Boue !

Plotch, plotch ! Décidément, Zofia détestait le bruit des bottes en caoutchouc ! En plus, les siennes étaient pleines de boue, et pesaient une tonne chacune. En fait, pas besoin de la regarder en détail pour se rendre compte qu'elle-même était pleine de boue. Elle en était couverte de la tête aux pieds, en avait même dans les cheveux, et sur le boue bout du nez ! Kayisa, qui pataugeait à ses côtés, n'était pas mieux lotie, à tel point que sa moitié l'avait baptisée "l'abominable hermine des marais", ce qui ne l'avait pas enchantée outre mesure.

Pendu au bout de chacun des bras de la jeune femme, un énorme seau qui semblait plot-plotcher autant que les bottes susmentionnées. De nombreuses plantes semi-aquatiques arrivaient à maturité au début de l'automne, et c'était bien sûr à l'apothicaire du coin qu'il incombait d'aller les récolter. La jeune femme avait donc passé la matinée dans la gadoue jusqu'aux genoux, à cueillir, trier... Tout aurait pu bien se passer, sans l'intervention d'un Black Dwarf farceur, qui avait décidé de profiter de ce que la demoiselle ait tourné le dos pour s'emparer d'un des seaux et s'enfuir avec en grommelant. S'en était suivi une poursuite épique agrémentée de quelques glissades et chutes dans la boue, de jurons... le tout s'était achevé par des négociations complexes, et Zofia avait fini par récupérer le seau et son précieux contenu, allégé d'une botte de racines de nénuphar tigré que le Black Dwarf avait l'air de trouver particulièrement à son goût. La voilà quitte pour revenir un autre jour compléter sa cueillette...

Toute cette histoire expliquait pourquoi Zofia se retrouvait à l'orée des Marais, un matin de septembre, chargée comme un mulet qui serait tombé dans une tourbière (ce qui n'était pas loin de la vérité), à progresser vers le village à une allure d'escargot... particulièrement de mauvaise humeur, l'escargot...

Maintenant qu'elle était sure de ne pas avoir été suivie par une autre créature des Marais, elle put poser son chargement par terre, avant de se servir de son médaillon, son médium magique de prédilection, pour le faire léviter devant elle. Ouf, c'était mieux ! Elle hésita à se servir de la magie pour essayer de nettoyer ses vêtements, mais, sachant pertinemment qu'elle se salirait de nouveau en triant son chargement une fois arrivée à la ferme, elle renonça. Il suffisait qu'elle évite de croiser quelqu'un qu'elle connaissait ou qui serait d'humeur moqueuse, ça ne devrait pas être si compliqué...

Si Zofia n’avait pas été suivie par une créature des marais, elle n’allait pas tarder à affronter un tout autre genre de créatures. En effet, un petit gnome sur des jambes malhabiles, vêtu d’une salopette verte par-dessus un pull bleu, courait dans sa direction, accompagné d’un labrador apparemment aux anges, à la poursuite d’un ballon de foot lancé à pleine vitesse. Le duo était poursuivi par un jeune homme aux cheveux bruns en bataille et à la barbe de trois jours, vêtu, lui, d’un jean et d’un polo gris.

- Sean !

Après une journée passée avec Sean, Emily avait demandé à être relayée le temps d’un bain chaud, et Arieh n’avait été que trop heureux d’emmener son fils faire un foot dans la lande. « Foot » étant bien sûr un bien grand mot pour l’activité à laquelle se livraient le père et le fils qui pouvait, au mieux, être qualifiée de « se faire des passes », quand on savait que la coordination du petit garçon laissait encore à désirer. Sans compter que le chien parasitait régulièrement le jeu en faisant dévier la trajectoire de la balle. Ce qu’il venait d’ailleurs de faire, envoyant le ballon en direction des marais, un endroit interdit au petit garçon. Celui-ci le savait très bien et continuait donc sa course en faisant mine de ne pas entendre son père l’appeler.

