Quête de Bark Bukowsky

Some legends are told
Some turn to dust or to gold
But you will remember me
Remember me for centuries

"Nice..."

Parfois, le mode shuffle semblait avoir un bon instinct, cette chanson épique le motiverait à avancer plus vite. Ca faisait maintenant plusieurs heures que Bark marchait dans la campagne écossaise, sous un brouillard à couper au couteau, en s'orientant grâce à un petit bout de bois qui brillait tant qu'il était dans la direction souhaitée, c'est à dire, Sywhaîd. C'était John Arbuthnott-à-vos-souhaits qui lui avait donné l'objet quand l'adolescent lui avait dit avoir envie d'un peu de temps seul avant de passer sa Quête. Un objet qu'il était sensé rendre aux dirigeants de la communauté (le Rad ?) une fois arrivé. Et s'il ne passait pas la Quête, il lui suffisait de casser le bâton en deux pour que ce dernier lui indique le chemin retour jusqu'à la maison de John et de sa magnifique (mais un peu flippante) femme Zee. Bark n'avait passé qu'une soirée chez la petite famille mais il s'en souviendrait longtemps, que ce soit pour l'humour débile du père, la beauté de la mère ou l'affection de la petite (qui n'avait pas quitté ses genoux). Autant dire qu'il n'avait pas tellement eu le temps d'angoisser la veille, surtout qu'il s'était endormi comme une masse, les heures passées en avion l'ayant épuisé (la prochaine fois il voyagerait à dos de chameau, ce serait sûrement moins flippant).

L'adolescent en était à se dire pour la onze millième fois qu'il aurait mieux fait d'accepter la proposition de John de le déposer, et que s'il avait pu se transformer il aurait été dix million de fois plus vite (mais qu'aurait-il fait de son sac ?), quand ses écouteurs commencèrent à grésiller. Il essaya de replacer l'embout, mais rien n'y fit, les grésillements s'intensifièrent jusqu'à ce que le silence remplace le dernier single de Fall Out Boy.

"Awesome." soupira Bark en regardant son tout nouvel Ipod qui ne voulait plus se rallumer.

Il enleva ses écouteurs d'un geste rageur, roula le tout en boule et le fourra dans sa veste en jean doublée de peau de mouton.

Wait... What ?

Maintenant que les oreilles n'étaient plus son point de concentration, les autres sens de Bark s'étaient réveillés eux aussi. Et s'il n'était pas encore aussi bon que les Loups dans ce domaine, il avait tout de même des sens décuplés. Et ce qu'il sentait....

"ATCHAAAA !!!!"

L'éternuement le prit par surprise. Il regarda autour de lui d'un air surpris. Qu'est-ce qui pouvait dégager une odeur de magie aussi puissante ? C'était plus fort que l'odeur de la meute. Et c'était une odeur très différente aussi, terreuse, humide...

Rah cette saleté de brouillard m'empêche de voir ! Qu'est-ce que ça peut bien être ?

...

Quoi ?

Le brouillard t'empêche de voir la Brume, peut-être ?

Il s'en serait tapé le front. Mais oui bien sûr ! Il jeta un coup d'oeil vers le bout de bois qui brillait plus que jamais. Il avait du pénétrer dans la fameuse Brume, celle qui prenait une majuscule... Et qui devait lui faire passer des tests avant de le laisser entrer. Il frissonna malgré lui. La magie était vraiment puissante, et tous ses instincts lui disaient de partir en courant. Non. Pas tous ses instincts. S'il avait été un Loup, peut-être. Mais les Coyotes aiment jouer avec le feu... Et une partie de lui avait envie de rencontrer cette Brume, de s'y frotter. Il prit donc une inspiration et se remit en marche, en essayant d'avoir tous ses sens en alerte, cette fois.

