Quête de Lucky MacCeallaigh

Après avoir mis plus de quatorze heures de Chicago à Glasgow, puis deux heures en train jusqu’à Stirling où l’attendait son oncle Gowan (« le maître de forge »), Lucky avait d’abord lutté contre la fatigue, observant avec curiosité et aussi avec un peu d’inquiétude ces nouveaux paysages qui seraient désormais son quotidien. Mais son corps avait rattrapé sa volonté et elle avait fini par s’endormir contre la vitre de l’antique camionnette de son oncle. Elle n’aurait su dire combien de temps elle avait dormi mais lorsqu’un ultime soubresaut l’avait secoué et que le ronronnement du moteur s’était tut, la jeune femme s’était réveillée en grognant et d’un revers de main, avait essuyé un filet de bave qui reliait sa bouche à la calandre du véhicule. Elle avait eu une grimace amusée et avait sauté à terre, impatiente de se dégourdir les jambes et surtout de voir de ses yeux la Brume dont on lui avait tant parlé.

Elle ôta ses sandales et marcha dans l’herbe sèche et piquante avec bonheur, un sourire radieux illuminant son visage. Lucky prit une photo. Elle était là, à quelques mètres d’elle –comment-ça kilomètres ?! La brume n’avait rien d’inhabituelle à Chicago ; le fog se levait avec elle chaque matin et était devenu un compagnon de routine. Mais Lucky sentait que cette Brume-là n’avait rien en commun avec tout ce qu’elle avait pu voir jusqu’à présent. Ou peut-être qu’elle le ressentait parce qu’on le lui avait dit, tout simplement. Elle inspira profondément et observa les environs, subjuguée par le paysage qui s’offrait à elle tandis qu’oncle Gowan déchargeait un sac de voyage, bardé d’écussons de pays que Lucky n’avait parfois jamais visité et dans lequel elle remit le petit appareil photo, ainsi qu’une broche en ferraille –en bronze, pardon- appartenant à l’une des habitantes de la communauté. Une certaine Rozen l’avait confiée à Gowan en réparation à la saison précédente.

Elle serra son oncle dans ses bras avec une certaine émotion mais sans crainte. Non seulement Lucky était immunisée contre l’attrait des éventuels tracas de sa famille, mais surtout, elle savait que son oncle était heureux, elle le sentait. Elle mit fin à l’étreinte bourrue de l’écossais qui émit d’énièmes recommandations qu’elle n’avait que trop entendue -mais qu’elle aimait toujours entendre-, ce à quoi elle répondit qu’elle n’était plus une enfant, avant de claquer un baiser sonore sur la joue de son aïeul, comme pour démentir ses propos. Elle attrapa son sac, réalisant qu’elle avait sans doute pris tout un tas de choses inutiles. Elle ne savait pas voyager léger. Elle rajusta son short en jean et son petit haut orange et se mit finalement en route.

Après quelques minutes de marche, Lucky remit ses sandales oranges et se retourna pour adresser un dernier signe de la main à son oncle puis reprit sa route, droit vers la Brume. Elle avança rapidement malgré les moult trébuchements dans des trous de lapins et sur des touffes d’herbe sèche et arriva, enfin, aux portes de la communauté. Impressionnée, la jeune femme était néanmoins déterminée à franchir le pas et s’enfonça dans la Brume tout de go, espérant que ce qui l’attendait n’était pas pire qu’à Chicago. Personne ne lui avait parlé de Quête et la Magie, hormis la sienne lui étant étrangère, c’est donc sans crainte majeure qu’elle avança dans la Brume.

A vrai dire, tout semblait effectivement indiquer qu'il n'y avait rien à craindre : lorsque la jeune femme pénétra dans la Brume, elle se retrouva rapidement sur une belle route de terre, certes environnée de brouillard, mais autour de laquelle on apercevait ça et là d'agréables pans de prairie verte parfois même mouchetée de fleurs des champs. La route aurait permis à deux vélos d'y circuler côte à côte sans problème. Pour parfaire l'agréable tableau, des pépiements discrets d'oiseaux et autres craquètements d'insectes bruissaient ça et là. Plus le chemin avançait et plus la végétation semblait riante. Les fleurs d'été étaient au plus beau moment de leur floraison, laissant éclater leurs corolles multicolores. Des papillons voletaient de l'une à l'autre, et allaient jusqu'à s'aventurer autour des mollets de la demoiselle.

