Crystal Castle

Aujourd’hui, son régiment a été affecté à la destruction d’un pont dans la campagne vietnamienne. Une mission facile, banale, comme ils en ont déjà effectué des dizaines depuis l’arrivée de leur régiment quelques mois plus tôt. Quelques mois de combat, et ce sont déjà tous des vétérans. Même s’ils sont du génie, ils subissent des pertes aussi régulièrement que les autres. Pas de ligne de front, tout le monde est sous le feu des roquettes Viêt-Cong. À 19 ans, Butch a déjà vu tomber plusieurs des gamins avec qui il a fait ses classes. Leur nouveau capitaine a 22 ans. Il n’y pense pas. Personne n’y pense. On se félicite d’avoir survécu et on boit de l’alcool frelaté pour pouvoir dormir. Et on y retourne le lendemain.

Aujourd’hui, ils ont fait du bon boulot et attendent l’hélico qui doit les ramener à la base, cigarette au bec, en échangeant des plaisanteries graveleuses sur les bordels de Saigon et sur ce qu’ils espèrent y trouver lors de leur prochaine permission. Quand le bruit de l’hélicoptère se fait entendre, leur faisant savoir qu’ils ont deux minutes avant qu’il n’arrive, Butch se lève et s’éloigne pour aller pisser. Dos au régiment, sous le couvert des armes, il ne voit pas la roquette qui frappe l’hélicoptère en plein vol, juste au-dessus de la troupe. Il n’entend qu’un bruit de déflagration, puis des hurlements, puis un autre bruit assourdissant quand l’hélico s’écrase à terre. Il se précipite vers ses camarades quand le réservoir d’essence explose et qu’il est propulsé en arrière et assommé par le souffle.

Butch se réveilla en sursaut, hors d’haleine. Buddy était monté sur le lit, s’était allongé de tout son long contre lui et lui léchait consciencieusement le visage pour le sortir de son cauchemar. Butch tenta de reprendre son souffle, apaisé par la chaleur du chien et ses coups de langue râpeuse. Il posa une main tremblante sur la tête de l’animal qui réagit en remuant la queue et en gémissant doucement. Butch le caressa de son mieux. Il faisait nuit noire. Les trois nanas avec qui il partageait son esprit dormaient toujours profondément. Elles ne vivaient jamais ses cauchemars en même temps que lui. La chance. Au moins, Buddy l’avait réveillé avant la dernière image, celle qui le hantait depuis des décennies, celle qui le faisait se réveiller en hurlant. Buddy gémit de nouveau et lui accorda un nouveau coup de langue. Butch le repoussa d’un geste du bras et se redressa avant de s’asseoir au bord du lit. Le chien vint s’asseoir à ses pieds et leva un regard aimant vers lui.

Butch tâtonna jusqu’à trouver ses lunettes sur la table de nuit. Il enfila un jean et une épaisse chemise à carreau par-dessus le large t-shirt qui servait de chemise de nuit à Lexie. Il défit la tresse qu’elle portait pour dormir et rattacha ses cheveux longs en queue de cheval basse et hâtive. Il sortit de la chambre, puis de la petite maison que Lexie avait faite sienne et qu’ils partageaient tous les quatre. Tous les cinq, avec le chien, adopté deux ans plus tôt, au grand dam de Felicia, qui trouvait les animaux antihygiéniques et de Sophie-Anne, qui en avait peur. Butch n’avait pas manifesté d’intérêt pour le débat, mais, pour une fois, Lexie avait imposé sa volonté et, finalement, Buddy avait adopté Butch, et vice-versa. L’homme et le chien sortirent dans l’air frais de cette nuit d’octobre et se dirigèrent vers le pub. En chemin, Butch se roula une cigarette et tira dessus jusqu’à ce que ses tremblements s’apaisent. L’image gravée sur sa rétine ne partirait qu’avec du whisky. Il atteignit le pub et tourna la poignée. Buddy le suivit à l’intérieur.

[Quinn ?]

[Mille pardons pour ce délai !]

La voix de Quinn le fit sursauter. À cette heure-ci, normalement, le pub était désert, car fermé. Butch ne s’était pas attendu à y croiser quelqu’un et avait l’esprit encore embrumé par le sommeil et les cauchemars, les yeux encore voilés d’images d’hélicoptère en feu et de (non, non, non, pas cette image-là !) et les tympans résonnant encore du bruit de l’explosion. Il sursauta et regarda autour de lui avec une lueur traquée dans le regard, mais il leva également les bras en geste protecteur et déplaça insensiblement son poids sur sa jambe droite avec un instinct, une rapidité de réflexe et une fluidité de mouvement qui trahissaient une longue habitude et dénotaient quelque peu du personnage bourru, mais sympathique que les Sywhaîdiens connaissaient bien.