En apercevant Zofia, Sean s’arrêta net de courir et, alors que le chien partait renifler cette créature étrange, il la regarda attentivement, l’air de se demander ce qu’elle pouvait bien être. Il n’était pas vraiment inquiet, ni effrayé, plutôt circonspect et curieux. Pour autant, il ne voulait pas trop s’approcher pour l’instant. Cependant, son ballon avait atterri aux pieds de Zofia et son dilemme se lisait clairement sur son visage aux sourcils froncés : renoncer au ballon ou s’approcher de la créature ? Heureusement, il n’eut pas à réfléchir longtemps, car c’est alors que son père les rattrapa et il exigea donc, d’une voix péremptoire :

- Aba, kadour !*

Arieh s’arrêta à hauteur de Zofia, l’identifia, la salua et envoya le ballon en direction de la lande d’un coup de pied puissant, histoire de rediriger le garçon et le chien qui se lancèrent effectivement à sa poursuite. Tout en gardant un œil sur eux, Arieh se retourna vers la rouquine embouée et son hermine, et leur adressa un grand sourire à peine moqueur :

- Les plantes ne se sont pas laissées faire aujourd’hui ?



* « Papa, ballon » (ndlt)

Tout en cheminant et plotchplotchant, la jeune femme, très occupée à regarder là où elle mettait les pieds, songeait aux tâches qui l'attendaient pour le reste de la journée. Il lui faudrait, d'abord, nettoyer, trier, et mettre sa récolte à sécher, sauf certaines plantes qu'il valait mieux utiliser fraîches. Celles-ci iraient directement au laboratoire pour être utilisées au cours de la semaine. Puis il y avait les remèdes récurrents à préparer, par exemple la pommade pour l'arthrose de Mamie Cathy. Et enfin, il fallait refaire les stocks en prévision de l'automne et de l'hiver, où les épidémies diverses risquaient de frapper la Noble Lande. S'il lui restait un peu de temps, elle continuerait le tri et le réaménagement du labo, qu'elle ne s'était réapproprié que depuis quelques semaines. Sans oublier, bien sûr, qu'il fallait composer avec les urgences, mauvaises chutes, entorses, et aussi maux de tête et de ventre divers et variés... Depuis que l'état d'Elio s'était à peu près stabilisé, qu'elle avait développé une routine de soins qui permettait au petit garçon de mener une vie presque normale, Zofia avait éprouvé le besoin de s'occuper davantage, et là, elle était servie !

La française, plongée dans toutes ces réflexions, n'avait pas du tout entendu les éclats de voix des nouveaux arrivants, et Kayisa s'apprêtait à l'avertir, lorsqu'un ballon roula aux bottes de son humaine, qui s'immobilisa pour lever les yeux. Ceux-ci se posèrent sur un labrador absolument craquant, et un petit garçon plus craquant encore, qui semblait hésiter à s'approcher. Ressemblait-elle vraiment tant que ça à l'épouvantable femme des marais? Son apparence devait vraiment être étrange, d'habitude, le fils d'Arieth et d'Emily ne manifestait pas une telle circonspection quand ils se croisaient... Elle se demanda si elle devait donner un coup de pied dans le ballon pour le renvoyer à Sean, mais vu comme elle était douée pour viser, la balle risquait soit de passer par-dessus la tête du bambin, soit d’atterrir piteusement à deux mètres de là, ce qui ne les avancerait pas plus. C'est alors qu'elle aperçut Arieh, qui courait après son fils, le chien, le ballon, ou les trois en  même temps. Sean lança alors quelques mots dans une langue incompréhensible pour Zofia. Par contre, ce que souhaitait le petit garçon était très clair, et elle ne put s'empêcher de sourire en voyant Arieh obtempérer.

Elle salua le gérant d'un signe de tête, tout en surveillant du coin de l'oeil le mini-joueur de foot et son adversaire canin, qui s'étaient élancés (de toute la vitesse des petites jambes de Sean) vers la lande. Le sourire presque pas moqueur d'Arieh ne lui échappa pas, malgré tout, et elle roula des yeux d'un air comique avant de répondre d'un ton faussement vexé :

"Ouep, une vraie rébellion. Surtout le moment où elles ont essayé de s'échapper, portées par un Black Dwarf très déterminé à me faire patauger..."

Sur ces mots, prononcés avec humour, l'apothicaire se remit en marche, un peu plus rapidement, attentive aux seaux qui lévitaient devant elle.

" D'ailleurs, la prochaine fois, il faudrait que je trouve un courageux volontaire pour m'accompagner. Se faire transformer en golem, ça se partage.  Tu crois que je peux mettre un message sur le panneau?"

Elle aurait pu demander à Mathys. Après tout, ils partageaient une maison, ils pouvaient bien partager une corvée de plantes des marais. Sauf que l'anglais avait le pied léger d'un éléphant trop alcoolisé et une capacité d'équilibre étrangement proche du zéro pour quelqu'un qui se vantait d'avoir le pied marin. Mieux valait envisager un autre candidat...