Euh, attendez ? A y regarder de plus près, ce n'étaient pas du tout des papillons mais des fées fleurs qui, apparemment très intéressées par la nouvelle arrivante, faisaient fi de leur timidité naturelle et s'approchaient d'elle de plus en plus près, leur vol décrivant des circonvolutions rapides tout autour d'elle, comme pour à la fois l'approcher prudemment et l'inciter à continuer d'avancer avec elle. Les fées semblaient également murmurer entre elles, très excitées, produisant un discret mais incessant bruit de fond. Peu à peu, de ce bruit se détachèrent des mots plus distincts.

*Continue !*

*Courage !*

Et surtout, de façon de plus en plus insistante et répétitive :

*Surtout, ne quitte pas la route !*

Mais une Quête ne consistait évidemment pas à simplement suivre un chemin semé de fleurs, même pour un porte-bonheur. Tout autour d'elle, la Brume se dissiperait par épisodes pour lui laisser voir des situations où, manifestement, on avait besoin de son aide. Cruellement. La présence permanente des fées et leurs encouragements incessants suffiraient-ils à persuader Lucky de poursuivre sa route ?

[C'est à toi de voir, mais décris quelques épisodes et la réaction de Lucky]

Lucky déambula tranquillement et gagna bientôt un sympathique chemin de terre s’enfonçant dans une Brume, moins dense que ce qu’elle avait d’abord imaginé au loin. Elle avança donc à son rythme, observant avec sérénité tout ce qui l’entourait, le paysage, les pans de prairies entre deux brumes, l’herbe tendre qu’elle distinguait, les oiseaux et leurs chants joyeux, les papillons curieux. L’ensemble semblait lui chanter une mélodie douce et gaie qui résonnait en elle. Elle fit un ou deux sauts de danse, à mi chemin entre mimi-cracra et une danseuse étoile, avant de rire au frôlement d’un papillon sur son mollet. Elle était extrêmement chatouilleuse, de partout, à son grand dam et pour le plus grand bonheur de Kyle, son frère, qui a bien souvent usé de cette faiblesse pour parvenir à ses fins, le filou. Un autre froissement d’ailes dans son cou tira à Lucky une série de rires, mais elle réfréna fort heureusement à temps un réflexe peu aimable de se claquer le cou – elle perdait généralement tout contrôle de ses membres lorsqu’on la chatouillait – manquant d’écraser l’insecte.

Toutefois, au fur et à mesure qu’elle avançait, un petit brouhaha diffus pénétra les oreilles de Lucky. Il devait y avoir une école dans les parages. Et... Mais... bientôt elle entendit des mots clairs et intelligibles. * Courage ! * * Continue ! * Et...

- aaaaaaaaAAAAAAAAAAAAAAAHHH !!!

Lucky hurla de surprise lorsqu’un papillon voleta devant son nez et qu’elle réalisa que, non content d’avoir des ailes, ce petit papillon jaune avait deux petits bras et deux minuscules petites jambes et qu’il parlait. Qu’il lui parlait à elle !

Éberluée, choquée, ahurie, Lucky recula de quelques petits pas avant de se reprendre et, piquée par la curiosité, d’avancer à nouveau vers le petit essaim coloré qui voletait devant elle. Elle les regarda tour à tour quand ils se remirent à voler autour d’elle. Elle pointa même un doigt fin vers une fée fleur, toute de trèfle vêtue, qui évita son doigt avec grâce et lui conseilla simplement de ne pas quitter la route.
Trop ébahie pour parler et encore plus pour désobéir, Lucky suivit les petites fées sur le chemin, n’osant croire à ce qu’elle avait sous les yeux. Des fées ! Elle pouvait même entendre leurs tintinnabulements. Et puis leurs paroles se firent plus nettes encore, plus insistantes aussi. Et surtout, au fil de son avancée, son cœur se serrait d’une étrange façon. D’une façon qui ne pouvait se produire alors qu’elle était seule –ou presque- dans cette forêt. Elle continua à avancer mais la tristesse continuait de l’envahir alors que les paroles des fées se faisaient plus pressantes.

