A la soupe!

Mathys était épuisé. Le voyage n'avait pas été de tout repos. Il lui avait fallu gérer beaucoup de choses, prendre des décisions désagréables, et le tout en un temps record. Lorsque Zofia était venue l'accueillir devant l'Ecole, malgré une grippe carabinée, pour l'emmener dans la maison où elle avait emménagé depuis quelques mois et où il avait déposé ses bagages, il avait faillit pleurer de soulagement. Mais une petite main tirant avec détermination sur sa manche l'avait empêché de s'écrouler sur place et de dormir pendant douze heures au moins. Mael avait faim.

Il avait avisé les placards vides, le nez rougi et les yeux fiévreux de Zofia, et avait décidé que la meilleure solution était encore de se débrouiller pour nourrir tout ce petit monde. Il avait laissé Maelwenn et Elio faire connaissance quelques minutes, sous la garde attentive de Kayisa et de son humaine, recroquevillée dans un fauteuil sous un ou deux plaids en laine, une tasse d'infusion brûlante dans les mains. Puis, il avait pris le chemin des Cuisines, en emmenant sa fille, comme s'il n'avait jamais quitté Sywhaid. On était en fin d'après-midi, le jour commençait déjà à décliner, et lui-même tombait de fatigue. Rok le suivait docilement, silencieusement. Mathys sentait qu'elle accusait encore le choc du départ, du voyage, mais ne savait pas quoi dire ou faire pour l'aider. Il se concentra sur Mael, qui babillait à propos de tout ce qu'elle voyait, désignant un chat, un arbre ou une maison, et mâchouillant les mots avec enthousiasme.

Les cuisines avaient toujours été un endroit chaleureux, réconfortant, où l'artiste se sentait à l'aise. Elles semblaient désertes à cette heure-ci, mais il se doutait que les personnes en charge des repas, ou quelques affamés un peu en avance sur les horaires, n'allaient pas tarder à arriver. Ouvrant une armoire, puis une autre, il attrapa une marmite et quelques légumes, et entreprit de faire bouillir de l'eau. Rapides et efficaces, ses gestes ne trahissaient pas l'état de tension dans lequel il se trouvait. Il était inquiet pour Mael, pour Zofia, pour Elio... Il s'inquiétait des conséquences de sa décision, aussi. Arriver à Sywhaid était une première étape, mais encore fallait-il qu'il sache quoi faire ensuite...

Laissant à Rok le soin de réfléchir à cette épineuse question, il se mit à siffloter tout en coupant des légumes, puisant dans ses dernières réserves d'énergie un peu de l'entrain et de l'optimisme qui le caractérisaient. Mael observait tous ses mouvements, et ne se privait pas de commenter " ah nooon, papa, pas ca'ottes! pas bon!"

La fatigue aidant, et sans se laisser décourager par les injonctions de sa fille, et sa haine affirmée des carottes, Mathys se surprit à esquisser quelques pas de danse aussi ridicules qu'impromptus pendant que sa préparation cuisait. Sautillant jusqu'à un placard en hauteur, il en sortit quelques bocaux d'herbes aromatiques, et entreprit d'assaisonner la future soupe avec les moyens du bord. Mael, assise sur un banc, regardait son père se trémousser, et finit par éclater de rire, oubliant par là carottes, navets, et autres vitamines en cours de cuisson. Bientôt, aidée par Rok qui n'était jamais loin de la petite fille, celle-ci se mit debout, tanguant légèrement, avant de se lancer dans une imitation très personnelle de son père. Quelques minutes plus tard, Mathys et sa fille dansaient en gloussant autour de la table, pendant que Rok, affolée, tournicotait dans tous les sens en essayant d'éviter de se faire piétiner.

"On est arrivés! On est arrivés!"

(Qui veut accueillir Mathys?)

Si Mathys avait espéré, après cet épuisant voyage, se reposer un peu, il en serait pour ses frais.
S'il avait craint, en retournant sur la Lande, que sa fille ne s'y ennuyât, faute de camarades de jeux à peu près de son âge, il serait vite rassuré. En effet, alors que Mael et lui entamaient le troisième tour de leur folle danse, deux bambins emmitouflés, à la marche encore un peu maladroite - ils ne devaient guère avoir beaucoup plus d'un an - pénétrèrent dans la cuisine, depuis la porte qui menait vers la cour centrale. Ils étaient directement suivis par un troisième, puisque Rozen les poussait doucement dans le dos pour qu'ils avancent gentiment. Non, Rozen n'était pas le troisième enfant, mais elle en portait un dans les bras.

Elle était allée arracher quelques carottes au potager en emmenant avec elle ses jumeaux et Baby John, histoire qu'ils profitent des derniers rayons de soleil que leur offrait la fin d'une journée par ailleurs entrecoupée d'averses qui les avait obligés à rester, jusque là, à l'intérieur. L'Ecossaise avait en effet remarqué que le trio dormait beaucoup mieux le soir lorsqu'il avait pris le frais auparavant. A chacun de juger si cela faisait d'elle la meilleure ou la pire des mères, en attendant, personne n'était venu mettre en cause son système. En l'occurrence, cela lui permettait de surcroît d'aller récupérer au passage quelques légumes pour Meike - la cuisinière se chargeait des purées de la flopée de mini-me qui, de plus en plus, peuplait la Lande, mais elle serait toujours contente d'avoir de la matière première à disposition. Cuisinière satisfaite, purée plus vite exécutée, gamins sitôt rassasiés, récurés, couchés et disposés à dormir d'une traite au moins six heures d'affilée : Rozen comptait bien pouvoir ainsi profiter d'une soirée tranquille avec Wren.

C'était compter sans la curiosité d'Arthur qui, très intéressé par un escargot bien luisant posé sur le muret du potager, s'était, en tendant la main vers lui, écorché le poignet sur une ronce folle. Ne disposant que d'une paire d'yeux, sa mère ne l'avait pas vu faire, occupée qu'elle était à débarbouiller Jo, qui avait souhaité tester les qualités gustatives de la boue sywhaîdienne (telle mère...). Pourquoi diable ne pouvaient-ils pas être aussi sages que cet ange de baby John ?

Bref, il lui fallut précipiter sa cueillette et rapatrier tout ce joli monde en direction des cuisines pour nettoyer celle-là, désinfecter le bobo de celui-ci ; elle aurait pu aller simplement à la fontaine mais de toute manière, l'heure du dîner approchait. C'étaient là des imprévus tels que son existence de ces derniers mois lui en réservait désormais : des petits riens qui mettaient à l'épreuve ses facultés d'organisation et sa réactivité mais qui, au final, ne mettaient guère en cause une routine que Rozen s'était surprise à trouver agréable. Autant dire que trouver Mathys au milieu des cuisines en train de danser et de glousser en compagnie de Maelwenn, sur une échelle de la surprise allant de zéro à dix, ça valait largement un douze ou un treize.

"Mathys ?" s'exclama-t-elle, manquant de laisser tomber Arthur.