Quête de Earl Madubuike

Ambiance glaciale et embarrassée dans le taxi qui filait depuis Londres vers l'Ecosse profonde. Earl et sa mère n'avaient pas échangé un mot non plus dans l'avion -ils avaient pris les transports normaux, c'était devenu un réflexe pour Annie qui voulait s'adapter à son fils, elle avait appris pour lui apprendre.
Elle songeait à cette différence alors que le véhicule filait en grondant sur la route. Ce n'était pas qu'une question de transport, c'était un tout : elle et Earl ne vivaient pas dans le même monde et, quelle que soit sa volonté de le rejoindre, elle ne le pouvait pas. Il vivait une vie totalement différente de la sienne, avec d'autres techniques, d'autres personnes, d'autres moyens. Et seul, il avait perdu le contrôle. Elle espérait que l'isolement de sa bande infernale et l'immersion dans un monde sorcier feraient revenir Earl à la raison. Peut-être même se rapprocherait-il du monde de la magie, reviendrait-il vers elle au lieu de s'éloigner de plus en plus vers l'autre côté.

"M... Mom ?"

La voix hésitante de Earl interrompit ses réflexions. Elle tourna un visage sévère vers lui. Il la regardait la bouche ouverte, sans oser encore parler. Il n'avait presque jamais vu sa mère dans un tel état, d'ailleurs jamais aussi longtemps. Quelque chose avait dû se passer qui l'avait décidée à prendre des mesures extrêmes, et il marchait sur des oeufs.

"Je vais à Sywhaid ?"
"Oui. Tu y passera l'année."

Earl aspira bruyamment, tourna les yeux vers la fenêtre. Il n'avait même pas dit au revoir à Sam. Il s'attendait à quelque chose du genre, exactement même, mais entendre Annie le dire d'une voix si ferme, être sur la route, y être presque, c'était différent.

"Pourquoi maintenant ?" interrogea t'il.
"So what ? C'est octobre, l'année scolaire reprend, il faut bien que tu fasses quelque chose. Et ce n'est pas la peine de te remettre à l'école, n'est-ce pas ?"

Il ne répondit rien et soupira profondément. Elle regarda son visage creusé et enfantin, ses yeux, ses mains. Il se tenait renfoncé sur le siège du taxi, avec son bob baissé sur le front.

"J'ai vu la vidéo. Earl."

Il leva de grands yeux effarés sur sa mère. Oh. My. God. Il se souvint avec horreur de la vidéo. Ils s'étaient mis en scène en train de prendre un cocktail de drogues et de faire n'importe quoi en perdant peu à peu leurs dents et leurs cheveux, c'était malsain et dérangeant à souhait. Des effets spéciaux, pour la partie "perte de cheveux etc". Il était content de ce clip mais... pas le genre de choses qu'on montre à sa mère, surtout quand on a 16 ans.

"La mère de Vyron me l'a montrée. J'ai vu le clip. J'ai écouté les paroles. C'est toi qui les a écrites ?"
"Yes, mom."

Elle resta quelques instants silencieuse, tournée vers l'extérieur ; il lui était difficile de regarder Earl. Certaines phrases l'avaient frappée au point qu'elle entendait encore dans sa tête la voix de son fils rappant des horreurs.
Stop screaming bitch, you shouldn't be that alarmed
When Big Lips is in the attic armed with an addict's arm

"C'était atroce. Devoir être là, à vous regarder vous mettre en scène comme ça, à écouter ces paroles de haine... Pourquoi... Earl, est-ce que tu as fait ces choses ? Ce que tu décris."
"Non. C'est... de la provoc', quoi. Une mise en scène, des effets spéciaux."

Avant qu'elle ait pu répondre, le taxi entra dans Kilkenny. Ils descendirent à la frontière nord et continuèrent à pieds sous le regard éberlué du chauffeur. Annie portait un tailleur et des chaussures à talons, Earl traînait une lourde valise en marchant derrière elle. Elle trébuchait un peu, et il la regardait avec un sentiment étrange de culpabilité et de colère.
Au bout d'un moment, elle se tourna vers lui et dit, d'une voix presque suppliante :

"Earl. Tu ne peux pas continuer comme ça. Je dois réagir. Tu vas être bien ici. Si elle te laisse entrer."

Earl suivit la direction de son bras tendu vers devant eux. Il ne voyait rien d'autre qu'un brouillard extraordinairement épais. Ils avancèrent encore et c'était toujours un brouillard épais. Quand ils ne furent plus qu'à un pas, Earl comprit que c'était de la magie : le brouillard avait exactement la même consistance d'aussi près que de loin. Et il semblait... conscient.

Annie lui prit la main et éleva la voix.

"Brume ! Je vous en prie, acceptez mon fils ! Il a besoin de votre aide. Nous avons besoin de votre aide. Je ne sais plus quoi faire."

Et, très soudainement, elle fondit en larmes. Earl avait honte comme jamais. Il la prit gauchement dans ses bras, tapota son épaule sans oser la regarder en face.

"C'mon, mom... Gonna be alright... Don't scream please."

Elle essayait de parler à travers ses sanglots, mais il avait trop honte pour rester là. Il l'embrassa sur la joue, se baissa très bas pour prendre sa valise et cacher ses yeux humides, et entra résolument dans la nappe de brume.

Elle ne s'écarta pas autour de lui. Il fit quelques pas, se retourna. Il ne voyait plus ni n'entendait plus du tout sa mère.

"...Hello ? Je suis Earl, je... Il y a quelqu'un ?"

