[Corvée] Pom' Pot' la compote

Corvée de compote. C'était un truc qui convenait somme toute plutôt bien à Ines. En maman poule, elle avait vite appris à faire des compotes d'un peu tous les fruits possibles, en même temps que les purées, et autres tambouilles pour son bambin. Evidemment, les quantités diffèreraient grandement, puisqu'il s'agissait de nourrir toute la communauté, mais elle ne serait pas seule, a priori. Même si la tenancière des cuisines leur laissait la place pour s'occuper de sa fille, ce qu'elle comprenait très bien. Pour sa part, elle avait été particulièrement inactive pour la communauté quand Tonino avait été grippé. Une simple grippe, oui, même si elle avait eu terriblement peur que ce soit plus que ça, parce qu'en dépit de tout ce dont elle tentait de se persuader, il n'était pas un petit garçon comme les autres. Il allait mieux, à présent, et elle pouvait de nouveau se consacrer à autre chose, comme il passait certaines journées auprès de Charlie, la rousse, avec les autres enfants.

Alors c'est sereinement qu'elle avait poussé la porte des cuisines, pour y retrouver le singulier personnage qui l'accompagnerait dans cette corvée. Certes, elle l'avait déjà croisé dans la Lande. Certes, elle était la maman d'un petit garçon mi-selkie - elle avait appris d'Anton la nature de son fils, qu'elle ignorait jusque-là. Mais elle devait bien avouer que tenir compagnie à un squelette, ça restait quelque chose qui ne la mettait pas vraiment à l'aise. Comme la plupart des créatures qui peuplaient Sywhaîd et qu'elle ne connaissait pas avant de mettre les pieds dans la Brume.

Elle lui adressa un sourire, pourtant, ne serait-ce que par politesse.

- Bonjour. Je suppose que si vous êtes là vous aussi, c'est qu'on va oeuvrer ensemble pour les compotes ?

Elle n'était pas super à l'aise, mais ça n'était pas une raison pour le faire ressentir à son interlocuteur, et elle s'efforça même de tendre une main devant elle, pour le saluer d'une poignée de main tout ce qu'il y a de plus classique, avant de se mettre à l'oeuvre. Les pommes n'attendaient plus qu'eux.

La compote était également quelque chose qui seyait fort à Orpheo, comme de reste tout ce qui pouvait s'apparenter (même d'assez loin) à une activité culinaire. Et contrairement à Ines, il ne trouvait rien d'inopportun à sa propre présence, bien au contraire ; c'était d'ailleurs une passion toute posthume, chez lui, que la gastronomie; Ce qui, bien sûr, ne manquait pas d'une certaine ironie tragique, notre macchabée étant hélas bien incapable, désormais, de savourer des préparations qui, malgré tout, s'avéraient absolument délicieuses (quoique parfois quelque peu audacieuses). Enfin, la sage, raisonnable Ines serait là pour calmer les ardeurs du maestro s'il prenait à ce dernier l'envie de tester une recette de chutney prune-perche fumée du loch.

Sans paraître remarquer une certaine gêne chez sa partenaire de corvée du jour, le squelette, ce jour-là affublé d'une toque posée en équilibre sur son crâne lisse et d'une grande blouse immaculée sur laquelle étaient brodées en fil émeraude ses initiales, adressa à celle-ci un sourire absolument radieux, répondant avec sa jovialité ordinaire à la question posée.

"Assurément, chère ! Orpheo Bang, pour vous servir. Et avec qui aurai-je l'inestimable bonheur de me livrer à cette délectable activité ?"

L'espagnole était loin de se douter de la capacité toute singulière de son camarade à toucher à tout ce qui s'apparentait à de la cuisine. A vrai dire, elle avait bien du mal à l'imaginer à l'oeuvre. Et nul doute que s'il se décidait à mélanger des ingrédients un peu trop... hétéroclites, elle se risquerait à mettre le holà. Certes, des mélanges de fruits et d'ingrédients salés pouvaient exister. Mais il fallait quand même que le fruit de leur travail puisse être mangé par l'ensemble de la communauté et pas seulement par les estomacs sur pattes les plus téméraires. Pour ça, elle en visualisait bien un, un jeune homme qu'elle avait vu engloutir un peu tout et n'importe quoi dans le réfectoire et qui lui laissait un arrière-goût de dépit : mais comment faisait-il pour engloutir tout ça et rester aussi svelte ? Il y avait vraiment des injustices dans ce monde, et elle ne connaissait quelques-unes. Pour sa part, un peu trop de sucreries et ses hanches s'arrondissaient facilement. Sans compter le léger détail qui faisait qu'elle ne pouvait pas avoir d'enfant, mais passons.