Même si la réponse de Zofia avait été dite sur le ton de la blague et avait récolté un sourire, Arieh ne pouvait que prendre au sérieux l’annonce que l’apothicaire attitrée de la Lande avait croisé des BD lors de l’exercice de ses fonctions. Il ne lui viendrait jamais à l’esprit de dire à Zofia comment faire son travail, d’autant moins qu’il la savait extrêmement compétente et avait été ravi qu’elle reprenne son poste, mais il était prêt à lui conseiller de ne pas faire ses récoltes seules quand elle suggéra quelque chose d’exactement similaire. Il hocha donc la tête.

- Bien sûr, on peut même en faire une corvée régulière, ou proposer un poste fixe d’assistant…

Il réfléchissait à voix haute, mais une décision de ce genre appartenait évidemment à Zofia, qui ne la prendrait sans doute pas à la seconde, entre deux seaux de plantes et de boue. Il laissa cependant un petit silence s’installer, pour lui laisser l’occasion d’y réfléchir. Un peu plus loin dans la Lande, Sean s’était assis dans l’herbe et semblait en pleine discussion avec le chien et le ballon, mais quand les deux adultes arrivèrent à proximité, il leva les bras vers son père et annonça :

- Aba, rotsé ktéphaïm.*

Arieh se pencha donc souplement et prit son fils dans ses bras avant de le hisser sans efforts apparents sur ses épaules. Il se remit en route en poussant le ballon du pied devant lui.

- Comment va Elio ? Il s’entend bien avec Mae ?

Les problèmes de santé d’Elio n’étaient un secret pour personne, et Zofia devait avoir l’habitude qu’on lui pose la question. Cependant, Arieh ne la posait pas pour obtenir un compte-rendu détaillé de l’évolution de sa maladie ou un bilan de ses dernières analyses. Il voyait souvent le petit garçon avec les autres enfants sywhaîdiens, et il lui semblait en forme, information qui lui suffisait tant que Zofia ne choisissait pas d’en apporter d’autres. Mais, en tant que parent et que gérant, il s’intéressait aux enfants de la Lande et la « situation familiale » de Zofia, Mathys et les Norton, n’était, là encore, un secret pour personne.


* « Papa, veux épaules. »

La proposition d'Arieh fut suivie d'un hochement de tête de la part de Zofia. Un assistant, voilà qui lui plairait bien ! Elle se rappelait l'époque où Gaétan venait l'aider régulièrement. C'était agréable, parfois, de ne pas être seule dans le grand laboratoire, et de pouvoir partager et échanger des idées... Il faudrait essayer de trouver quelqu'un pendant l'hiver, pour le former, car le printemps était souvent la saison la plus chargée, et entre les herbes à récolter et le rhume des foins à soigner, elle n'aurait alors plus le temps de s'occuper d'un apprenti... Par contre, elle serait bien contente, à ce moment-là, d'avoir un peu d'aide ! Elle ne partagea pas ses pensées avec le jeune homme, estimant qu'ils pourraient en reparler plus tard, lorsque l'idée aurait fait son chemin, mais elle était contente qu'il lui ait proposé cette solution.

La rousse jeta un regard attendri à Sean, désormais installé sur les épaules de son père. C'était idiot et un peu mesquin, mais parfois elle enviait les parents pour qui élever un enfant, ou deux, ou trois, avait l'air simple et naturel. Elle-même ne s'était jamais considérée comme particulièrement maternelle, et l'arrivée inattendue d'Elio ne l'avait pas persuadée du contraire. Bien sûr, elle aimait son fils, mais n'arrivait pas à se comporter avec lui de la manière décontractée, presque insouciante, qu'avaient Mathys lorsqu'il s'occupait de Mae, ou Arieh lorsqu'elle le voyait avec Sean. Elle s'attendait toujours, non sans raison, à une catastrophe ou à une situation d'urgence, et se reprochait souvent de ne pas réussir à se détendre.

