, le cerveau lui martelant les tempes prêt à exploser tant la pression s'y accumulait. Elle ne parvenait pas à maîtriser sa peur mais elle se découvrait une volonté insoupçonnée. Alors, malgré la douleur fulgurante que lui procurait l'éloignement de Shaliar -se débattant toujours pour garder la tête hors de l'eau-, l'asphyxie pour ne pas se noyer, les blessures aux flancs, dans les côtés, les hématomes sur les bras et les jambes, et cette peur des profondeurs qui ne la lâchait pas, elle plongea en avant avec l'énergie du désespoir vers la lumière qui n'était plus qu'à deux mètres d'elle. Elle était si lumineuse ! Si brillante ! Une magnifique boule de lumière flottant délicatement au milieu des algues qui semblaient s'écarter autour d'elle. Le cerveau d'Emily ainsi que ses poumons étaient prêts à exploser et Emily cria.

- JENAAAAAAaaagblgbbggbblblglb….

L'eau s'engouffra dans ses poumons à une vitesse impressionnante et elle perdit connaissance tandis que Shaliar sombrait lui aussi à quelques dizaines de mètre de là.

Jena surveillait très attentivement la transe d’Emily. Quand celle-ci trouva son énergie, la tsigane s’en rendit évidemment compte, et se mit au boulot. Extraire la magie interne de quelqu’un, ou plutôt ouvrir la brèche qui permettrait à cette magie de sortir, d’être utilisée sans canalisateur, de ne plus être brimée, était un travail très compliqué qui demandait puissance et précision à la fois. Peu de sorciers pouvaient le faire. Heureusement pour Emily, Jena ne s’était pas trompée en s’en jugeant capable (bon, elle l’avait déjà fait pas mal de fois mine de rien). Pour Emily, ce ne furent que quelques minutes qui passèrent entre son observation de son énergie et son appel au secours, en réalité il se passa plus d’une heure et demi, durant laquelle Jena s’acharna à faire plier les flux d’Emily à sa volonté, pour que l’énergie soit enfin extractible. Le fait que la jeune femme ait un problème de flux n’arrangeait pas les choses, le professeur était obligé d’y aller un peu à l’instinct, pour régler les problèmes qui se posaient en cours de processus. Heureusement pour Emily (bis), Jena était une grande professionnelle derrière ses airs de tarée.

Elle mit donc une heure et demi à réussir à extraire l’énergie d’Emily, à en faire une énergie accessible et plus cachée dans l’inconscient. Et quand elle réussit, Emily commença à se noyer, elle n’eut donc même pas le temps de faire une petite pause avant de la sortir de sa transe. Elle se remit rapidement au boulot.

Finalement, Emily fut sortie de sa transe, mais elle n’eut pas vraiment le loisir d’en profiter. Pratiquement tout de suite, Jena lui donna une potion à boire qui l’endormit presque instantanément. La magie avait besoin de se stabiliser en elle, de prendre ses marques, et elle avait besoin de dormir. Jena la fit ensuite léviter et l’emmena dans sa propre chambre, où elle la veilla pendant douze heures. Une fois ce délai dépassé, Emily se réveilla, mangea, bu, puis retourna se coucher, toujours aussi épuisée. Ce n’est que quelques jours plus tard qu’elle put reprendre un rythme normal, et que Jena lui montra les quelques exercices à faire pour assouplir ses flux, d’ici à ce qu’elle lui donne (ou fasse donner) des cours pour mieux les comprendre et les utiliser.

[Wah, trop bien le topic ! bravo !!]