[Corvée] Parchment Farm

Lexie avait été absolument enchantée quand Arieh lui avait proposé de s’occuper de la bibliothèque. Un peu inquiète également, comme toujours quand elle devait s’engager, de la réaction de ses alters. Sophie-Anne et Felicia n’avaient pas été difficiles à convaincre et il avait suffit qu’elle promette à Butch qu’il pourrait continuer de participer régulièrement à des corvées plus physiques pour qu’il accepte qu’elle prenne le poste. Elle était donc retournée voir Arieh et l’avait informé qu’elle acceptait sa proposition avec enthousiasme. Elle avait toujours adoré les bibliothèques. Enfant étrange et solitaire, ces bâtiments silencieux, temples du savoir, avaient souvent été des refuges pour elle et elle retrouvait avec plaisir les odeurs et les atmosphères si particulières associées à la présence de si nombreux livres.

Sa tâche n’était pas très ardue et elle pouvait compter sur deux assistantes pleines de bonne volonté. Mamie Cathy d’abord, qui passait régulièrement lui donner un coup de main et avec qui elle avait partagé plein de bons moments et de longues discussions autour d’une tasse de thé et d’un bon bouquin. Felicia ensuite qui appréciait tout ce qui touchait à l’organisation, le classement et l’alphabétisation. Ainsi qu’elle se plaisait à le répéter, à Mamie Cathy la plupart du temps, elle avait été la secrétaire de gens très important, d’où ses compétences en la matière. Elle faisait aussi parfois des apparitions éclairs pour faire taire un visiteur trop bruyant à son goût. Elle se délectait de les voir tout contrits face à ses « Chut ! » indignés.

Depuis son arrivée à ce poste, Lexie s’était rendue compte que la bibliothèque n’était pas seulement une cathédrale de l’étude et de la lecture, mais aussi le dépositaire d’une myriade de feuilles de parchemin entamées, oubliées, coincées entre deux pages, griffonnées, raturées, abandonnées… Dans un souci d’économie, Lexie les récupérait toutes et les stockaient en vue d’une réutilisation future. On lui avait appris un sort pour effacer les écritures et rendre le papier vierge et elle comptait l’utiliser quand elle aurait un stock suffisamment important. Sauf que, à force de remettre à plus tard, elle se retrouvait face à une montagne de papier, trop pour une seule personne.

Ainsi qu’elle l’expliqua à ses deux volontaires, le but était d’appliquer le sort sur chaque parchemin, à l'aide éventuellement d'un petit appareil conçu à cet effet pour ceux qui, comme elle, n'avaient pas de pouvoirs, puis de constater le résultat et de diviser les feuilles en deux piles. Celles qui étaient redevenues suffisamment vierges pour être réutilisées d’un côté, et celles qui avaient déjà trop subi le sort pour être réutilisable de l’autre. La corvée était répétitive, mais pas difficile.

Elle n’avait pas été surprise que Mamie Cathy se propose pour l’aider, mais un peu plus par la présence de Lord Bates, qu’elle ne connaissait pas bien. Dans un coin de sa tête, Felicia, attirée par le titre de noblesse, décida d’observer le gentleman de près, des fois qu’il serait riche et veuf. Lexie soupira intérieurement, mais il était inutile de raisonner Felicia qui n’avait jamais écouté aucune opinion allant à l’encontre des siennes, de son vivant ou de sa mort.

Avant de s’installer confortablement autour de la table recouverte de parchemins, Lexie demanda à ses camarades :

- Un thé avant de commencer ?

Depuis qu'elle était enfant, la bibliothèque avait été l'endroit préféré de Cathy. Aussi, maintenant que son âge et sa santé ne lui permettaient plus de s'adonner à des activités trop physique, était-elle ravie de trouver à s'occuper dans ce lieu qu'elle avait toujours apprécié. Elle aimait aussi beaucoup Lexie, et prenait avec une bonne humeur imperturbable les irruptions de ses diverses personnalités. Lorsqu'elle n'avait rien de particulier à faire et que la jeune femme n'était pas trop occupée, il arrivait souvent à la vieille dame de s'assoire près d'elle avec son tricot, afin de partager une tasse de thé et un bout de conversation chuchotée.

