Dark side of the moon

Troisième nuit. Troisième nuit qu'Aloïs quittait son lit en douce. Sitôt que Rozen l'avait couché, lui avait piqué un bisou rapide sur le front, tout en lui laissant un bouquin de la bibliothèque, il ne feuilletait pas des pages hétéroclites de recettes de cuisine, remèdes de grand-mère et autre récits d'aventures sywhaîdiennes en compagnie de créatures magiques, avant de s'endormir prestement pour le pays des songes. Dès qu'il entendait les pas de sa mère disparaître dans le couloir, en direction de dieu sait quel pub ou chambre de Wren, au hasard, le garçon quittait son lit, et, par-dessus son pyjama, enfilait un pull noir et ses chaussons. Puis, le cœur cognant un peu plus fort que d'habitude, il sortait dans le couloir, en faisant le moins de bruit possible.

Comme la porte de la chambre grinçait légèrement, et que le parquet craquait à certains endroits, il se disait qu'il aurait bien aimé avoir le même tatouage aérien que sa maman, pour devenir léger comme un oiseau. Le souvenir de ses leçons de vol prises en catimini avec Arieh le fit sourire ; ça, il avait passé de bons moments en compagnie de l'actuel gérant. Est-ce que Rozen n'allait pas finir par croire qu'il essayait de monter tous les membres du Rad contre sa maternelle autorité ?

Aloïs chassa la vague culpabilité qui s'empara de lui ; il savait ce qu'il voulait. Et comme le lui avait soufflé le garde-chasse... il allait le prendre, ou en tout cas tout faire pour. Si du moins, cette fois, Jena daignait enfin apparaître. Recroquevillé dans un coin d'ombre du hall, Aloïs la guettait pour la troisième nuit consécutive. Elle n'avait pas d'emploi du temps fixe du tout ; parfois elle sortait, parfois pas...

Cela faisait une vingtaine de minutes qu'il était là, à guetter les bruits de pas qui craquaient dans l'escalier ou claquaient sur le granite du hall, et se terrait un peu plus dans son petit triangle d'obscurité en découvrant que l'arrivant n'était pas celle qu'il attendait. Il s'était plus que jamais recroquevillé en voyant arriver... sa mère, hilare, au bras de Wren, avec qui elle avait visiblement prévu de faire un tour dehors. Presque en face de l'endroit où se trouvait son fils, elle l'avait plaqué contre le mur, et embrassé plus que fougueusement, en se collant contre lui, la jambe gauche enroulée autour des siennes. Aloïs n'avait pas osé détourné les yeux, et les avait envisagés, pupilles écarquillées. Il avait retenu sa respiration jusqu'à ce qu'ils finissent par s'éloigner. La grande porte d'entrée claqua derrière eux et leurs rires.

Le silence se fit, et il poussa un soupir. Il se sentait bizarre ; il pensa à Hayley, puis à Connor, ses deux amis de Sywhaîd, qui avaient révélé des aptitudes magiques bien au-dessus de la moyenne lors du test de Seeley O'Bannon. Bien au-dessus des siennes, en tout cas. Il se sentait seul.

Et c'est alors que la prof de magie canalisatrice arriva, sans qu'il l'ait entendue arriver, peut-être parce qu'il avait été plongé dans ses pensées. Surpris, il surgit de son coin comme un diable hors de sa boîte.

"Jena !"

« AH MAIS CA VA PAS NON ? IL EST CON CE GOSSE ! » hurla Jena.

Bon, ça n’était pas la façon la plus sympathique de commencer une discussion mais Aloïs avait vraiment, vraiment, vraiment fait flipper la prof. Et pas qu’un peu. Il faut dire qu’elle était plongée dans ses réflexions, des réflexions assez intenses sur le cas Celesta et sur comment elles allaient aménager sa majeure. Ca n’était pas vraiment facile, parce que Celesta avait déjà fait une spécialisation, qu’elle avait arrêté pendant un moment. Et Celesta n’était pas vraiment une spécialiste comme les autres. Et puis, elles avaient des problèmes de conflits de personnalité aussi. Enfin, elles pouvaient faire des efforts évidemment mais ça restait assez compliqué. D’autant plus que Jena n’avait encore jamais dirigé un spécialiste niveau médiums donc elle avait fait pas mal de recherches et avait besoin de bien réfléchir à tout ça.