Si on avait demandé à Bark de parler de la Brume, l’une des premières choses qu’il aurait dit aurait été que c’était un endroit silencieux, paisible. L’adolescent avait grandi au fin fond du Montana, il connaissait la nature, et vivait dans un petit village qui était considéré comme en période d’affluence quand il y avait trois pick-up qui attendaient au feu rouge de la rue principale. Le bruit de la ville n’était pas quelque chose de normal pour lui, et à chaque fois qu’il s’était rendu dans des endroits bruyants, il en était ressorti épuisé. Si on lui avait posé la question, il aurait sûrement comparé la Brume aux montagnes du Montana en plein hiver. Silencieuse. Presque trop. Pourtant, quand son ouïe arrêta de fonctionner, il perdit tous les sons qu’il y avait eu pour accompagner sa marche sur le sentier : le bruit des quelques oiseaux encore présents, le léger bruit du vent dans les branches dégarnies, le bruit que faisaient ses baskets quand elles se dégageaient de la terre meuble dans laquelle il pataugeait, le froissement de ses vêtements à chaque pas, le bruit de sa respiration…

Tout ça s’arrêta d’un coup et, plus par réflexe animal que par quelque pensée consciente, Bark interrompit sa marche abruptement. Figé sur place, il se força à bailler. La veille, dans l’avion, il avait eu les oreilles sacrément bouchées et il avait dû bailler et mâcher du chewing-gum afin de récupérer un peu d’utilisation de ses oreilles. Il lui avait fallu bien deux heures après avoir atterri pour que son ouïe revienne à la normale, une des nombreuses choses qui faisaient qu’il détestait l’avion. Pendant quelques secondes, il pensa que c’était ce qui se passait, qu’il faisait une sorte de rechute. Ca n’avait rien de vraiment possible, mais il n’avait pas encore pensé sérieusement au problème. Il resta là un petit moment, à se forcer à bailler, sans résultat.

Bark était un adolescent hyperactif et plein de sarcasmes, c’étaient les deux qualificatifs que la plupart des gens auraient utilisés en premier pour le décrire. Son père, lui, aurait dit qu’il était intelligent. Beaucoup de parents disaient ça de leurs enfants, peu pouvaient exactement décrire quel type d’intelligence avaient leur progéniture. Le shérif, lui, le pouvait, et chaque fois qu’il avait eu à le faire, il l’avait décrite ainsi : une intelligence de stratège. Ca allait certainement avec le coyote, qui était connu pour être un fieffé arnaqueur, un joueur, qui savait manipuler les gens et leur faire faire ce qu’il voulait. Bark ne faisait pas ce genre de choses… Mais il savait trouver la faille dans un raisonnement mieux que personne. Et il était un adversaire redoutable dans n’importe quel jeu demandant de la stratégie, quand il arrivait à se concentrer dessus plus de cinq minutes. Son père avait vite reconnu ce trait de personnalité chez son fils, et il lui avait permis de le développer. D’abord, il lui avait acheté des tas de casse têtes, proposé des tas d’énigmes… Et quand Bark avait fait le tour de ce genre de choses, le shérif lui avait appris les échecs. Bark avait alors douze ans, et une partie avec son paternel était le seul moment où il réussissait à rester assis et concentré plus de deux minutes. Les deux Bukowsky avaient passé des heures à s’affronter. Et Bark gagnait, régulièrement, contre son père qui était pourtant un adversaire terrible, le meilleur joueur de la région. L’année dernière, ensemble, ils avaient appris à jouer au jeu de Go, plus complexe encore, plus challengeant. Mais les échecs restaient leur jeu, leur activité père-fils préférée.

Tout ça pour dire que Bark, derrière ses airs de chiot surexcité, était loin d’être un idiot. Et après avoir conclu que tous les bâillements du monde ne déboucheraient pas ses oreilles, il prit une inspiration, et comprit ce qui se passait. La Quête (avec un Q majuscule, s’il vous plaît). Elle avait commencé. Et pour une raison ou une autre, la Brume lui avait enlevé l’ouïe. L’adolescent ne s’attarda pas sur la raison pour le moment. Il n’avait aucune idée précise du but de la Quête, à part permettre à la Brume de savoir si elle pouvait lui laisser la porte de Sywhaîd ouverte. Et comme il n’avait aucune idée de ce que la Brume recherchait vraiment chez un potentiel sywhaîdien (à part, l’entraide, très certainement, vu le principe de communauté), ça ne servait à rien d’essayer de comprendre pourquoi. Tout ce qui lui semblait logique à faire était de continuer à avancer, montrer qu’il ne se décourageait pas au premier obstacle, et voir ce que la Brume avait à lui proposer. Il prit donc une inspiration, et dans ce silence à couper au couteau, reprit sa route.