Spoiler:

Arieh se garda bien de commenter l’inquiétude voilée du commentaire de Zofia sur le fait qu’Elio s’attachait rapidement aux gens. Il n’était pas très friand de potins, contrairement à sa femme (ils avaient beau ne pas être mariés, c’est ainsi qu’il pensait toujours à Emily) et, par la force des choses, il savait donc que Zofia était partie avec Tancredi, était revenue sans et vivait aujourd’hui avec Mathys qui ne vivait pas avec Mary, la mère de Mae, elle-même enceinte d’un mystérieux inconnu. Une situation familiale à donner mal au crâne. Arieh avait une grande famille, mais elle n’était pas recomposée. Sean avait déjà eu du mal à identifier tous ses cousins lors de leurs précédentes vacances, il se voyait mal expliquer les méandres de la tribu Delindel/Adam/Norton à un enfant.

Tiens, pas étonnant que les gosses demandent s’ils comptaient se marier. C’était aussi une question que posaient les adultes. Emily lui en avait parlé quelques jours plus tôt, mais, étant justement une adulte, sa question avait porté sur les liens pré-maritaux et sur leur survenue potentielle dans un futur proche, voire dans un passé proche également. Question qu’Arieh ne relaierait évidemment pas, et tant pis pour la curiosité de l’Irlandaise. Il sourit aux quelques anecdotes de Zofia tandis que, sur ses épaules, Sean semblait décider à nouer ensemble toutes les mèches de son père qui portait les cheveux plus longs qu’avant, sur ordre d’Emily. La grimace qui lui vint d’ailleurs n’était pas due à la mention de Tibère, mais au fait que Sean venait de lui tirer violemment les cheveux.

C’était curieux d’entendre l’apothicaire se confier de la sorte, elle d’habitude si discrète, mais Arieh avait l’habitude d’être une oreille attentive et une épaule compatissante. Sa capacité à recevoir les confidences et à ne pas les juger ni les partager était une des qualités qui faisaient de lui un bon gérant. En l’occurrence, il était sans doute la bonne personne à qui parler de Tibère, lui qui l’avait peu connu. À l’époque, il n’était pas encore gérant et ne mettait donc pas un point d’honneur à connaître tous les Sywhaîdiens, au moins un peu. Tibère, il en avait surtout entendu parler par d’autres et les portraits étaient contrastés. Et puis, bien sûr, il y avait eu ce fameux soir, ce pétage de plomb auquel il n’avait d’ailleurs pas assisté, mais dont il avait pu voir les effets sur son amie, Kennedy (encore aujourd’hui, penser à elle lui faisait monter une boule dans la gorge).

- Je ne crois pas qu’il ait besoin d’objectivité de ta part… répondit-il après un petit silence troublé par le baragouinage de Sean. Ce n’est pas Tibère qu’il veut connaître, c’est son père.

Il n’était pas sûr d’être le mieux placé pour donner ce genre de conseils, mais, après tout, si Zofia lui avait parlé, c’est bien qu’elle voulait entendre son avis. Elle pourrait toujours l’ignorer ensuite.

- Mon père disait toujours qu’il ne faut pas mentir aux enfants, mais qu’il ne faut pas non plus leur dire toute la vérité. Quand on était petits et qu’on demandait comment étaient morts nos grands-parents, il ne voulait pas nous raconter la Shoah trop tôt, alors il y est allé par palier. Il s’interrompit un moment, troublé par une mèche tirée plus fort que les autres. Ce n’est pas du tout la même chose, je sais, mais tu peux lui décrire le Tibère que tu as connu et que tu as aimé assez pour avoir un enfant avec lui. Ça ne t’empêchera pas de dire aussi qu’ensuite, il a changé, qu’il a fait des erreurs, mais que, comme tout le monde, il avait du bon et du mauvais…

Arieh voulut hausser les épaules, ce qui n’est pas évident quand un bambin est installé dessus.

- Enfin, je veux pas te mettre des mots dans la bouche, t’es mieux placée que moi pour savoir quoi dire, mais je pense vraiment que c’est ta vision de Tibère qui l’intéresse, pas un portrait objectif. Ça m’étonnerait que cette vision soit entièrement noire.

D’après Emily, les choses s’étaient très mal terminées entre Zofia et Tibère, ce qu’il voulait bien croire, mais ça ne voulait pas dire qu’il ne lui restait pas de bons souvenirs du père de son enfant. S’il devenait fou, commettait un crime et venait à mourir, il espérait qu’Emily trouverait des choses positives à raconter à Sean.

- Sean, tafsik im haséar, o ata yored !* lança-t-il soudain d’un ton ferme.


* « Sean, tu lâches mes cheveux ou tu descends ! »