Elle nota le nom de son camarade de corvée comme elle aurait relevé celui de n'importe qui et lui répondit tout aussi aimablement qu'elle avait engagé la conversation.

- Ines Dos Santos Ferrera... Mais gardons simplement Ines en tête, ça sera plus simple.

D'autant que si elle avait dû se présenter entièrement, elle eût dû ajouter ses autres prénoms... Ce qui commençait à faire assez long pour la lande écossaise. Elle songea un bref instant qu'elle devrait peut-être, un jour, choisir de se faire appeler Ines Dos Santos, ou Ines Ferrera, pour simplifier la vie des sywhaîdiens, mais n'en avait cependant pas le coeur. Ses deux noms de famille représentaient ses origines, et elle n'avait pas vraiment envie de les tronquer, même pour un simple sujet de présentation protocolaire.

- Par quoi commençons-nous ?

Parce que les présentations, c'était bien joli, mais ils n'étaient pas là (que) pour ça. Et embrassant la pièce du regard, elle chercha à déterminer mentalement ce par quoi elle pourrait commencer.

"I-nes", répéta le squelette, en hochant la tête consciencieusement. A l'entendre, on aurait dit que ces deux syllabes nécessitaient bel et bien un effort de mémorisation conséquent. Rien n'indiquait dans son expression qu'il se moquât en quelque manière que ce fût de son interlocutrice. Peut-être était-ce au contraire une façon de signifier qu'il comptait tout particulièrement retenir son prénom à elle, ou à en goûter la sonorité particulière, cette douceur des voyelles venant, in extremis, buter sur le piquant du "s".

Mais une fois de plus, on ignorerait sans doute ce qu'Orpheo cachait dans cette grosse caboche creuse qui était la sienne. On n'était pas là pour faire de la linguistique mais, comme le rappelaient les montagnes de pommes qui entouraient nos zoziaux, pour faire de la compote. Et pour ce faire, il fallait commencer par...

"Le choix des armes !"

En guise de réponse à la question d'Ines, le maestro dégaina deux... couteaux économes. Bah, oui, évidemment, il aurait pu sortir les sabres de pirate pour faire plus chic et plus original, mais pour éplucher ça n'était vraiment pas le plus commode. On allait donc rester classique, une fois n'était pas coutume.

Mais qu'Ines se rassure, son partenaire du jour semblait d'humeur aussi excentrique qu'à l'ordinaire. A peine prit-il le temps de tendre son instrument à la jeune femme que, déjà, la longue silhouette dégingandée sautillait en direction des pommes, triées pour l'heure en variété. Il se penchait vers elle pour les examiner de plus près, les soupesant, les faisant rouler entre ses phalanges.

"Je n'sais pas ce que tu en penses, mais je pense qu'il faudrait mixer les variétés pour doser l'acidité et les textures", expliqua-t-il. Mais dans son enthousiasme, il faut bien reconnaître qu'il ne semblait pas se préoccuper réellement de l'avis de sa consœur : déjà, le maestro, virevoltait de droite à gauche pour piocher, ici une, là deux pommes pour les rassembler en un petit tas hétéroclite.

"Personnellement, je verrais bien..."

D'un dernier bond, notre squelette ajouta une dernière granny smith au sommet de la pyramide.

"...voilà. Ce genre d'équilibre. Avec un soupçon de cannelle ou d'orchis vanillé, ça serait tip top hip hop. Qu'en penses-tu ?"

Pour le coup, joie, miracle, Orpheo darda bel et bien ses orbites vides vers la demoiselle et... se tut. Parole ! Il était bel et bien à l'écoute !