Il ne fallut pas longtemps pour que Bark perde la vue, d’un coup, et de nouveau il arrêta sa marche, en manquant de trébucher et de se retrouver le nez dans la terre. Bon, visiblement (ah ah !), il perdait ses sens. Bark était sûrement moins inquiet que la plupart des personnes à cette idée. Il avait fait des tas d’exercices depuis l’enfance qui incluaient des privations de sens. Souvent la vue, pour le forcer à faire attention à ses autres sens, à apprendre à se servir de son ouïe décuplée, de son odorat qui pouvait déceler même certaines émotions comme la peur. Bark n’était pas très bon à ces petits exercices, qui demandaient trop de concentration pour lui. Alors petit à petit, en plus de lui bander les yeux, on lui avait mis des bouchons d’oreilles pour qu’il puisse se concentrer seulement sur son odorat. Ca l’avait rendu claustrophobe au début, et il continuait à ne pas aimer l’impression, mais il y était définitivement plus habitué que la plupart des gens.

Marcher sans voir et sans entendre était compliqué, mais Bark avait déjà eu à faire ce genre de choses . Il se remit donc en marche, les bras levés devant lui, le pas lent et plein de précautions, en utilisant son odorat pour essayer de se guider. Il ne se rendit pas compte du moment où son sens du toucher disparut. Après tout, il était concentré sur le fait d’avancer, et ne plus sentir le contact de ses vêtements sur sa peau ou le poids de la lanière de son sac sur son épaule passa totalement inaperçu. Un Coyote plus expérimenté, et plus apte à se concentré, s’en serait rendu compte instantanément. Bark, lui, ne le réalisa pas. Pas plus qu’il ne remarqua, quelques minutes plus tard, qu’il avait aussi perdu le sens du goût. Les Loups de la meute lui avaient souvent répété qu’il n’écoutait pas assez son instinct. Ils auraient sûrement eu envie de lui hurler dessus à ce moment précis.

Finalement, l’odorat lui aussi disparut. C’est là que Bark réalisa qu’il avait ignoré la disparition de deux de ses sens. Il fut forcé d’arrêter d’avancer et sentit l’angoisse monter en lui. Même en sachant que ça n’était qu’un test. Même en étant persuadé, comme il l’était, que la Brume ne le blesserait pas (après tout, il s’agissait d’une autorité magique protégeant un village, et Bark avait confiance en l’autorité, son Alpha l’avait toujours protégé, son père aussi), ça commençait à devenir flippant. L’adolescent n’avait jamais fait une expérience de ce genre. Il n’avait jamais été dans un noir aussi noir. Il n’avait jamais connu un silence aussi imperméable. Il n’avait jamais été privé de son odorat à ce degré-là, même l’année où il avait eu une grippe carabinée et bien cru qu’il allait y rester (ce que son père avait trouvé un peu exagéré, mais Bark n’était jamais malade, ça avait été plutôt traumatisant de découvrir ce qu’on ressentait quand on était à ramasser à la petite cuiller).

Tous ceux en faveur de partir en courant, levez la main ?

On ne peut pas reculer, on doit montrer qu’on est déterminés.

Et avancer aveuglément sans aucun moyen de se repérer ? Tout ce qu’on va réussir à montrer c’est qu’on est stupides !

Bark soupira et fit un pas de plus. Mais il ne sentait plus rien, et il n’était même pas sûr d’avoir vraiment avancé. Il fallait pourtant qu’il montre sa détermination. On lui avait répété plusieurs fois qu’il fallait qu’il montre vraiment à la Brume qu’il voulait entrer à Sywhaîd, qu’il ne se laisse pas décourager facilement. Et pourtant….

Parfois pour gagner une partie il faut sacrifier des pièces.

Il soupira et se força à faire demi-tour. Il avança doucement, de peur de se casser la figure, et sans être sûr d’aller vraiment tout droit. Mais il était à peu près sûr de la direction dans laquelle il allait, en arrière. Et peut-être que ça avait été un bon choix, parce que, un à un, ses sens revinrent. Quand ils furent tous de retour, et que Bark était de retour à la normale, il s’arrêta, puis se tourna de nouveau dans la direction de ce qui devait être Sywhaîd. Oui il avait fait demi-tour, mais ça ne voulait pas dire qu’il abandonnait.

« Your move. » murmura-t-il, plus pour lui que pour la Brume, un sourire en coin donnant à son visage un air plein de défi. Il avait hâte de voir ce que la Brume avait en réserve pour lui à présent.