Et puis la Brume s’écarta, dévoilant sur sa gauche, une petite clairière avec en son centre, un enfant d’une petite dizaine d’année, agenouillé dans l’herbe verte, les cheveux en bataille et les joues ruisselantes, tenant dans ses bras un gros chien noir inanimé. Instantanément, Lucky eut les larmes aux yeux et arrêta sa marche, avant de faire un pas vers l’enfant. Les fées lui intimèrent de rester sur la route. C’était donc ça. Elles étaient de son côté. Elles l’aidaient à garder le cap. Mais elles ne comprenaient pas que Lucky était appelée par cet enfant. Elle pouvait ressentir sa tristesse comme si elle était sienne, d’autant mieux que celle-ci était vive. Le cœur de l’enfant semblait devenir sien et il aurait été si simple pour elle d’aller le consoler. De lui dire que son ami serait toujours là pour lui. Que cette enveloppe n’en était qu’une parmi tant d’autres et qu’il devait simplement chercher la nouvelle qu’avait choisi son ami pour les prochaines années. Mais Lucky tint bon. Elle ne devait pas céder à la moindre tentation. Elle ne devait pas utiliser ses dons à la légère. Alors, à contrecœur, Lucky se détourna de la clairière et continua d’avancer d’une façon déjà plus automatique, rendue triste par la perspective de laisser un enfant seul à son désarroi.

Il y eut d’autres visions auxquelles Lucky résista comme elle put, sous les encouragements des fées fleur. Elle évita de soulager une mère venant d’abandonner son nourrisson à l’orphelinat ; elle ne porta pas secours à un couple venant de se voir refuser l’adoption, ni à un jeune homme évincé par sa fiancée au profit de son meilleur ami. Et chaque fois que le chêne tendait ses branches vers le client, le cœur de Lucky se brisait un peu plus. Elle avait les yeux rougis et l’air plus aussi frais que quelques minutes (heures) auparavant.
Mais, lorsque l’on nous conseille de ne pas regarder en bas, on finit tôt ou tard par scruter le fond du précipice. Lucky ne fit pas exception à la règle.

Alors qu’elle était attirée par une énième vision, Lucky eut l’impression que son cœur allait lâcher. Elle n’avait pas l’habitude de réfréner sa nature et c’était bien plus dur qu’elle l’avait imaginé. Elle avança encore avant de découvrir, sur sa droite, un vieil homme seul assis sur un banc de fer, au pied d’un réverbère. Il ne disait rien, mais sa posture, malgré son dos voûté sous le poids des années, trahissait le reste de fierté d’une vie passée. Et Lucky pouvait sentir ce cœur brisé. Celui-là qui, brisé depuis longtemps, s’accrochait à la vie par principe. Celui qui, pour l’honneur, ne montrait rien. Un cœur énorme que personne ne voyait. Personne sauf elle. C’en fut trop pour Lucky. Elle ne supportait pas de voir les personnes âgées malheureuses. Aussi, malgré les prières des fées, malgré leurs suppliques et leurs petites mains qui tiraient –avec une certaine vigueur- les vêtements de Lucky, la jeune femme quitta le chemin de terre.

Prudente, elle fit d’abord un pas, puis, voyant qu’aucune herse ne venait l’empaler, avança avec douceur vers le vieil homme et finit par s’asseoir à côté de lui, sans un mot. Il la regarda, elle lui sourit d’un sourire qu’elle savait lumineux même si son cœur –à moins que ce ne fut celui du vieil homme- était en miettes. Et puis, quelques notes d’une mélodie douce flottèrent autour d’eux tandis que l’un et l’autre se regardaient désormais droit dans le cœur. Attirée comme par la lumière d’une bougie, Lucky tandis sa main vers l’homme qui accepta de la serrer dans la sienne sans poser de question, lui aussi comme hypnotisé par Lucky. Alors, le chêne, s’illumina d’une lueur dorée qu’eux seuls pouvaient voir mais ne regardèrent pas. Et Lucky, naturellement trouva la clef du bonheur de Max. Un bonheur simple, triste pour certains, mais doux pour Max. Après avoir chéri sa femme pendant des années, Max vivait dans l’attente de la rejoindre, où qu’elle soit dans l’au-delà. Et Lucky lui prédit que ce moment, « son » moment n’était plus bien loin. Cette promesse apporta tant de bonheur à Max qu’il sourit dans sa transe, tandis que Lucky lui tenait la main et qu’ils se fixaient tendrement. Il pouvait lire dans les yeux de la jeune femme et dans son cœur que son bonheur arrivait à grands pas. Alors, la peine, les souffrances quotidiennes qu’il vivait, tout s’évanouit, ne laissant dans son cœur que la promesse heureuse de rejoindre sa douce moitié. Et Max fut heureux. Quand leurs mains se lâchèrent, une petite feuille dorée s’envola sur le bras de Lucky. Max se leva, le dos un peu plus droit, comme allégé d’un poids qu’il ne supportait plus, et disparut dans la forêt, non sans un dernier regard pour Lucky.