« Bon euh. Désolée. »

Elle prit une inspiration et se força à se calmer. Elle portait un simple short noir et un poncho de la même couleur. Elle savait modifier tout ce qu’il fallait pour avoir chaud, et portait de simples tennis noires. Elle était en direction pour le pub, où elle passerait la soirée comme très souvent. Elle prit une seconde inspiration, pour calmer son rythme cardiaque. Bon, c’était bon, elle était un peu calmée. Assez pour demander :

« Mais qu’est-ce que tu fiches là ? T’es pas sensé être au lit ou je sais pas quoi ? »

Oui bon, Jena n’avait une vision très inspirée des mômes. Elle n’avait rien contre eux, mais n’en avait jamais eu et avait du mal à comprendre le fonctionnement du truc. Elle avait un peu de mal à communiquer avec eux aussi. Enfin bref, elle ne comprenait rien aux nains. Encore moins quand elle était toute seule avec eux.

"Euh..."

Il était resté figé, ses jambes tremblotant stupidement sous lui, comme s'il avait joué à un, deux, trois soleil. Il était heureux qu'il n'eût qu'une décennie à son actif, cinq ou six de plus et il aurait certainement frôlé la crise cardiaque. Oui, bon, il venait de manquer d'en coller une à Jena lui-même... il était donc heureux qu'ils fussent tous deux plus ou moins jeunes, et en tout cas en excellente santé.

"Désolé, je... ben techniquement... oui."

Bon, en temps normal, Aloïs était capable de mentir ; et il faut même avouer qu'il était plutôt doué à ce jeu-là, comme pour tout ce qui impliquait d'avoir la langue bien pendue. Mais là, il en était à essayer de retrouver un rythme cardiaque normal, tout en guettant d'une oreille inquiète d'éventuelles exclamations rozenniennes en provenance de la porte d'entrée.

"Mais je... je voulais te parler. Euh... discrètement."

Il grimaça, d'une façon plutôt mignonne, vu que, niveau discrétion, pour le moment, c'était pas le top du top. Okay, ils auraient de la chance si personne ne rappliquait dans les trois minutes pour voir ce qui était de taille à faire hurler comme ça une Solomiya pourtant difficilement impressionnable.

Preuve qu'Aloïs, sans être un génie, était loin d'être sot, il n'avait pas perdu de vue cet état de fait.

"On pourrait... bouger ?"

Il braqua ses yeux bruns dans ceux de l'adulte ; malgré ce début digne d'une farce italienne, mine de rien, il était très (très, très) sérieux.

« Par ici. » répondit une voix masculine qui n’appartenait pas à Jena.

Mais à Nanosh. Qui était, sous la forme d’un magnifique hibou noir, perché sur une des poutres du hall. Il se laissa planer jusqu’au sol, où en un clignement d’yeux, il se transforma en un petit singe capucin tout noir lui aussi. Il s’approcha d’un porte et l’ouvrit. Jena était encore un peu perturbée tant par l’arrivée du gamin, que par le fait qu’un gamin veuille lui parler, surtout le gamin de Rozen. C’était une de ses potes mais elle n’avait pas pour autant de relation avec Aloïs, elle n’était pas vraiment devenue Tata Jena ou quoi que ce soit de ce genre. Ca n’était ni son genre, ni celui de Rozen. Elle haussa les épaules et suivit son daemon. Elle avait bien sûr su que Nanosh était là mais était un peu surprise qu’il intervienne. Oh le daemon agissait comme il le voulait, mais en général justement il n’avait pas plus envie qu’elle de parler aux gosses.