Assis à côté de lui, Buddy remuait la queue comme un malade, ayant reconnu Quinn. Il savait que le barman n’appréciait pas vraiment qu’on lui saute dessus en lui léchant le visage, mais, si on restait calme et qu’on le regardait d’un air suppliant, une friandise apparaissait parfois comme par magie. Ce fut le calme du chien qui rassura Butch, avant même qu’il ne reconnaisse la voix de Quinn, si bien que quand ce dernier apparut derrière le comptoir, Butch avait retrouvé contenance. Du moins, une certaine contenance. Un œil avisé n’en remarquerait pas moins les signes d’une agitation interne extrême.

À l’invitation du barman, Butch hocha brièvement la tête avant de se hisser sur un des tabourets du bar. Buddy vint s’allonger à ses pieds, tout en jetant de fréquents coups d’œil vers les poches de Quinn. Butch tira une longue bouffée de sa cigarette mal roulée.il était techniquement interdit de fumer dans le pub, mais c’était une soirée à exceptions. Quinn était généralement moins chiant que son prédécesseur à ce niveau-là, mais c’était plutôt normal, son prédécesseur avait été une lopette de British, alors que Quinn était un vrai mec, un Américain.

- Bourbon, lâcha Butch avec une volute de fumée bleue et une petite quinte de toux.

[Tu me dis si je ne te laisse pas assez de matière pour rebondir (mp sur le compte d'Arieh), auquel cas j’éditerai la fin pour plus d’ouverture.]

Butch ne rit pas à la réflexion de Quinn, mais ses lèvres s’étirèrent vaguement, en une parodie de sourire encore trop proche du rictus. À ses pieds, Buddy se jeta sur l’assiette que lui avait tendue le barman et la nettoya en quelques coups de langues avant de se rallonger sagement. Butch avait écrasé sa cigarette inachevée dans une coupelle à portée de main avant de prendre sa première rasade. L’effet anesthésiant de l’alcool ne se fit pas attendre et ses mains cessèrent progressivement de trembler. Si bien que quand Quinn lui demanda une cigarette, il parvint à en rouler deux avec dextérité, avant de les allumer avec un vieux briquet cabossé et d’en tendre une au barman.

Il avait baissé les yeux sur son verre, comme si le liquide ambré contenait des informations essentielles qu’il devait décrypter, mais il les releva quand Quinn posa sa question. Est-ce qu’il venait souvent la nuit ? Non, pas souvent. Pas à chaque fois qu’il faisait des cauchemars, en tout cas. Il avait l’habitude des cauchemars, il en faisait souvent, certains ne le réveillaient même plus, il en restait prisonnier jusqu’à ce que Lexie émerge de son sommeil à elle. Mais quand il revivait la scène de l’hélicoptère, quand il revoyait les yeux vides de Rory… Il s’enfila une nouvelle rasade de whisky.

Il en avait presque oublié que Quinn attendait une réponse. Attendait qu’il dise que, oui, d’accord, la prochaine fois, il le réveillerait. Question de sécurité, tu parles ! De quoi il avait peur ? Qu’il foute le feu au bar ? Qu’il fracasse les bouteilles et utilise les tessons pour s’ouvrir les veines ? Butch avait déjà tenté le suicide, ça ne l’avait pas réussi, et il ne ferait pas subir ça à Lexie, jamais. Mais que pouvait-il bien répondre, alors ? Quinn était un bon gars et un bon barman, mais ce n’était pas un psy. Et même les psys n’avaient pas pu l’aider à l’époque. À l’époque où personne ne parlait encore de stress post-traumatique. À l’époque où les jeunes gars revenus du Vietnam, irrémédiablement abîmés, ne trouvaient aucune oreille pour les écouter, ni aucune main tendue pour les aider.

- Ouais, ok, répondit-il finalement, histoire que l’autre lui lâche la grappe.

Une partie de lui n’attendait qu’une chose, que Quinn se barre et le laisse seul, de préférence en laissant la bouteille de bourbon à portée de main. Mais une autre partie de lui, celle qui avait accueilli Buddy avec tant d’enthousiasme, espérait secrètement que le barman allait plutôt choisir de rester. Pas qu’il comptait s’épancher et qu’il avait besoin qu’on l’écoute, mais juste pour ne pas rester seul avec ses démons. Il finit son verre et fit un geste du menton en direction de la bouteille.

- Keep it flowing.