Lucky qui fondit en larmes dès que la veste en tweed de Max eut disparut derrière un pan de Brume. Elle avait déjà eut ce genre de cas bien sûr et la fin était souvent le seul bonheur espéré par ces gens. Mais chaque fois, c’était un crève-cœur de leur annoncer que la mort qu’ils attendaient tant, arrivait. Et chaque fois elle finissait en pleurs, ne sachant ce qu’elle pleurait vraiment.

"Non, non, noooon ! Rhaaa, c'est pas vrai, ça fait deux fois cette semaine !" s'exclama une voix de derrière les fourrés. S'ensuivirent les échos lointains d'une discussion animée entre celui qui venait d'exploser et Max. Quelques instants plus tard, ce dernier réapparut effectivement de l'orée du bois, qui suivait tant bien que mal sur ses petites et vieilles jambes, tout en se confondant en excuses, un grand type noir qui avançait à grandes enjambées, l'air bien embêté, vers Lucky. Il portait un costume gris à fines rayures, probablement taillé sur mesure, sur une chemise fuchsia, qui laissait envisager de sacrées tablettes de chocolat là-dessous. Et il avait plus qu'un faux air de ressemblance avec Chris Rock.

"Désolé, désolé !" s'exclama-t-il une fois arrivé à la hauteur de Lucky. "Appelle-moi Charmant ; ou Prince ; ou Petit Lu", se présenta-t-il, avec un sourire ravageur, avant de s'emparer autoritairement de la main de la jeune fille pour y poser un baiser rapide. "Je suis vraiment pas fan de Chris, par contre", précisa-t-il en plissant le nez et en fronçant les sourcils l'espace d'une seconde. Il poursuivit sans lui laisser le temps de prendre la parole.

"Mais aussi, vraiment... Tu n'es pas possible !" fit-il en faisant "non" de la tête, d'un air agacé. Il avait également tendance à gesticuler, ce qui était relativement embêtant dans la mesure où il n'avait pas lâché la main de Lucky. "Si tu cours au secours du premier crétin venu, on y arrivera pas !"

En s'entendant traiter de crétin, Max émit de vagues protestations, mais petit Prince, Charmant Lu ou quel que soit son nom, au final, lâcha finalement le poignet de Lucky pour pointer sur le nez du vieil homme un index accusateur, tout en renchérissant.

"Parfaitement, un crétin ! Non mais c'est vrai, qui t'a demandé d'en faire autant ? Tu aurais pu au moins t'arrêter avant que..."

Devant l'air interloqué de Max, manifestement bien en peine de déterminer ce qu'il avait fait de mal, l'énergumène se frappa le front du plat de la paume, d'un air désespéré.

"Est-ce que tu te rends compte qu'elle a encore perdu une feuille dans l'affaire ? A ce rythme, elle n'arrivera pas sur Sywhaîd vivante ! Rhaaaa... C'est trop tard, maintenant, j'imagine. La prochaine fois, je viendrai en caleçon au lieu de prendre le temps de me saper, ça m'évitera d'arriver en retard !" marmonna-t-il pour lui-même avant de s'adresser à nouveau à son acolyte pour exiger de lui qu'il fasse des excuses "à la gentille demoiselle".

Encore un peu ahuri par le flux de paroles de l'autre bonhomme, et pas trop sûr de comprendre ce qu'il avait fait de mal, Max finit néanmoins par s'exécuter avec empressement en serrant son petit bonnet entre ses mains.

"Euh... Je... Mademoiselle Lucky, je... Je suis désolé, je croyais bien faire... Cette histoire de Quête, vous comprenez..."