Aloïs et Jena se retrouvèrent dans une sorte de cagibi. Ca n’était pas vraiment un endroit très confortable mais ils avaient assez de place pour y être à deux. La tsigane n’avait aucune envie de monter jusqu’à son bureau, et franchement elle n’avait pas envie non plus de discuter pendant des heures avec Aloïs, être dans un endroit inconfortable était plus facile pour être sûr d’abréger la conversation. Nanosh, lui, avait pris la forme d’un lapin noir, monté sur une des étagères. C’est lui d’ailleurs qui, encore une fois, prit la parole :

« Alors, qu’est-ce que tu veux ? »

Jena leva un sourcil en direction du nain, comme pour lui dire qu’elle était d’accord avec Nanosh. Elle aurait sûrement dû être plus encourageante, mais pour le moment elle n’avait aucune idée du fait qu’Aloïs allait lui parler magie. Elle imaginait qu’il allait lui parler de ses problèmes de gosses ou des trucs du genre, et n’était pas vraiment bondissante d’enthousiasme à cette idée.

Pour Aloïs aussi, c'était bizarre. Oui, bon, lui, il était à l'origine de leur rencontre, et ça n'était même pas une inspiration soudaine. Cela faisait plusieurs semaines qu'il y pensait. Mais il n'avait pas réussi à se figurer précisément leur rencontre, à imaginer comment elle aurait lieu. Jena était quelqu'un qu'il connaissait vraiment très mal, même si c'était en quelque sorte une "collègue" de sa maman, et qu'elles se retrouvaient régulièrement, y compris dans la chambre de cette dernière, pour discuter de trucs concernant Sywhaîd, pendant que lui était occupé dans un coin de la chambre à jouer avec trois bouts de carton, il ne la connaissait pour ainsi dire pas du tout.

Elles ne faisaient pas attention à lui quand elles parlaient ensemble. Jena ne lui apportait pas des bonbons ou de trucs du genre, façon bonne-copine-de-maman. Toutes les deux s'entendaient plutôt bien, sans doute, mais pas vraiment comme des amies ; en tout cas, lui ne les voyait pas comme ça. Il aurait eu beaucoup plus de mal à prendre la décision de voir Jena comme ça, en cachette, s'il les avait senties plus... "proches". A vrai dire... il aurait quand même certainement fini par le faire. Même si Jena avait été la meilleure amie de sa mère. Après tout, ça ne regardait pas cette dernière. C'était entre lui et la prof de magie partagée. Voire entre elle, lui... et le daemon de cette dernière.

Rozen n'en avait pas, et elle avait peur de ceux des autres ; elle avait peur du concept même, elle trouvait flippant d'être relié à une partie de soi par un fil invisible, d'avoir une forme animale renfermant un petit bout d'âme, une forme qu'on ne pouvait pas toucher, mais qui courait, rampait ou volait autour de soi... C'était donc un sujet dont elle évitait généralement de parler avec son fils ; le "divorce", comme disait Connor, entre Nios et Marybeth, n'avait pas arrangé les choses. Et Aloïs n'avait guère l'habitude, donc, qu'un daemon -protéiforme, en plus- lui tourne autour, ni ne lui parle directement. Il ne pouvait détacher ses yeux du hibou, ni du lapin noir. Il ne pouvait pas non plus lui parler. Rozen avait quand même réussi à lui transmettre cette forme de tabou, même si à vrai dire elle n'était pas la seule à ne pas communiquer directement avec les daemons des autres.

C'est donc vers Jena qu'Aloïs leva ses yeux bruns. Il sentit ses jambes trembler à nouveau sous lui, mais arriva quand même à parler, et sans bégayer, en plus :

"Je veux révéler mon daemon."

Il avait très, très envie de détourner les yeux, mais se força à garder son regard planté dans celui du professeur.

« Révéler son daemon quand on a peur de ceux des autres, c’est loin d’être malin. »

La réponse cingla dans l’air. Nanosh n’avait même pas essayé de nuancer sa pensée, ou de dire ça d’une façon sympathique et compatissante. Il s’attira un regard noir de sa moitié, mais le soutint sans peine. Après tout, il savait que la pensée avait surgi dans l’esprit de Jena au moins aussi vite que dans le sien. Et s’il était aussi vexé que le gamin ait répondu à Jena (le duo détestait l’idée que la plupart des gens se faisaient à propos des daemons, qu’ils n’étaient pas des personnalités à part entière et que le plus important restait l’humain), il avait aussi répondu ça parce qu’il le pensait sincèrement. Il sentait en Aloïs le même tabou que ce qu’il avait senti en Rozen les premières fois où il l’avait vue, et qui l’avait poussé à ne plus participer aux discussions que les deux jeunes femmes avaient, et donc à ne plus aller voir Rozen avec Jena, parce qu’il n’aimait pas jouer à l’animal empaillé bien docile à côté de sa tsigane de moitié.