Elle se présenta, ponctuelle comme toujours, à l'heure dite, appuyée sur une canne qu'elle avait récemment pris l'habitude d'emmener partout avec elle. Son dos n'était plus aussi solide qu'avant, et un petit appui supplémentaire était le bienvenu, surtout maintenant que le temps commençait à fraîchir et faisait souffrir ses articulations.

"Bonjour, ma chère!"

La mamie salua Lexie d'un grand sourire, avant de prendre place à la table recouverte de monceaux de parchemins. Elle aussi avait été étonnée lorsqu'elle avait vu que Lord Bates s'était porté volontaire pour cette corvée. Elle aimait bien le vieux monsieur (même si sa surdité rendait parfois la conversation difficile), et il arrivait aux deux doyens de se retrouver pour échanger des souvenirs de leurs enfances sywhaidiennes.

Elle écouta attentivement les directives de Lexie, puis examina le gadget qu'elle lui tendait et qui ressemblait à un petit cube de métal. Une moue pensive traversa le visage de la vieille dame, mais fut vite effacée par un grand sourire lorsque la bibliothécaire proposa un thé. Cathy accepta avec enthousiasme, tout en commençant à farfouiller dans la pile de parchemins. Qui sait s'ils ne découvriraient pas un message secret, une lettre d'amour, ou une carte au trésor au milieu de cette pile de papiers froissés?

Lord Bates était souvent indécis quant au fait de savoir s’il aimait ou non les bibliothèques. D’une manière générale, il appréciait la quiétude des lieux. Les gens y évoluaient à pas feutrés, se montraient généralement discrets et y étaient selon Bates, plus érudits que la moyenne, du moins en général. L’atmosphère studieuse qui régnait dans ce genre d’endroit avait toujours plu à l’ancien professeur et, à Sywhaîd, il aimait y trainer ses guêtres pour retrouver l’ambiance londonienne qu’il avait laissée derrière lui bien des années auparavant.

Globalement donc, il appréciait ce genre de lieux calmes et ouatés, aux fragrances de cire et de vieux papier. Mais depuis les débuts de sa surdité, les bibliothèques étaient devenues des repères de muets pour lui. Chaque syllabe prononcée à son intention devenait une épreuve de lecture labiale qu’il surmontait plus ou moins bien en fonction de l’interlocuteur (et de son humeur du jour).

A Sywhaîd, la bibliothèque, bien qu’éminemment plus modeste que la Magical British Library, respirait le même parfum de papier, de cire et de labeur. La faune locale était toutefois moins hétéroclite qu’à la capitale, même si un échantillon représentatif pointait son nez régulièrement. Lord Bates ne s’y rendait que de manière ponctuelle, se contentant d’étudier le rayon « botanique locale » qu’il commençait à connaitre sur le bout des doigts, depuis qu’il était rentré au bercail.

Il sortait peu de chez lui à dire vrai ; se contentait de repas frugaux concoctés dans la kitchenette de la petite maison qu’on lui avait attribuée, non loin de l’école et occupait ses journées à étudier la botanique, comme il l’avait fait toute sa vie. Se plonger dans des activités connues, poursuivre sa routine avait quelque chose de rassurant pour le vieil homme qui n’avait plus vraiment de but depuis la mort de Brittany. Il s’en était d’ailleurs fait la remarque quelques jours auparavant et avait décidé de faire des efforts pour changer un peu ses habitudes.

