Blue State

On était le vingt-huit septembre, et les Norton avaient réinvesti la Lande moins de vingt-quatre heures auparavant. Ils étaient retournés dans la petite maison qui avait été la leur avant qu'ils ne partent pour l'Inde, plus de trois ans plus tôt. D'après Mathys, qui était arrivé quelques semaines avant le reste de la tribu, et avait préparé la réinstallation, la maison venait tout juste d'être libérée par une famille croate qui était repartie dans son pays après près de trois ans à vivre à Sywhaîd. Timing parfait. La maison était loin d'être immense, mais elle était plutôt grande pour les standard sywhaîdiens, il y avait trois chambres, et une cuisine pas trop réduite, mais le plus intéressant était le salon, qui faisait partiquement le double de tous les autres salons des autres bicoques du coin. C'était le salon qui avait fait que Mary était tombée amoureuse de cette maison, et à l'époque où ils avaient vécu à six dans la maison, ils avaient passé une bonne partie de leur temps dans le salon, à jouer à des jeux de société, à lire, à parler, à passer du temps en famille...

Cette fois-ci, la maison serait un peu moins chargée. Elle avait paru presque vide cette nuit. Connor et Fred avaient de nouveau investi leur ancienne chambre, visiblement heureux de partager leur espace comme à la bonne époque, et Mary n'avait pas pu s'empêcher de se dire qu'elle avait fait des efforts pour rien à leur trouver un appartement avec des chambres séparées en Inde. Mae avait été installée dans l'ancienne chambre de Will, elle partagerait plus tard avec le futur bébé. Quant à Mary, elle avait retrouvé sa chambre... Sans Mathys.

Ce matin, Connor et Fred étaient partis en exploration de la Lande, puis avaient retrouvé Mary à l'école, où elle avait amené Mae, qui n'y passerait que la matinée, vu qu'elle n'avait que quatre ans. La jeune botaniste s'était présentée à la personne qui éduquerait ses enfants, et avait promis de passer discuter plus longtemps une fois mieux installée.

A la base, elle avait prévu de profiter de l'absence des enfants pour continuer vider les cartons. Mais ses pas l'avaient menée automatiquement à un endroit bien différent. La serre. Après un coup d'oeil rapide au potager, parfaitement entretenu, elle n'avait pas pu résister et avait poussé la porte du bâtiment où elle avait passé la plus grosse partie de ses cinq ans à Sywhaîd. L'odeur était toujours la même, entêtante, humide, sentant bon la terre et les fleurs.

La serre était visiblement bien entretenue elle aussi. Un oeil peu avisé aurait sûrement eu l'impression que rien n'avait changé, mais cet endroit avait appartenu à Marybeth, cette serre avait fait partie d'elle, et elle pouvait repérer du premier coup d'oeil les traces d'intrus. Le pot d'engrais magique n'était plus rangé à la même place. Les arrosoirs étaient dispersés dans toute la serre au lieu d'être stockés dans le même coin.

Sans y penser, l'américaine se mit à vérifier l'état des plantes, reprenant rapidement ses marques. Elle n'avait pourtant pas l'intention de reprendre la serre, c'était un travail qui lui demandait trop de temps, elle aurait bientôt un nouveau né dont elle devrait s'occuper seule, sans compter les trois autres enfants qu'elle élevait. Elle comptait d'ailleurs aller voir Arieh dans l'après-midi pour lui demander si le poste de guérisseur était libre. Seulement, les vieilles habitudes reprenaient facilement le dessus, et il n'y avait nulle part où Marybeth Norton était plus à l'aise que dans la serre de Sywhaîd.


[A qui veut !]

[Hiiii !!! ]


D'un simpple coup d'oeil, le contraste entre l'ancienne occupante de la serre et sa quasi remplaçante semblait évident, et pas seulement parce que l'une était brune et l'autre blonde (d'autant plus que Mary était naturellement brune et l'avait été la majeure partie de son temps à Sywhaîd). Mais globalement, personne n'avait jamais vu Mary en blouse blanche dans la serre. Personne ne l'avait jamais vue particulièrement bien habillée et bien coiffée non plus. Aujourd'hui même, alors qu'elle avait eu tout le temps de se préparer, elle portait une simple robe couleur pêche, par dessus-laquelle elle avait enfilé un gilet bouloché gris souris. Des bottes en caoutchouc tout à fait basique terminaient cette tenue, et ses longs cheveux blonds, bouclés, tenaient dans une espèce de chignon bancal grâce à ce qui semblait être un bout de ficelle (trouvée dans un carton des garçons qu'elle avait vidé avant de les rejoindre à l'école). Bref, oui, les deux jeunes femmes étaient très différentes, même si le fait qu'elles aient toutes les deux occupés cet endroit prouvait certaiment qu'il ne fallait pas se fier aux apparences (d'ailleurs, on avait pour le coup vu Mary jurer plus d'une fois).