Jena renifla et reporta son attention sur Aloïs. Une personne normale, éduquée dans le monde occidental, aurait sûrement commencé par demander au gamin si sa mère était au courant et, surtout, si elle était d’accord. Cette question n’effleura même pas l’esprit de Jena. Chez les Tesulah, les enfants étaient traités comme des adultes très tôt. Un gamin de l’âge d’Aloïs prenait lui-même ses décisions en général, même s’il pouvait tout à fait demander conseil à ses parents. Mais chez les Tesulah, un gamin de cet âge avait en général déjà révélé son daemon, et fait les trois premières transes zoomorphiques, et des tas d’autres choses (dont la transe mimétique). Alors la question ne se serait pas posée. Ce qui faisait que Jena ne pouvait pas se reposer sur une expérience personnelle ou sur les règles de son clan. Elle devait improviser, et avec un gnome, elle n’était pas sûre de savoir très bien le faire.

« Pourquoi ? » demanda-t-elle alors simplement. Mais son regard noir semblait essayer de sonder Aloïs, et le faisait, puisque Jena était en train de rapidement vérifier si la magie du gamin le supporterait, et la réponse fut rapide, oui. Satisfaite, elle attendit la réponse du fils de Rozen, qui serait la plus déterminante dans toute cette affaire, la réponse, pas Rozen, que Jena n’incluait absolument pas dans cette décision, ce qui était sûrement une erreur.

"Pas parce que j'ai..."

Aloïs s'interrompit. Il avait répliqué avec une vigueur assez malvenue, compte tenu du fait qu'il en était précisément arrivé au moment où il devait plaider sa cause. Et il n'avait pu s'empêcher de s'adresser à Jena. Il avait dix ans, il avait été éduqué par deux parents qui n'avaient pas de daemons, et qui ne le regrettaient pas. Rozen était même, oui, on pouvait le dire, plutôt flippée par le concept. Quand à Mannfred, il n'y était familier qu'en tant qu'ex-mari d'une jeune femme ayant grandi à Sywhaîd. Mais l'idée de voir des lions, des tigres ou des autruches se promener autour de lui ou de son fils... on pouvait parier qu'un homme aussi peu fantaisiste, au fond, que Mannfred, ne serait pas fan non plus. La preuve était face à Jena : un petit garçon qui ne pouvait s'empêcher de penser qu'il bafouait un interdit en tournant la tête vers Nanosh.

"Pas parce que j'ai peur", lui dit-il d'une voix pourtant bel et bien tremblante.

"Je... c'est pas naturel, pour moi, de parler à un daemon, mais..."

Ça non, ça ne lui était pas naturel. Comme il le faisait, la petite voix qui, dans sa tête, lui reprochait de cacher à Rozen la décision la plus importante, jusqu'ici, de sa courte vie, décision qui pouvait la mettre dans une colère plus noire que noire (plus d'espoir), cette petite voix, donc, semblait augmenter de volume. Dire qu'il avait bel et bien pensé cette rencontre ; il avait réfléchi à ses arguments, il les avait affinés, et maintenant... il n'arrivait pas à remettre tout ça en place. Il avait bigrement envie de détourner son regard vers Jena, alors même qu'elle l'intimidait, elle aussi. C'était encore plus difficile que ce à quoi il s'était attendu. Il avait soudain très chaud, peut-être à cause de l'exiguïté du cagibi, et fut pourtant parcouru d'un frisson, qui lui fit sentir la goutte de sueur glacée qui courait dans le creux de son dos.

"Je ne sais pas... J'ai... besoin de lui. Il..."

Aloïs secoua les bras d'un air perdu. Ce que, d'une certaine manière, il était, sauf que c'étaient plutôt ses arguments qu'il essayait de reconstituer. Sans y parvenir. Il fixait toujours le regard du lièvre noir, d'un air qui devait paraître presque fiévreux, car il clignait des yeux beaucoup moins que de raison. Il aurait voulu que le daemon, ou Jena, enfin qu'ils puissent ouvrir son crâne et en retirer, comme un organe, sa volonté palpitante. Est-ce qu'ils ne pouvaient pas voir ? Comprendre ?