Son inscription à l’une des corvées sur le panneau d’affichage du gérant avait été un premier pas vers le changement. Non pas qu’il n’ait jamais rien fait pour la communauté durant ces trois années à Sywhaîd, mais la démarche était plutôt fortuite habituellement. Il passait et apportait son aide à l’arrosage des plantes ou aidait à l’effilage des haricots. Mais il faut bien avouer qu’avec son air revêche et son grand âge, on lui fichait souvent la paix et il n’en demandait pas plus. Encore que…

Lord Bates entra dans la bibliothèque moins d’une minute après sa vieille amie Cathy. Mamie Cathy. Cette pensée le faisait souvent sourire alors qu’il revoyait la doyenne, en jupette plissée coiffée d’une tresse et tâchant de lancer son premier sort sous le regard bienveillant de ses parents. Si ça continuait, on allait finir par l’appeler Papy Bates. Grmbl ! Non mais et puis quoi encore ?

Il s’approcha de la table en redressant de vieille carcasse qu’un craquement sourd accompagna comme pour lui rappeler que l’ensemble de ses os étaient encore là pour l’embêter. Il adressa à Lexie et Mamie Cathy un « Bonjour Mesdames » agréable et les gratifia d’un baisemain protocolaire avant de s’installer en bout de table. Il privilégiait toujours les fauteuils, même vétustes, car les accoudoirs lui permettaient de s’extraire plus facilement que les chaises normales ; question de dignité.

Il accepta le thé de bonne grâce et tandis que leur hôtesse s’y attelait, observa à son tour le cube que tenait sa voisine. Pour le coup, l’ancien professeur avait emporté sa baguette et n’avait pas besoin d’artefact pour effectuer un sort d’effacement. Toutefois, la curiosité le poussait à tester le bidule avant de recourir à la méthode traditionnelle. Et, une fois n’est pas coutume, Bates avait chaussé ses écouteurs, histoire de ne pas passer pour une andouille en si bonne compagnie. Il réajusta d’ailleurs l’oreille gauche avant d'annoncer :

- Je suis toute ouïe mon petit. Dites-nous tout !

Ayant  reçu deux réponses positives, Lexie retourna à son bureau et sortit un plateau, une petite assiette et trois tasses d’un placard avant de récupérer son thermos de thé dans son tiroir. Étant donné la proximité des livres, elle ne pouvait évidemment pas installer de quoi préparer le thé au sein même de la bibliothèque, mais Meike lui avait fourni un thermos magique qui conservait le thé à une chaleur idéale toute la journée, et Lexie le remplissait tous les matins. Elle versa le thé dans les tasses et disposa quelques biscuits également sortis de son tiroir sur l’assiette. Elle se fit la réflexion que les biscuits seraient peut-être un peu durs pour les dents de ses compagnons, mais se rassura en se disant qu’ils les feraient ramollir dans leur thé. Elle rejoignit ses deux assistants du jour et posa le plateau au centre de la table avant de tendre une tasse à chacun.

Lexie répéta la marche à suivre (Lord Bates n’avait peut-être pas entendu, il était un peu dur d’oreille, paraissait-il) en haussant légèrement le ton et en articulant bien : il fallait utiliser le petit cube, ou sa baguette, si on en avait une, pour appliquer un sort sur les parchemins. Ce sort permettait en théorie de faire « peau neuve » et d’effacer toute inscription du papier. Cependant, certains de ces parchemins avaient déjà subi le sort plusieurs fois et il était donc possible que certains d’entre eux soient irrécupérables. Le but était de séparer les parchemins en deux piles : sont qu’on pourrait réutiliser et ceux qu’on pouvait mettre à recycler.

Pour montrer l’exemple, Lexie se saisit d’un premier parchemin et activa le petit cube qui se mit à chauffer légèrement dans sa main. Les notes pleines de rature qui recouvraient le papier disparurent, laissant une surface à peine plus foncée que la couleur d’origine du départ. Lexie le montra à ses compagnons et remarqua, avec une candeur adorable :

- J’ai beau être ici depuis quatre ans, je suis toujours impressionnée par les actes magiques, même les plus simples…

Dans sa tête, Felicia avait remarqué la présence d’une alliance à l’annulaire de ce fameux Lord Bates, de toute façon bien trop vieux pour elle.