Un cri de détresse tira Lucky de son désarroi. Elle releva la tête en direction des sous-bois, renifla fort peu élégamment et s’essuya le nez d’un revers de main automatique, alors qu’un fantasme sur pattes déboulait dans la clairière, tout gesticulant et jacassant, suivit du pauvre Max. La jeune femme haussa un sourcil inquiet et étonné, se demandant ce qui pouvait bien provoquer la... La quoi d’ailleurs ? La colère ? L’irascibilité ? La désolation du beau black. Il lui faisait penser à quelqu’un d’ailleurs... Elle avait son nom sur le bout de la langue... Chris ! Ouii, voilà ! Chris Rock ! Mais lui s’appelait... autrement. L’homme avait sorti une liste de surnoms tout droit sortis du panier de la ménagère, et Lucky se demandait encore laquelle de ces appellations était la bonne lorsque, d’autorité, Petit-Lu-Prince-Charmant lui saisit la main, la laissant muette et relativement terrorisée.

Le premier réflexe de l’américaine fut de tirer sur sa main pour échapper à l’étreinte impromptue du drôle de bonhomme qu’elle ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam. Réflexe acquis depuis quelques temps, quand elle avait réalisé que, dans certains cas, la chimie pouvait opérer, y compris par un simple contact physique. Depuis lors elle évitait le plus possible de serrer la main aux gens qu’elle rencontrait, à moins d’être relativement sûre qu’ils se portent bien. Elle tira donc sur sa main, mais Charmant ne desserra pas son étreinte –Prince à la noix ! Au lieu de ça, il la secoua comme un prunier et Lucky se demanda une fraction de seconde si l’on voyait la gélatine de ses avant-bras bouger en rythme ; un jour elle se mettrait au sport... peut-être. Elle reporta cependant bien vite son attention sur le discours de Chris-pas-Rock, alors qu’il la sermonnait, de toute évidence.

Un crétin ? Max ? Lucky était complètement dépassée par les événements et à en croire son expression ahurie, tâchait de faire le tri parmi toutes les informations que rassemblait son pauvre cerveau. Elle assista, interdite, à une scène irréaliste entre le pauvre Max et ce drôle de cookie gesticulant. Mais qu’est-ce qu’il lui prenait à ce type ?! Elle l’écouta blâmer le vieil homme, comme si son esprit observait la scène hors de son corps, trop béate pour réagir immédiatement. Elle ne comprit pas entièrement l’allusion à son retard, mais regretta que le petit Lu ne soit pas venu en caleçon, pensée qu’elle regretta également aussitôt, non sans rosir très très légèrement.

La gentille demoiselle ne reprit possession de son corps et usage de la parole, que lorsque Max tenta de s’excuser pour quelque chose qu’il n’avait pas l’air de comprendre plus qu’elle. Dans un geste rassurant, elle apposa ses mains sur celles du vieil homme, ne craignant désormais plus rien de sa part, et dit d’une voix douce :

- Ne vous en faites pas Max, vous n’avez rien fait de mal, je vous le promets. Tout ira bien. Vous êtes quelqu’un de bien, je vous assure, ajouta Lucky en dardant un regard noir sur son drôle de Prince.

Elle allait ajouter autre chose mais préféra se tourner vers l’importun.

- Sachez que je suis tout à fait capable de prendre mes décisions moi-même. Si j’ai envie d’aider quelqu’un je le fais, un point c’est tout, dit-elle vivement, en pointant à son tour un doigt accusateur sur cet homme aussi noir qu’elle était blanche. Je sais très bien ce qu'il peut m'arriver si j'aide les gens. Je sais que ça peut finir par sentir le roussi si je continue. Je sais à quoi m'attendre si vous en doutiez, mais ma vie ne regarde que m...

Lucky s’interrompit brusquement, se demandant tout à coup comment Lu était au courant de son tatouage magique.

- Euh... reprit-elle plus calmement, presque inquiète. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Quête ? Demanda-t-elle finalement, se souvenant des derniers mots de Max.

Petit-Lu accueillit les protestations vigoureuses de Lucky en silence, se contentant d'une moue prononcée. Il jetait de temps à autres des coups d’œil noirs au dénommé Max, qui semblait du coup hésiter entre ces derniers et les paroles rassurantes de la postulante sur l'attitude à tenir. Au final, il s'esquiva progressivement, à petits pas timides, avant de s'enfuir en courant une fois que quelques mètres l'eurent à peu près mis à l'abri d'une course-poursuite contre l'athlétique "Prince". Celui-ci ne remarqua pas ce manège, occupé qu'il était à écouter la demoiselle et, après avoir marqué un temps de surprise, à lui répondre.