"Il me manque... Je sais, je sais, je le connais pas, enfin, pas vraiment, mais... je me sens tellement... je sens qu'il est là sans y être, et j'ai besoin de lui avec moi ! Sans lui..."

Tout en parlant essuya la sueur qui lui coulait sur le front et les joues, sans se rendre compte que, dans ce dernier cas, il s'agissait en vérité de larmes. Mais cela valait mieux parce que, pour le coup, il aurait véritablement été trop mortifié pour continuer.

"Sans lui je vais devenir fou ; je vais exploser, ou c'est lui qui va exploser, qui va sortir de... de moi..."

Et ce pauvre, pauvre petit garçon, tombé sur la personne de Sywhaîd la moins sensible à son charme juvénile, portait la main à sa poitrine, à son ventre, sans réussir à déterminer l'endroit où ce fameux daemon était caché et d'où, en conséquence, il exploserait.

Il y eut un moment de flottement. Jena regardait Aloïs d’un air neutre, et le lapin noir de l’étagère le fixait avec le même genre d’air. On aurait presque pu croire qu’ils n’avaient pas entendu ce qu’avait dit le gamin, ou qu’ils n’en avaient pas compris le sens, comme si Aloïs s’était soudain mis à parler chinois et qu’ils le regardaient poliment pour ne pas lui donner l’impression qu’il devenait fou. Pourtant, si, Jena et Nanosh avaient bien entendu ce que le garçon avait eu à leur dire. Ils réfléchissaient, voilà tout. Ils essaient de savoir si cette volonté chez Aloïs était réellement considérable avec le même intérêt qu’une volonté d’un adulte. Bien sûr, dans leur communauté, c’était ce qu’on pensait. Sauf que Jena n’avait pas d’enfant, du moins pas qu’elle ait gardé. Elle voyait ses neveux et nièces (et fils caché) qu’une fois l’an en général, pendant la grande fête Tesulah et n’avait donc la responsabilité d’aucun gamin. Tout comme elle ne s’était jamais retrouvée avec un gamin venant la voir avec une telle demande. Shahrazad était envoyée là par ses parents, et la responsabilité était à Azur, avec qui Jena avait discuté de la majeure qu’elle préparait pour la petite, avant que les deux femmes ne retournent au pays ou quelque chose dans le genre, avortant la spécialisation en question. Enfin bref, ils ne savaient pas vraiment comment réagir.

Pour finir, Jena soupira et sortit de sa poche un paquet de cigarettes. Elle en sortit une (n’en proposa pas une à Aloïs, il y avait quand même des limites à sa folie ! quoi que s’il en avait demandé une elle n’aurait sûrement pas trop su si elle devait refuser ou non…) et l’alluma magiquement sans même y penser. Elle tira une taffe profonde et l’expira avec plaisir. Ah ! Ca aiguisait le cerveau. Enfin, au moins, ça permettait de faire sortir un peu de pression. Elle tourna un regard interrogatif vers Nanosh, qui prit de nouveau la parole.

« Est-ce que tu sais en quoi consiste une révélation de daemon ? »

Les deux moitiés regardaient le gamin, attendant sa réponse, sans avoir l’air de se rendre compte qu’il avait peut-être besoin d’un peu de temps pour se calmer, ou qu’ils auraient dû lui dire si son argument les avait convaincus ou pas.

Le silence fit du bien à Aloïs ; cela lui permit de retrouver un peu son calme. Il acheva de s'essuyer les joues en reniflant. Le mauvais côté de ce genre d'argumentaires, c'est que, s'il était nécessaire, il ne ressentait que plus vivement le besoin d'avoir ce fameux daemon à ses côtés. Son daemon. Lui-même et quelqu'un d'autre à la fois. Une oreille à qui parler, une bouche à écouter. Fugitive, l'idée lui traversa l'esprit qu'il aurait été particulièrement cruel d'échouer, et que si Jena avait déjà décidé qu'elle ne le laisserait pas faire cette révélation à cause de Rozen, il était plus cruel encore de sa part de prolonger davantage l'étrange entrevue. Il tourna enfin les yeux vers elle, n'en pouvant plus de regarder le lièvre.

