Un peu avant

"Bon, eh ben, je crois qu'on y est presque", estima Rozen en jetant un regard circulaire sur les victuailles qui s'étalaient sur la table principale des cuisines. Salades, fromage, galettes de pain, fruits frais : ne restait plus qu'à attendre que le gâteau au chocolat finisse de cuire et le petit festin serait fin prêt. Un sacré luxe, évidemment, cette petite douceur, mais après tout, c'était un moment d'importance qui se préparait, sous des airs de petit pique-nique tranquille dans la Lande : le premier repas en commun de l'ensemble des membres du Rad, auxquels étaient conviés Rozen et Skyler : un genre de passation officielle, en somme, avant la grande brèche d'automne -la plus importante de l'année- et la reprise des cours.

Et puis, autre fait non des moindres, ils pouvaient désormais utiliser la farine moulue dans leur propre moulin. Outre les économies non négligeables que cela représenterait pour le Rad, Rozen trouvait à cette farine 100% locale un goût vraiment particulier. Mais elle n'était sans doute pas très objective, juste contente de pouvoir, sans doute, déguster dans les prochains mois un peu plus de pain, un peu moins de sempiternelles galettes d'orge. Il faudrait qu'ils prévoient un vrai poste de boulanger, désormais. Mais ce n'était plus à elle de s'en soucier.

Elle n'était là que parce qu'on lui avait gentiment proposé - en tant que "vieille mémoire vivante de la Lande", comme le lui avait signifié ce taquin de gérant. Et parce qu'elle n'était pas rancunière, et que ça l'avait fait rire, quand même, elle n'avait accepté qu'à la condition qu'ils la laisseraient se charger des préparatifs. Moyenne en quoi, Arieh avait proposé à son tour de venir l'aider. Ils s'attelaient donc à présent à empaqueter les victuailles dans les torchons et autre paniers, pour les transporter sur le lieu des réjouissances. Skyler avait dit qu'il essaierait de venir, mais elle ne l'avait pas vu de l'après-midi et il fallait espérer que l'attrait pour une créature lambda ne l'avait pas une fois de plus emporté au fin fond des bois, comme souvent. Enfin, on verrait bien et, de toute façon, il fallait que tout ça reste informel. Rozen jeta un coup d’œil affectueux à son vieux mensch. Nouveau doyen du Rad (en terme d'ancienneté du moins), futur papa... pas étonnant qu'il ait l'air un peu stressé, ces derniers temps.

"Maintenant qu'on a quasiment terminé, tu vas p'têt' me dire pourquoi tu t'nais absolument à m'aider ?" finit-elle par lui lancer avec un sourire. Elle avait cru comprendre qu'il avait envie de parler. Mais bon, elle n'était pas psy, hein, elle pouvait se tromper. En quel cas il pourrait toujours s'en tirer par une pirouette, en lui signalant par exemple que vus ses talents culinaires, à la Roro, un peu d'aide n'était probablement pas superflue si on ne voulait pas voir tout le Rad décimé d'un coup par une intoxication alimentaire.

Arieh continua d’essuyer consciencieusement le plat qu’il tenait à la main et qui était pourtant, il fallait en convenir, parfaitement sec. Pourquoi avait-il tellement tenu à aider Rozen ? Bonne question. N’était-ce pas précisément parce qu’il savait qu’elle allait comprendre qu’il ne s’agissait pas seulement de donner un coup de main à la préparation du festin ? Rozen était son amie. Certes, elle avait dix ans de plus que lui, mais ça ne changeait rien au fait que c’était elle qu’il allait voir durant les premiers mois passé au poste de gérant, quand il ne se sentait pas à la hauteur. C’était auprès d’elle qu’il avait ruminé pendant la sombre période où ils essayaient de tomber enceinte et c’était elle qui lui faisait retrouver le sourire. C’était donc tout naturel que ce soit vers elle qu’il se tourne maintenant que…

Maintenant que quoi au fait ? Maintenant qu’il avait l’impression que tout allait trop vite ? Qu’il se rendait compte qu’obtenir ce qu’on désirait si ardemment n’était peut-être finalement pas la meilleure chose possible ? Qu’il était plus fatigué qu’humainement possible et que ça allait empirer dans les mois qui venaient ? Que la perspective de la naissance de Moby Dick le terrifiait plus qu’elle ne le réjouissait ? Qu’il trouvait Emily peu raisonnable et qu’il ne trouvait pas qu’elle était particulièrement radieuse en ses derniers mois de grossesse et ce, quoi qu’en dise la sagesse populaire ? Qu’il devenait le plus ancien membre du Rad, alors qu’il n’avait pas trente ans ? Il arrêta là le cours de ses pensées et, par la même occasion, les mouvements frénétiques de son torchon.

- Comment vont les jumeaux ? demanda-t-il finalement, parce que, même si c’était Rozen, il était toujours plus facile de tourner autour du pot que de lancer sans filet les interrogations et angoisses qui tournaient en boucle dans sa tête.