Mary nota ces différences, et ne put s'empêcher de trouver la blouse presque absurde dans ce cadre. Même à l'Institut, elle oubliait souvent d'en mettre, et était souvent gentimment moquée à ce sujet. Elle avait été obligée d'apprendre à s'apprêter, pour aller aux galas de l'Institut et tout ce genre de choses, mais il arrivait souvent qu'au milieu de la soirée, elle en ait assez de sa longue crignasse blonde et qu'elle remonte ses cheveux grâce à un stylo. Ou qu'elle enlève ses talons parce qu'elle ne les supportait plus... Bref, Mary était loin d'être l'élève modèle en style, la preuve, dès qu'elle avait un peu de liberté, elle se mettait à ressembler à... ce à quoi elle ressemblait à ce moment précis.

Elle s'était figée en entendant la voix de Santana, et avait eu du mal à ne pas avoir l'air coupable quand la belle latina l'avait saluée. Elle se sentit d'ailleurs obligée de se justifier :

"Oh euh... Salut. Désolée, c'est juste que cet hortensia avait un peu soif et... les vieux réflexes..."

Des deux, qui pourtant avaient le même âge, Santana avait l'air plus âgée. Non pas qu'elle eût particulièrement l'air plus vieux que son âge, mais Mary faisait beaucoup plus jeune (dans quelques semaines cette impression disparaîtrait un peu grâce aux premiers signes de grossesse), et elle ne portait ni maquillage, ni vêtements bien accordés, ni blouse blanche, ni coiffure bien faite... Et donc, quelqu'un qui aurait observé la scène aurait sûrement pu avoir l'impression d'un écart d'âge entre les deux jeunes femmes, et ça aurait sûrement pu aider à comprendre pourquoi Mary se justifiait. Sauf qu'en réalité, elle le faisait parce qu'elle s'était promis, et avait aussi promis à Mathys (et à Celesta et Will quand elle les avait visités, l'un après l'autre, avant de revenir à Sywhaîd) qu'elle ne s'imposerait pas trop de travail pour cette grossesse... Et qu'elle se tiendrait donc éloignée de la serre.

"Je suis Marybeth Norton." ajouta-t-elle avec un sourire comme si c'était sensé expliquer quoi que ce soit. "Les vieilles habitudes... Je m'occupais de la serre, avant."

Elle sourit. Elle avait laissé un gros classeur plein d'instructions, signé de son nom, et imaginait que si l'inconnue avait investi les lieux, elle avait sûrement croisé son nom à un moment ou un autre. Elle ne réalisa pas que Santana avait peut-être déjà croisé son nom dans les divers articles qu'elle avait publiés ces dernières années, ceux qui traitaient de botanique pure (et pas des daemons) commençaient à dater, mais ils étaient parus dans deux revues que Sywhaîd recevait à l'époque où Mary y vivait.

"Mhhh... J'ai pas vraiment prévu non. Et visiblement le Rad ne va pas me supplier de revenir, la serre est entre de bonnes mains." répondit Marybeth, sur un ton chaleureux qui n'avait rien à voir avec de la fausse flatterie ou des ronds de jambes.

Globalement, elle n'était même pas certaine d'être en présence de la personne qui s'occupait de la serre. Le fait que Santana ait été dans le labo ne voulait rien dire, elle pouvait être là pour une corvée ponctuelle, ou se contenter du labo... Quoi qu'il en soit, la serre était en aussi bon état que lorsque Mary l'avait quittée, ce qui était en fait ce qu'elle était venue vérifier, ce qu'elle réalisait au moment même où elle complimentait naturellement Santana. La serre avait été son bébé, la quitter avait été un vrai crève coeur. Malgré elle, et inconsciemment, elle avait angoissé à l'idée de la retrouver dans un moins bon état.