"Eh bien... la Quête, bien entendu ! On ne t'a pas prévenue ? Nous devons te tester avant de te laisser entrer. Non parce que, c'est bien joli, tout ça, mais si tu viens à Sywhaîd pour jouer les wonderwoman à tout bout d'champ, ça n'va pas faire avancer le schmilblick. Et crois-moi, ça ne vaut pas le coup de se priver de milk-shakes au chocolat pour ça."

Lucky secoua la tête. Non, de toute évidence on n'avait pas trouvé utile de lui parler de certaines choses élémentaires… Comme passer un test d’entrée par exemple. Elle n’eut toutefois pas le loisir de réfléchir outre mesure à la question car Lu n’en finissait plus et passait de wonderwoman aux milk-shake sans qu’elle saisisse un traite mot de ce qu’il racontait.

A l’idée de passer un examen son corps s’était instantanément arrêté et mis en mode « angoisse et préservation ».  Elle avait les mains moites, des bouffées de chaleur bien avant l’heure de la ménopause et la bouche pâteuse. Seigneur ! Elle avait toujours eu les examens en horreur ! Elève moyenne et assez peu confiante durant sa jeunesse, Lucky avait gardé quelques réflexes de cette époque qu’elle pensait révolue.

Elle jeta un regard inquiet à son « Prince » alors que les mots qu’il venait de prononcer commençaient à prendre sens dans sa tête, sans qu’elle fasse toutefois le lien avec les milk-shakes au chocolat (sans doute une lubie d’autochtone). Finalement son cerveau accepta de coopérer et Lucky récupéra tout ou partie de ses facultés mentales.

- Loin de moi l’idée de vouloir jouer les Wonderwoman, c’est promis. Je porte très mal le latex.

Son visage s’empourpra immédiatement à l’idée que le beau black puisse interpréter ses propos autrement qu’au sens propre.

- Hem… Euh, et sinon c’est un test de quel genre ? Il faut… Il faut répondre à des questions ? Ce genre de choses ? Ajouta-t-elle dans la foulée en fixant tour à tour Petit Lu et le bout de ses sandales.

Foutu teint de rousse !

"Heeey, sweetie, sweetie, sweetie. Du calme. Relax", répondit le bel éphèbe, en obligeant de l'index son interlocutrice déconfite à relever la tête pour le regarder dans les yeux, voire dans son sourire ultra-brite, spectacle tout de même plus rassurant qu'un bout de paire de sandales, non ?

Ôtant son doigt de sous le menton de Lucky pour poser ses mains sur ses hanches, il poursuivit sur cette tonalité mi-amusée, mi-rassurante :

"Ne va pas t'imaginer qu'on va te faire affronter des dragons à trois têtes ou manger 3 kilos de saucisses de Toulouse, ou..."

Il s'interrompit un instant, rêveur, semblant considérer avec un soudain intérêt cette dernière hypothèse avant de rapidement secouer la tête en guise de dénégation.

"Mmh, naaan, ça n'avancerait pas à grand-chose. Mais à ton avis, pourquoi crois-tu que Peti-Lu s'amuse à inventer des routes magiques bondées d'attrapes-empathiques dans ton genre ?"

Il éclata d'un rire joyeux à la vue de l'expression de la jeune femme, et lui tapota gentiment l'épaule.

"Bon. Je te crois de bonne foi quand tu affirmes que tu ne te laisseras pas piéger par ce genre de... fadaises", fit-il en désignant d'un geste vague de la main le banc où Lucky avait réconforté le dénommé Max. "Mais vu ce que tu dis sur le latex, je me dois de douter un petit poil de tes capacités de jugement, ma belle. Fi du blabla, convainc-moi !" s'exclama-t-il en battant des mains. Aussitôt, la route derrière la postulante continua de se prolonger d'environ deux cent mètres, au bout desquels on distinguait une sorte d'arche de pierre. Petit Lu posa sa large main sur le sommet de la tête de la demoiselle pour tourner cette dernière dans la direction de l'arche.