Il la vit sortir une cigarette, et l'allumer. Il sut que la fumée allait le faire tousser ; il aurait souhaiter la supporter comme un grand, mais ne put s'en empêcher pour autant : il avait retenu son souffle à la première bouffée crachée par le professeur, il avala une bonne partie de la seconde. Retenir la toux lui donnait encore plus mal à la gorge, et ses yeux le piquaient plus que jamais, mais il s'efforçait néanmoins de les garder bien ouverts, tantôt dans ceux de Jena, tantôt dans ceux de Nanosh, comme espérant qu'ils y liraient sa détermination. Il était un peu trop tendu, son esprit un peu trop occupé par la seule pensée qu'il était en train de jouer un épisode essentiel de sa vie, pour songer qu'une adulte responsable n'aurait pas fumé dans un cagibi, encore moins en face d'un gosse de dix ans. A Sywhaîd, il manquait sans doute un peu de ce genre de figures "responsables". Alors il serra les poings et les lèvres, même si l'odeur était vraiment nauséabonde, au sens propre.

Il regardait Jena, il la regardait tirer sur sa cigarette, trouvant le geste, lui, très beau à voir, lorsque Nanosh reprit la parole ; alors il se tourna très brusquement vers lui, comme pris en faute, et, dans la pénombre du cagibi, rougit.

"Oh, euh, euh, oui, bien sûr.

...

Enfin, je..."

Il faisait vraiment très sombre, dans ce petit recoin poussiéreux. Et Aloïs, par ailleurs, avait la peau mate de son aïeule indienne. Est-ce que Nanosh pouvait le voir rougir ? Est-ce que les lièvres voyaient dans l'obscurité ?

"Je sais que c'est difficile."

Il pensa à Connor, le petit Connor qui était toujours accompagné de son oiseau, de son chat, de son lapin, de sa libellule, selon la fantaisie de son daemon. Au petit Connor qui l'avait révélé étant bébé, comme un rêve, sans même s'en souvenir.

"Je sais que plus je serai vieux, plus ce sera difficile."

Et presque malgré lui, mais pas tout à fait, une lueur de défi s'alluma dans le regard qu'il lançait à Nanosh.

Si Nanosh pouvait voir assez bien dans le noir pour voir le trouble d’Aloïs, il n’en montra rien. Pas plus que Jena si elle en était capable (ce qui était bien possible, avec les pouvoirs étranges qu’elle avait, non ?), qui se contenta de fumer sa clope dans son coin sans rien dire. Visiblement, c’était Nanosh qui avait pris la direction des opérations, le gamin avait intérêt à s’habituer à l’idée de parler à un daemon, et fissa, vu que le lièvre n’était pas vraiment la partie la plus patiente du duo qu’il formait avec la tsigane la plus sulfureuse de Sywhaîd (seule tsigane par ailleurs de toute façon).

« La révélation de daemon est une transe complexe et douloureuse. Tu vas affronter ton inconscient, graduellement, comme un oignon, jusqu’à trouver ton daemon. Evidemment, plus on vieillit, plus on a de choses à affronter. »

Nanosh ne faisait aucun effort pour être particulièrement sympathique, ou pour parler d’une façon adéquate vis-à-vis du niveau intellectuel et culturel du gamin. Il ne prenait même pas un temps particulier, pour permettre à Aloïs de bien assimiler, non, au lieu de ça, il enchaînait naturellement, comme s’il discutait avec quelqu’un tout à fait au courant.

« Seulement ton daemon ne voudra pas forcément sortir. C’est le plus grand risque, à ton âge. S’il ne veut pas, tu ne pourras pas le convaincre, et tu rentreras bredouille. Plus d’une personne a perdu la raison à cause de ça. C’est un risque que l’on prend en faisant cette transe, il n’est pas évident de s’en sortir, surtout quand le daemon ne veut pas ce que l’humain veut. »

Jena prit une nouvelle taffe. Elle avait dirigé plusieurs transes de révélation, même si ça faisait un moment qu’elle n’en avait pas fait. Et elle avait déjà vu des gens revenir bredouilles, rares étaient ceux qui n’en étaient pas traumatisés.