Elle aurait pu se sentir vexée de voir que les choses tournaient sans elle. Après tout, avec toutes les responsabilités que la jeune amércaine avait assumées ces dernières dix années, elle aurait pu facilement virer control freak. Mais ça n'était pas le cas. En réalité, si Mary avait tellement aimé Sywhaîd lors de son premier séjour, et avait toujours pensé y retourner à un moment ou un autre, c'était bien parce que l'esprit de communauté était quelque chose d'important pour elle. Voir la serre prospérer grâce au reste de la communauté n'était pas vraiment une surprise, mais c'était quelque chose qui la rendait heureuse, sans arrière pensée.

Elle ramassa un caillou qui trainait devant la serre. C'était un silex très brillant qui semblait presque multicolore. Le genre qui plairait à Fred, qui s'était trouvé une passion pour les pierres ces derniers mois et avait entamé une collection déjà encombrante (les déménageurs avaient dû le maudire). Elle fourra la pierre dans sa poche, puis expliqua :

"Quand je suis partie, je me formais au soin, j'ai fini de passer mes diplômes et j'aimerais me proposer pour le poste de guérisseuse, s'il est vacant." Mathys lui avait dit qu'il n'y avait personne, mais ça ne voulait pas dire que quelqu'un n'était pas prévu, il arrivait que les gens viennent exprès pour certains postes clés de la communauté, et Sywhaîd ne pouvait pas rester longtemps sans guérisseur, même si Zofia et son poste d'apothicaire servaient bien en remplacement. "La serre demanderait beaucoup trop de temps avec mes enfants."

Elle sourit d'un air amusé en faisant un signe vague de la main. Il était difficile d'imaginer qu'elle avait déjà des enfants, et encore, tant qu'elle n'entrait pas dans les détails ça commençait à pas paraître trop absurde... Contrairement à quand elle avait débarqué pour la première fois à Sywhaîd avec son nouveau-né, et que beaucoup de sywhaîdiens avaient cru qu'elle était une très jeune ado, la grande soeur de Connor, et que leurs parents allaient les rejoindre. Heureusement, ces temps-là étaient révolus, même si les gens avaient toujours du mal à imaginer qu'elle puisse être la mère de Connor... Et quand elle parlait de Fred, ça devenait franchement compliqué.

"Tu veux parler des problèmes que tu as eu dans le labo ? Je ne sais pas comment tu fonctionnes, mais moi parfois rien qu'expliquer à quelqu'un une expérience me permet de voir les choses sous un autre angle et de trouver une solution."

Après tout, elle avait le temps. Elle s'assit d'ailleurs sur un petit muret qui se trouvait devant la serre, prête à écouter si Santana se sentait d'humeur à partager.

Marybeth était un génie, elle avait grandi en étant un génie, et avait toujours eu à faire face aux réactions des gens vis-à-vis de son cursus et de son intellect. L'incrédulité, le scepticisme, étaient deux choses qu'elle avait croisées dans les regards des gens dès son plus jeune age (et qui avaient été remplacées par d'autre sentiments encore moins sympathique quand ses choix personnels étaient devenus aussi hors norme que sa scolarité). Pendant très longtemps, elle avait subi ces réactions, elle avait essayé de se faire plus petite, plus discrète, de ne pas trop montrer ses réussites, son intelligence... Ca faisait longtemps qu'elle ne jouait plus à ça. La Marybeth Norton qui se trouvait à présent devant Santana était une jeune femme qui assumait ce qu'elle était et les choix qu'elle faisait. Et qui avait du apprendre à ne pas mettre les gens sur le grill dès qu'ils avaient l'air un peu désapprobateurs. A son premier séjour à Sywhaîd, elle réagissait encore vivement à toute trace de jugement de ce qu'elle était. A présent, elle avait fait la paix avec le fait que tout le monde ne pouvait pas l'accepter. Quatre ans à l'Institut l'y avaient forcée. Là-bas, dans le monde universitaire, en cotoyant l'élite, elle avait dû apprendre à sourire quand les gens vous insultaient à mi-mot, et à rester insensible aux regard choqués, ou carrément plein de pitié. En général, elle trouvait toujours un moyen de remettre les gens à leur place... Mais elle savait bien que ses choix de vie faisaient jaser l'Insistitut, et ça n'était pas pour rien qu'elle n'avait l'intention de rester en contact avec aucun de ses anciens collègues. L'Elite sorcière n'était en moyenne pas aussi ouverte d'esprit que les Sywhaîdiens (quoi que certains d'entre eux ne le soiet pas particulièrement non plus..).