"Ils...vont bien", répondit platement Rozen, le regard malgré elle attiré par les mouvements de torchon d'Arieh et, comme malgré elle, le sourire aux lèvres. Bien ; instinct maternel ou pas, elle faisait apparemment qu'elle le veuille ou non partie de cette très agaçante catégorie des mamans gagas dépourvues du moindre contrôle sur leur zygomatiques sitôt mentionnée leur progéniture. Pour sa défense cependant, la situation aussi pouvait expliquer ce sourire furtif.

Arieh était décidément assez attendrissant dans le rôle du futur papa angoissé. Heureusement qu'on ne trouvait pas facilement de clopes sur la Lande, elle l'aurait bien imaginé s'en griller une, voire un millier, pour la circonstance. C'était un p'tit jeunot, après tout. Pas juste pour la taquinerie, dans l'absolu. Il avait le droit d'être un peu stressé ; et même sans être une surdouée des relations humaines, le moment semblait mal choisi pour le chambrer.

"Ils sont... hum, disons que je commence à me dire pour de bon que ça valait le coup", précisa-t-elle avec une grimace faussement coupable. Bien sûr, ce n'était pas le cas, mais il y avait tout de même un fond de vérité. Même avec beaucoup de volonté et en faisant fi de tout esprit critique, un bébé, quand ça n'était plus un énorme poids a vous donner des maux de dos épouvantables, c'était essentiellement un ventre à lait et un inépuisable remplisseur de couches. Deux, je vous raconte même pas. Et quand Rozen avait cru voir le bout du tunnel, les dents avaient pointé le bout de leur émail. Autant dire qu'elle ne commençait vraiment à "profiter" de ses deux derniers que depuis l'été, lorsqu'ils avaient commencé à galoper un peu partout -fou comme des créatures aussi petites et jusque là apathiques pouvaient filer rapidement à l'autre bout d'une pièce voire -plus gênant- disparaître dans les herbes hautes de la Lande. Si ça continuait comme ça, Jo finirait marathonienne.

Mais même attendrie, Rozen ne serait jamais du genre à disserter sur la chair de sa chair pendant des heures. Elle concevait fort bien qu'un gazouillis d'Arthur ne provoque pas chez ses interlocuteurs le même élan de fierté que chez elle, ni même ne suscite de leur part un intérêt de plus de sept secondes.

"Comment va Em' ?" demanda-t-elle à son tour, avant de se reprendre presque aussitôt. Après tout, on demandait toujours son état à la future maman, mais elle était au fond certaine qu'Emily allait très bien -même si elle n'était plus officiellement membre du Rad, si quelque chose avait été de travers, elle l'aurait probablement su, parce qu'il aurait fallu voir ce qu'il était possible de faire d'un point de vue logistique. Et très objectivement, là, elle se souciait beaucoup plus de l'état du futur papa.

"Comment vas-tu ?" corrigea-t-elle donc, en se saisissant doucement, mais avec autorité, du plat et du torchon d'Arieh.

Quand Rozen avait demandé comment allait Emily, Arieh avait pris une grande inspiration et sa main s’était crispée sur le torchon. Comment va Em’ ? Rozen aussi. Cependant, elle se reprit immédiatement et demanda comment il allait lui si bien que l’inspiration qu’il avait prise fut relâchée paisiblement, et même accompagnée d’un sourire. Le jeune homme leva les bras en l’air en signe de feinte reddition et laissa son amie s’emparer de son plat et de son torchon. Enfin, enfin quelqu’un lui posait la question, et avec sincérité en plus. Quelqu’un s’inquiétait de son bien-être, pas seulement en relation avec celui d’Emily. Heureusement que Rozen était là. Il écarta une chaise proche et se laissa tomber dessus, plutôt qu’il ne s’y assit. Repérant une goutte d’eau sur la table, il trempa aussitôt le doigt dedans et commença à l’étaler d’un geste distrait.

- Je suis crevé, répondit-il enfin. Je suis épuisé. Physiquement et moralement. Et…

Instinctivement, il jeta un regard vers la porte, comme s’il craignait qu’on surprenne la suite de ses aveux. Il baissa même un peu la voix, comme horrifié par ce qu’il allait dire :

- Je suis paniqué aussi. J’étais tellement persuadé qu’avoir un enfant avec Emily était la chose que je désirais le plus au monde… putain, c’est même moi qui ai dû la persuader ! Et maintenant… maintenant que c’est réel, il m’arrive de me dire que c’est trop tôt, que c’est une erreur, que c’est la plus monumentale connerie de ma vie.

Il se frotta les yeux et lâcha un léger rire, qui n’avait rien de joyeux.

- Et quand ça m’arrive, je me sens coupable… tu peux pas savoir !

Arieh hocha doucement la tête et passa la main sur son menton, sur cette barbe qu’on ne pouvait plus décemment qualifier de « trois jours ».

- C’est con, ajouta-t-il tout bas, mais ma mère me manque. J’aimerais qu’elle soit là.