"Tu as le droit à un deuxième essai. L'épreuve consiste simplement à aller jusqu'à l'arche. SANS QUITTER LA ROUTE, cette fois, right, sugar?"

Il s'éloigna à reculons de son interlocutrice.

"Sywhaîd est juste derrière l'arche. Bon courage ! Oh, et j'oubliais..."

L'éphèbe claqua dans ses doigts juste avant de disparaître dans un joyeux éclat de rire. Il avait conclu son intervention en revêtant la jeune fille d'une combinaison de latex noire qui, objectivement, ne lui allait pas mal du tout.

Loin de la calmer, le contact tiède de l’index de Lu sur sa peau, électrisa Lucky. Il faut dire que depuis que ses symptômes empathiques avaient empirés elle ne s’était pas accordé beaucoup de plaisir, et surtout pas en compagnie d’un homme. Cela impliquait bien trop de contacts pour qu’elle s’y autorise.

Heureusement, la caresse s’interrompit avant que les joues de Lucky ne virent au cramoisi et elle eut même le loisir de sourire en pensant à une épreuve d’avalage de saucisses. Elle ne connaissait pas Toulouse et aurait été bien en mal de situer la ville sur une mappemonde, mais savait maintenant qu’on y faisait des saucisses. Bien qu’appréciant la gastronomie, l’idée de s’en enquiller trois kilos n’emballait qu’à moitié l’américaine. Elle retint inconsciemment sa respiration en voyant que Lu y songeait sérieusement ; avant de soupirer de soulagement lorsqu’il abandonna l’idée. Y avait-il des candidats qui avaient dû en passer par là ? Seigneur.

A la question de Lu, la jeune femme secoua la tête d’un air légèrement désemparé et perdu. Non elle ne savait pas pourquoi il existait de telles routes. Elle ne s’était même pas dit que les gens quelle avait rencontrés quelques minutes auparavant n’aient pu être là autrement que par hasard. Naïvement elle avait cru à simple une coïncidence. Des gens elle en croisait tous les jours et tous avaient des problèmes plus ou moins important. Elle n’imaginait pas que Sywhaîd fut peuplée uniquement de gens heureux et « sains ». La communauté devait bien comporter quelques brebis galeuses… Après tout, on était en Ecosse tout de même…

Les paroles rassurantes de Lu, Lucky ne les entendit que d’une oreille. Elle les comprit néanmoins et pivota en même temps que sa tête vers le sentier derrière elle. Au loin, elle distinguait effectivement une arche de pierre. Ça lui rappelait un film qu’elle avait vu un jour mais elle ne parvint pas à mettre un nom dessus. Machinalement elle hocha la tête à la question de Petit Lu, avant de se retourner brusquement vers lui comme si elle venait de comprendre la consigne (ce qui était finalement le cas).

- Je dois vraiment y retourner ? Demanda-t-elle, plus pour tester la réaction de Lu (sait-on jamais, sur un malentendu), que pour se défiler de la tâche.

Au sourire entendu que l’apparition lui rendit, Lucky sut qu’elle ne pouvait argumenter bien longtemps. Elle regarda son Prince disparaitre et allait répliquer quelque chose lorsqu’elle sentit sa poitrine étouffer (oui, sa poitrine respire seule). Elle baissa alors les yeux et découvrit avec horreur (et malice) que Lu l’avait prise aux mots. Mon Dieu : une combinaison de latex. Quel accoutrement ridicule ! Ne manquait qu’une cravache et un masque noir pour qu’on hésite entre Catwoman ou Maitresse Lucky. Encore qu’avec ses formes généreuses et sa petite taille, on la comparerait sans doute moins à un chat qu’à une dominatrice.
Elle tenta de tirer dessus, tant pour tester l’élasticité de la combinaison ultra-moulante (on ne portait pas ce genre de machins tous les jours) que pour voir si le tissus avait fusionné avec sa peau ou non. Elle n’obtint qu’un bruit de succion du caoutchouc et se pinça désagréablement. Elle jeta également un coup d’œil inquiet aux jambières de cuir noir à talons hauts qui complétaient la tenue : pourrait-elle marcher avec et surtout… pourrait-elle un jour les ôter ?

Balayant ces futilités d’un geste de bref, Lucky inspira un grand coup par la bouche et expira de même. Elle prit (plusieurs fois) son courage à deux mains et finalement se lança.

