I'm A Mother Not A Bride

Malgré ces chaudes journées d'été, Inès s'acquittait sans mal des corvées qui lui étaient confiées. Elles étaient plus rares que le reste de l'année, cela dit, et la sage-femme n'aimait guère rester inactive. Surtout quand Tonino était avec les autres enfants ou auprès d'un professeur... Alors elle trouvait toujours à s'occuper, d'une manière ou d'une autre. Il y avait eu du linge à repriser, à repasser, le grand ménage - qui avait déjà eu lieu au printemps, mais passons - de leur petite maison, et diverses bricoles à droite ou à gauche à travers la lande.

Cet après-midi, elle avait fini par se décider à quitter son domicile pour rejoindre l'école et ses cuisines. Après un détour par le verger, cependant, où elle avait passé un moment à récolter des cerises - et à y éviter les guêpes gourmandes qui avaient eu la même idée qu'elle. A présent, c'était autour des fourneaux qu'elle s'affairait. En maman-poule, elle imaginait déjà servir le clafoutis qu'elle s'était décidée à préparer sur un coup de tête à son bout de chou - car malgré tout, elle continuait à le qualifier de sien - et aux autres enfants qui passeraient - peut-être - par la maison un peu plus tard.

Elle ne s'attendait pas à avoir de la visite. A vrai dire, malgré sa nature plutôt avenante, elle ne s'était pas vraiment habituée aux Sywhaîdiens, et il y en avait peu qui pouvaient entrer dans la case "amis". Peut-être aussi parce que son entrevue avec le père de son fils lui avait laissé un sentiment désagréable. Pas qu'Anton fût lui-même désagréable, simplement, elle avait le sentiment de l'avoir catapulté dans un monde tourmenté en lui apprenant l'existence de son fils. Et elle n'aimait pas avoir le mauvais rôle. D'autant qu'elle ne s'imaginait pas lui abandonner Tonino - ce qu'il ne lui avait d'ailleurs pas demandé, bien qu'elle y songeât souvent.

Alors quand la porte des cuisines s'ouvrit, c'est avec un regard étonné et un sourcil haussé qu'elle accueillit la nouvelle arrivante. Hasard ? Peut-être. Ou peut-être que non. Dans le doute, elle hocha simplement la tête avec un léger sourire, et reprit son travail qui consistait à dénoyauter consciencieusement les cerises les unes après les autres.

C'était le problème des parties communes ; on ne pouvait jamais compter avec certitude qu'on y serait seul. Bien plus, conformément au principe de la loi de Murphy, on avait même toutes les chances de se retrouver nez à nez avec quelqu'un qu'on n'avait pas spécialement envie de croiser. En l'occurrence, Ines n'avait sans doute pas prévu de voir apparaître dans l'encoignure de la porte le minois certes charmant de la Charlie que l'on disait "la brune" lorsqu'il fallait la distinguer de sa rousse homonyme. Oh, la brunette, donc, n'était pas quelqu'un de spécialement désagréable ; Ines aurait pu tomber sur bien pire (des chauves misanthropes, au hasard). Mais Charlie était tout de même dotée d'un certain caractère, et elle pouvait avoir méchamment tendance à se mêler de ce qui ne la regardait pas, comme l'Espagnole ne manquerait pas de s'en rendre compte, si elle ne l'avait déjà remarqué.

Ce jour-là, Charlie avait été chargée par le gérant de faire quelques cueillettes au potager, et c'est les bras alourdis par des paniers de courgettes -légume particulièrement invasif- qu'elle faisait son entrée dans les cuisines. Le gérant lui avait également spécifié que, pour un goût optimal, les produits devaient de préférence être cueillis à l'aube ou au crépuscule, mais la demoiselle avait, pardon, mieux à faire de ses matins et plus encore de ses nuits. Allons, on n'allait pas en faire une montagne, non plus : une courgette, ça restait une courgette. Déjà bien contente d'avoir renoncé à se défiler d'une corvée qui lui avait fait faire une tache de terre malencontreuse sur la fesse droite de son short rouge, la coquette jeune femme arrivait aux cuisines avec aux lèvres un sourire triomphateur, sans la moindre once de culpabilité, bien au contraire. Celui-ci se mua en étonnement ravi à la vue de la discrète mère de famille.

