Une main s’approche de sa cachette. Une main d’homme apparemment, le genre de main sans aucune délicatesse, qui l’attrape sans ménagement par le col pour le balancer le plus loin possible. Une main qui fouille parmi les bocaux derrière lesquels il s’est réfugié pour faire la sieste. Le Chat se ramasse sur lui-même, hérisse ses poils et montre les dents. La main se rapproche de plus en plus. Au moment où elle va le toucher, Le Chat se détend comme un ressort et bondit sur la main, comme sur une proie sans défense. Il y plante quelques dents bien acérées avant de filer à travers les réserves jusqu’à la porte ouverte, vers la liberté, poursuivi par les cris de rage du propriétaire de la main.
Le Chat ne s’arrête de courir qu’en arrivant dans la cour centrale. Il se pose sur le bord de la fontaine et lape deux gorgées d’eau claire avant de vérifier aux alentours que son territoire est vide. Il n’y a heureusement personne, ce qui lui laisse le temps de réfléchir. Le Chat est un animal pragmatique. Laid, certes, mais intelligent. Ces derniers temps, la vie est de plus en plus dure. On le chasse de partout, les conserves ne s’ouvrent pas avec des pattes et il peut d’ores et déjà sentir l’automne arriver. Et quelque chose lui dit que l’hiver sera rude.
Le Chat a vécu longtemps et affronté pas mal de choses, comme en témoignent son oreille manquante et la cicatrice atroce qui barre son œil droit. Il a de vagues souvenirs de cris d’enfants et d’une maison bien chauffée mais cela avait disparu très vite après des histoires de « déménagement » auxquelles il n’avait rien compris et qui avait eu pour résultat qu’il s’était retrouvé seul, sans un carton, sur un trottoir. Depuis, Le Chat a appris la vie, et l’a bien apprise.
Il entame pensivement sa toilette, se léchant avec application les pattes avant. Il se fait vieux, il n’a plus le goût des courses poursuites et des menus larcins. Il se languit d’une voix rauque lui parlant dans l’oreille, de mains douces sur son dos, d’une odeur de cerise, de longues boucles avec lesquelles on le laissait parfois jouer. Il se languit du thon en boîte et du saumon cuisiné qu’elle déposait par terre pour lui. Il avait eu du nez en suivant cette humaine là mais ça fait longtemps qu’il ne l’a pas vue. Et si son instinct ne le trompe pas, il ne la reverra pas de sitôt.
Le Chat est, nous l’avons dit, un animal pragmatique. Si celle-ci est partie, il faut qu’il lui trouve une remplaçante. Ou un remplaçant. Il cligne de son œil valide et s’élance comme une flèche à travers la cour, grimpe les escaliers quatre à quatre et s’engage dans le couloir avec des airs de propriétaire. Il ne croise personne, heureusement pour eux et s’arrête devant une porte. Il s’assoit, la fixe longuement sans bouger avant de s’en détourner et de gratter à la porte d’en face en poussant des miaulements à fendre l’âme.