Earl avança au signal de la Brume, qu'il avait compris immédiatement. Il avait grandi dans une maison magique, tout de même. Par contre, il ne repéra pas tout de suite le potentiel magique du muret ; il essaya une fois de l'enjamber et abandonna en se rendant à l'évidence. Même chose pour le portail. Ce n'était pas la peine d'essayer de forcer. Par curiosité il tendit le bras au dessus : ça passait, mais il était bloqué dès qu'il avait l'intention de dépasser le portail. Juste pour la forme il essaya de se jeter par dessus mais tomba à plat ventre sur le sol. OK, get it.
Il se tourna donc vers le panneau, et en voyant les titres chercha directement dans la liste "Refusés." Il lut sans surprise : "Madubuike, Earl Soyinka" vers le haut de la seconde colonne. Un sentiment familier l'envahit qui ressemblait à celui qu'il avait quand il rentrait avec une note catastrophique à montrer à sa mère, mais en pire. Un mélange de honte, de résignation, de défi et de colère.

"Mom's gonna kill me..."

Il s'y attendait pourtant. Mais il n'était pas soulagé comme il aurait pensé l'être. Tout le long du trajet il n'avait osé espérer que la Brume le refuse ; cela lui semblait comme un rêve trop fou, une solution trop facile à cet exil forcé. Maintenant que c'était en train d'arriver, il ne le voyait plus de la même manière. Premièrement, le courage lui manquait de retourner voir sa mère avec cet échec ultime. Deuxièmement, lui-même était dégoûté de l'échec en question. Troisiémement, et c'est ce qui le surprit surtout, il ne voulait pas échouer. Il voulait aller à Sywhaid. Il se sentait stupide comme ces gens qui se rendent compte de ce qu'ils aimaient seulement quand ils le perdent.

Il ne se posa même pas la question primordiale : "Pourquoi refusé ?" S'il y avait pensé il aurait trouvé des dizaines de raisons, sûrement toutes erronnées.
Il s'assit par terre en tailleur, arracha son bob de sa tête et passa les mains sur son crâne dans un long soupir.
Il commenca à murmurer :

"Je peux pas retourner voir Mom comme ça. Ce serait la fin. Elle en peut plus, elle en peut plus de moi. Je fais n'importe quoi. Et le clip... elle a vu le clip, maintenant elle sait."

Sans s'en rendre compte il parlait maintenant d'une voix de plus en plus forte.

"Je sais pas quoi faire. J'arrive pas à me calmer, fuck, je... Je ne peux pas arrêter de voir Sam. C'est mon meilleur ami. Si je suis à Redlands je suis avec Sam. On peut pas se calmer ensemble. Trop d'occasions."

Il se tut quelques secondes comme pour rassembler des idées, déglutit et s'écria soudainement :

"J'ai même pas envie de me calmer pour tous ces connards de Redlands, je les déteste tous putain !"

Il revoyait ces moments avec Sam et les autres, où ils erraient juste dans les rues, raides comme la justice, à insulter tout le monde et faire des bêtises crasses juste pour faire chier. Il avait aimé faire ça. Il le vivait comme une revanche.

"Faut juste que... Juste que je m'enferme, continua t'il de nouveau en murmurant. Je trouverai une place quelque part."

Cette phrase lui redonna du courage et il se releva, et se planta devant le portail.

"Bon, et maintenant ? demanda t'il à lui-même en s'adressant à l'objet. Qu'est-ce que je dis à Mom ?"

Et le portail de lui répondre d'une voix modulée :

- Je ne sais pas... Que voudrais-tu lui dire ?

Earl regarda le portail comme s'il était une personne, un vieil ami lui demandant "Quoi maintenant ?". Il soupira profondément comme un bébé.

"Que je suis désolé, j'imagine. Je le suis, sérieux."

C'était vrai mais ce n'était pas entièrement sincère.

"Mais j'aimerais bien qu'elle me comprenne un peu mieux. Je veux dire... Je la comprends, vraiment, je comprends qu'elle ait peur pour moi et je pense qu'elle a raison quand elle dit que je dois me reprendre, tout ça. Je suis décidé à le faire, tu vois ? Mais je voudrais qu'elle aussi, elle comprenne."

Il s'absorba dans une profonde et mélancolique rêverie. Oui, qu'elle comprenne. Je crois qu'il espérait même qu'elle comprenne à sa place. Il avait eu envie de dire "Je sais ce qui m'arrive, je sais ce que je fais et que je fais n'importe quoi." Oui, il savait qu'il faisait de la merde mais, pourquoi ? Il y en avait plein, des jeunes gens de son âge et peut-être dans la même situation, et qui s'en sortaient et étaient même un peu heureux sûrement. Et lui ?
"Je dois devenir plus fort. Moins lâche !" Cette pensée passa en coup de vent dans son esprit, s'imprima comme une blessure mais il n'osa pas la formuler à voix haute -même devant un portail il aurait eu honte de prononcer ces mots. Oh, il s'en était trouvées des excuses : l'absence de son père, son absence de pouvoirs, une intégration difficile... Il le savait quand même lucidement, que ça n'excuse pas tout.

Il se releva lentement en s'époussetant et saisit la poignée de sa valise. Là-bas, sa mère devait l'attendre. "Au cas où", elle avait dit, avec une expression qui avait mis Earl en colère et qui maintenant lui faisait de la peine.

La voix le rattrapa avant qu'il ne s'éloigne trop :

- Tu abandonnes déjà ?