D’abord elle ne vit rien. Rien d’autre que la végétation locale : arbres, herbe, champignons, etc. Cela la rassura un poil mais elle perdit vite de sa superbe en apercevant la première silhouette au bord du chemin.

Un enfant âgé de deux ans tout au plus était assis tout seul dans l’herbe. Son genou était éraflé et il pleurait à chaudes larmes. Il appelait sa mère mais personne n’accourait. Il appelait son père, sans plus de réponse. Sans pour autant avoir quitté le sentier, Lucky était juste à côté de l’enfant en pensées. Elle faillit esquisser un geste mais se retint en se disant qu’après tout, le bambin finirait par retrouver son chemin. Ou bien quelqu’un le trouverait… S’il pleurait juste un peu plus fort, c’est sûr ses parents l’entendraient, ou un oncle, ou une tante, ou n’importe qui d’autre qu’elle. Finalement, elle détourna le regard et avança tout droit avec un léger poids sur le cœur.

Quelques mètres plus loin, elle aperçut, sur sa droite, une clairière baignée de lumière. En son centre se tenait une sorte de table drapée de blanc sur laquelle était allongée une silhouette, entourée d’une dizaine de personnes. A bonne distance, Lucky ne voyait pas grand-chose mais le chagrin des personnes en deuil à quelques mètres de là faisait écho au plus profond de son cœur et elle comprit qu’elle avait à faire à une veillée mortuaire. D’ordinaire, elle parvenait facilement à s’occuper des familles frappées par le deuil. Elle trouvait les mots qu’il fallait, les mots qu’ils attendaient. Mais là, Lucky se sentait impuissante. Elle ne pouvait pas y aller et pourtant ce n’était pas faute d le souhaiter. Elle s’obligea à fermer les yeux et à détourner ses pas sur le chemin qu’elle n’avait pas quitté. Elle avança encore, avec l’impression d’avoir une pierre sur le cœur.

Elle passa devant plusieurs scènes, tantôt loin d’elle, tantôt à deux pas seulement. Elle ne consola pas un étudiant ayant raté le concours le plus important de sa vie ; elle ne rassura pas une mère sans nouvelles de son enfant depuis des mois ; elle ne put pas rejoindre un couple au chevet de leur enfant malade et les réconforter, tout comme elle s’exhorta à ne pas courir vers un groupe de rescapés d’un typhon qui venaient de tout perdre.

Chaque fois, la tentation était plus grande et s’accumulait avec la frustration de n’avoir pu aider la personne précédente. Mais chaque fois, Lucky prenait sur elle. Elle s’imposait une posture de plus en plus rigide et figée. Ses muscles se crispaient, ses traits se faisaient de plus en plus tendus et elle s’infligeait une immobilité à deux doigts de la pétrification, tant qu’elle n’avait pas les idées claires quant à son objectif initial : elle devait aller à Sywhaîd pour pouvoir continuer à aider les gens dans le besoin. Pour autant, sa survie lui semblait bien peu face aux malheurs des pauvres hères qu’elle croisait. De léger, le poids devint enclume et Lucky fut bientôt envahie de remords, de regrets, l’un, l’autre ou peut-être bien les deux. Elle se sentait égoïste et sale d’avancer sans venir en aide à tous ces gens. Détourner le regard devint bientôt un supplice pour la jeune femme.
Jamais deux cent mètres ne lui avaient paru si longs et, une fois arrivée au pied de l’arche de pierre, l’américaine s’effondra à genoux, prit son visage dans ses mains et fondit en larmes, oublieuse de tout ce qui n’était pas douleur.

Bientôt Lucky sentirait sur ses joues humides la fraîcheur d'une brise automnale authentique ; sitôt qu'elle eut atteint l'arche de pierre, les fantasmagories de la Brume avaient en effet laissé place à la trivialité de la Lande sywhaîdienne d'un début de matinée. Plus loin, là-bas, du côté des bâtiments, des villageois avaient très certainement commencé leur journée depuis un moment. Avant de les rejoindre, Lucky pourrait récupérer deux paquets laissés là à son intention, et soigneusement empaquetés dans une flanelle épaisse très couleur locale pour les préserver de l'humidité des herbes hautes : une boîte remplie de petits biscuits, une autre de jolis mouchoirs en tissu multicolores.