« Et ton daemon peut aussi avoir une forme, un caractère qui ne te plaisent pas. Ou même finir par se fixer sur une forme encombrante, voire handicapante. Tout ça, ce sont les risques que tu prends si tu veux faire cette transe. Tu dois les accepter, mais seulement après une bonne réflexion. »

"Mais j'accepte ! J'accepte tout ça ! J'ai réfléchi !" avait envie de hurler Aloïs, dont les nerfs semblaient de plus en plus mis à vif par la nausée créée par l'atmosphère enfumée. Il ne comprenait pas pourquoi Jena ne parlait pas, pourquoi le lièvre seul prenait la parole ; mais il s'accrochait. C'était vraiment contre sa nature, contre son éducation, c'était franchement très déstabilisant, mais s'il fallait passer par là pour prouver qu'il était motivé...

Est-ce que Jena s'imaginait qu'il était venu la voir sur un coup de tête ? Que ça le faisait rire, peut-être, de se lever de son lit en cachette de sa mère, pour la guetter dans un coin d'ombre ? Ça faisait des semaines qu'il ruminait ça, et bien davantage qu'il se sentait malheureux, seul, et privé de quelque chose. Il ne savait pas comment le lui témoigner autrement. Il était d'accord pour tout ça, il était prêt à prendre le risque, il préférait avoir un éléphant sur le dos qu'être seul, et il estimait déjà qu'il finirait par devenir fou, s'il restait comme ça, en sachant que ce qui lui manquait était caché quelque part en lui. Il était okay pour l'histoire des oignons, prêt à dépouiller les couches l'une après l'autre.

Mais il était intelligent ; et probablement beaucoup plus fin que sa très chère mère. lorsque Nanosh lui parla de réflexion nécessaire, il comprit aussitôt, du haut de ses dix ans, que le daemon ne parlait pas de toute celle qui avait abouti à cette discussion dans un cagibi. Mais du délai qu'il lui imposerait encore avant d'accepter sa requête. Alors oui, il avait envie de hurler. Mais il inspira un grand coup l'atmosphère viciée ; et ignorant le haut-de-cœur dont il était pris, il souffla, les yeux à nouveau dans ceux du lièvre, et en tâchant d'adopter un ton aussi serein que possible : "Combien de temps ?" Il fallait qu'il soit courageux ; et patient ; encore quelques efforts, et Jena, et Nanosh, comprendraient, et accepteraient.

Le regard noir de la tsigane et le regard tout aussi noir de son daemon, sous sa forme de lièvre, se croisèrent. Ils n’échangèrent aucune parole, pourtant ils semblèrent tomber d’accord, puisque Jena hocha brièvement de la tête, et que Nanosh répondit, en fixant de nouveau ses yeux de rongeur sur ceux du gamin :

« Reviens nous voir à la fin de l’hiver. »

Le daemon se changea soudain en oiseau, un petit oiseau noir, et se dirigea vers la porte que Jena lui ouvrit, laissant entrer un peu d’air frais bienvenu et sortir un daemon qui en avait visiblement fini. Elle tira une nouvelle taffe sur sa cigarette puis haussa les épaules. Sans rien ajouter, elle sortit du cagibi, puis, seulement, se tourna vers Aloïs, comme si elle se rappelait à la dernière minute de la présence du gnome.

« On sera prêts d’ici là. Réfléchis bien. Je ne suis pas quelqu’un de psychologue et je n’y connais rien aux gosses. Donc si tu viens et que tu me dis que tu es sûr de toi, je te croirais, même si ça n’est pas le cas. Ne fais pas le crétin, tu serais celui qui le regretterait. » Une nouvelle taffe. « Moi je m’en lave les mains. »

Elle sourit brièvement, mais ce sourire n’adoucissait pas vraiment ce qu’elle venait de dire. Aloïs était le seul responsable. Du moins tant que Jena jouerait son rôle comme il le fallait, et elle savait qu’elle le ferait, elle n’avait jamais été du genre à louper un job. Et sans rien ajouter, cette fois, elle partit, laissant le gamin à ses pensées. Elle avait perdu bien assez de temps comme ça pour la soirée.

[Si tu veux rien rajouter, tu peux clôturer !]