Quoi qu'il en soit, grâce à l'Inde, Mary avait appris à ne plus faire attention aux réactions des gens. Tant qu'on n'essayait pas de l'humilier directement, ou qu'on ne lui faisait pas une réflexion à laquelle elle se devait de répondre, elle restait détachée de tout ça. A vrai dire, il lui fallait maintenant faire un effort pour vraiment lire les réactions des gens qu'elle rencontrait, lorsqu'elles étaient subtiles. Après tout, elle avait une vie déjà bien compliquée, elle n'allait pas en plus se préoccuper de ce que des inconnus pensaient d'elle. Si elle n'avait pas décidé de ne pas y porter d'importance, peut-être n'aurait-elle pas répondu aussi naturellement :


"Mon sujet de recherche porte sur le soin de maladies magiques à travers le daemon et la Corde d'Argent... Comme l'idée est principalement d'utiliser les énergies magiques, de les convertir, de changer leur utilité, capacité, densité... j'ai dû me renseigner sur tout ce qui pouvait concerner les flux en général avant de pouvoir me concentrer sur ce qui m'intéressait moi... Je suis familière avec la théorie de base sur les greffes de flux, mais très en retard sur les derniers travaux, j'ai beaucoup de mal à lire en dehors de mon domaine ces derniers temps avec le déménagement et tout le reste."

Comprendre, la grossesse. Au moment où elle avait appris qu'elle était enceinte, Mary avait réussi à enfin trouver du temps pour elle (bizarrement, se séparer de Mathys avait aidé à ce niveau-là, elle se retrouvait parfois toute seule chez elle le soir après le travail, quand les enfants étaient chez son ex, et ça lui permettait de lire les derniers articles des magazines scientifiques qu'elle affectionnait tant). Mais la grossesse avait tout changé. Il avait fallu tout mettre en ordre, puis faire un tour avec les enfants chez la famille avant de venir s'installer à Sywhaîd. Et maintenant, il lui faudrait encore sûrement des semaines pour vraiment s'installer, pouvoir prendre ses marques en tant que guérisseuse (si elle réussissait à avoir le poste), reprendre un rythme avec Mathys, se recréer une vie sociale, reprendre racine dans la communauté.... Autant dire qu'elle aurait presque pu dire "mon ancien sujet de recherche" à Santana. Mais Mary, si elle n'avait pas encore révolutionné le monde de la médecine magique, sentait que son expérience avec Nios lui permettait de voir les choses d'un angle légèrement différent. Son daemon et elle étaient sûrs de pouvoir faire avancer les choses, mais ce ne serait pas tout de suite, clairement.

Marybeth promit à Santana de passer jeter un oeil sur ses recherches quand elle aurait le temps. Si la promesse avait été principalement faite par politesse, et par souci d'essayer de se réintégrer à la communauté sywhaîdienne, l'américaine réalisa assez rapidement qu'elle avait en fait réellement envie de discuter avec la jeune femme de son travail. Mary avait toujours été quelqu'un qui réussissait très bien par elle-même, et qui s'était souvent définie comme une "solitaire". Seulement, plusieurs années à évoluer dans le monde universitaire lui avait au moins apporté une chose : le goût de l'échange scientifique. Discuter avec des gens qui comprenaient votre démarche, qui s'intéressaient à ce que vous faisiez, et qui pouvaient parfois vous aider à trouver une solution à un problème était quelque chose de très satisfaisant. Santana semblait être quelqu'un avec qui la jeune mère pourrait faire toutes ces choses qu'elle faisait avec Zofia durant son premier séjour à Sywhaîd... Du moins jusqu'à ce que leur amitié ne vole en éclats et qu'elles aient à faire des années d'efforts pour simplement réussir à se tolérer dans certaines conditions très précises. Avec un peu de chance, la relation qu'elle construirait avec Santana (quelle qu'elle soit), ne finirait pas de la même façon.

Une fois seule à la serre, Marybeth réalisa que son moment nostalgique était passé. Elle se rendit donc aux cuisines, pour saluer Meike et lui rappeler que Connor ne devait en aucun cas manger des plats à base de carottes (il était à présent assez grand pour s'en souvenir, mais mieux valait prendre des précautions, l'allergie que son fils avait à ce légume était très violente, un incident récent en Inde l'avait rappelé à tout le monde). Comme elle se sentait d'humeur productive, Mary fila ensuite chez Arieh pour discuter du poste de guérisseur, puis rejoignit Nios aux ruines pour mettre en place une expérience qu'ils avaient envie de tenter grâce à l'espace sacré élémentaire. Finalement, elle retourna chez elle pour continuer à déballer les affaires de sa petite famille, plutôt satisfaite de sa matinée.