Si Lord Bates se rappelait de Cathy en jupette, les boucles blondes domptées par une tresse, la doyenne se souvenait avec clarté d’un gamin en culotte courte qui fouinait déjà assez souvent du côté de la serre et revenait souvent à la maison couvert de terre (parfois appliquée par Cathy elle-même, lors de combats de boue épiques entre tous les enfants du village). Toute à ses pensées, la vieille dame adressa un sourire malicieux à son ami d’enfance, les yeux brillants d’amusement. Elle devait être une des rares personnes encore vivante à se souvenir du prénom du Lord, mais bien sûr, cela resterait un secret bien gardé.

Elle remercia Lexie lorsque celle-ci servit le thé, mais ne se saisit pas de la tasse tout de suite, laissant le breuvage tiédir. Ses dents étaient encore en bon état, mais elles étaient de plus en plus sensibles. La vieillesse, même en bonne santé, était pleine de ces petits problèmes auxquels il fallait s’habituer…

La mamie, toute absorbée par ses réflexions philosophiques, faillit presque manquer la démonstration de Lexie. Elle accompagna néanmoins la disparition des hiéroglyphes laissés par la main d’un étudiant pressé d’un « oh » surpris et admiratif. Intriguée, elle rapprocha son propre artefact magique de ses yeux, et l’examina attentivement, mais sans parvenir à déterminer comment il fonctionnait. Il faudrait qu’elle pense à demander à la jeune femme qui en était le créateur. Elle adressa un sourire bienveillant à ladite jeune femme :

« Même après plusieurs décennies, c’est difficile de s’en lasser ! Beaucoup de gens finissent par s’habituer à la magie, mais quand on garde l’esprit ouvert, on découvre toujours des utilisations ou des aspects surprenants… »

Sans perdre de temps, la petite dame s’empara de quelques feuilles de parchemin et entreprit d’enclencher le gadget comme l’avait fait Lexie. Elle émit un petit bruit de satisfaction en plaçant une feuille désormais vierge sur la bonne pile, et se remit au travail.

Lord Bates saisit à son tour la tasse de thé tendue par Lexie et la posa près de lui. Contrairement à sa vieille amie, il avait les dents fragiles depuis des lustres. Il supportait mal les chauds et froids et les variations de température d’une manière générale, même si cela concernait surtout ses articulations.
Le vieil homme fit faire quelques tours de tasse à sa petite cuillère avant de reporter son attention sur le procédé d’effacement proposé par Lexie.

Astucieux cet objet. Vraiment astucieux. Lord Bates avait toujours été intéressé et impressionné par les objets, magiques ou non, qui simplifiaient le quotidien. D’autant plus intéressé qu’il ne tarderait pas à recourir à tel ou tel de ces objets pour son confort personnel. Le premier avait été ses oreillettes, mais il éprouvait toujours autant d’orgueil à les porter. Il s’y ferait sans doute un jour, mais en attendant…

- Je confirme, dit-il en tapotant de l’index son sonotone droit. La Magie peut faire des merveilles, même si elle nous prive de la possibilité de nous plaindre par la suite, ajouta-t-il espiègle.

Le vieil homme observa la démonstration de Lexie et se saisit à son tour d’un cube devant lui. Il attrapa un parchemin raturé avec tout le respect qu’un ancien professeur pouvait avoir pour ce genre de support et passa le cube au-dessus des écritures. Bien rapidement, les lignes d’encre s’effacèrent jusqu’à ce que le papier redevienne vierge. Bates esquissa alors un sourire.

- Il est loin le temps des tablettes de cire. Et croyez bien Mesdames que je ne regrette en rien cette époque, remarqua-t-il tout en déposant son œuvre sur la pile adéquate.