"Oh, salut !" s'exclama-t-elle en déposant sans trop de précautions son lourd et terreux fardeau sur le plan de travail le plus proche, peut-être précisément celui où Ines avait prévu de poursuivre l'opération pâtisserie. Malheureusement, Charlie était un peu trop intéressée par sa petite personne pour se soucier de ce genre de détails. Elle se dirigeait déjà vers les éviers, pour tâcher d'enlever la terre incrustée sous ses ongles. Heureusement qu'elle n'avait pas fait de manucure, mais elle devrait sûrement remettre du vernis. Un petit chemisier blanc à manches ballon, les cheveux coiffés en deux couettes basses par de longs rubans rouges à pois, elle était comme (presque toujours charmante. Peut-être trop sophistiquée au goût de certains, mais c'étaient des jaloux, n'est-ce pas.

"Qu'est-ce que tu nous prépares de beau ?" demanda-t-elle en jetant quelques coups d'œil gourmands en direction des cerises en cours de dénoyautage.

"Cool !" répliqua laconiquement Charlie, d'un ton joyeux mais pas vraiment étonné, comme si le genre de petites faveurs que venait de lui faire Ines allait de soi. La Québécoise avait toujours eu un petit côté enfant gâté, qu'elle ne reniait pas une fois passée à l'âge adulte, bien au contraire. Et pourquoi en aurait-il été autrement, alors que la vie semblait décidée à sourire à tous points de vue à l'heureuse demoiselle ? Un clafoutis n'était qu'une douceur de plus, assez dans le ton d'une existence à tous points de vue délicieuse. Ceci dit, Charlie restait quelqu'un d'à peu près fréquentable dans la mesure où, a contrario, elle ne considérait pas la moindre contrariété comme une insupportable erreur dans le grand plan que les dieux et autres fées fleurs avaient créé pour elle. Et c'est toujours le sourire aux lèvres qu'elle grattait la terre restée sous ses ongles, tout en observant d'un œil gourmand les opérations de la cuisinière. Miam, du beurre, du lait... mine de rien un "simple" clafoutis prenait des allures d'événement peu ordinaire, sur Sywhaîd, surtout en fin de saison. A moins d'apprécier la saveur aigrelette des préparations au lait de brebis, bien entendu. Mais Ines semblait avoir déniché des ingrédients bien pas-de-chez-nous. Plus cela allait, plus Charlie en salivait d'avance.

Même si la Canadienne se sentait bien étrangère à ce sourire gaga arboré par son interlocutrice à la mention de sa progéniture, elle devait bien reconnaître que le petit Tonino avait bien de la chance. Et elle se demanda si c'était pour ses qualités culinaires qu'Ines avait si fréquemment droit à la visite du plus âgé des menuisiers. Ca y est, la commère reprenait le dessus. Il faut dire que le sort du meilleur ami d'Esteban, pardon, de SON Esteban, était l'une des principales préoccupations de Charlie depuis son arrivée sur la Lande. En gros, elle avait essayé de le caser avec toutes les femmes du coin. Ces derniers temps, elle avait cru comprendre qu'il s'était finalement rapproché de la trapéziste ; néanmoins, par ailleurs, il continuait d'aller rendre visite de manière un peu trop fréquente pour ne pas être louche l'Espagnole. Elle imaginait mal le menuisier courir deux lièvres à la fois mais, à vrai dire, ces derniers temps, elle avait fini par avoir du mal à l'imaginer avec qui que ce soit tout court. Désespérée, la pauvre marieuse ; et désormais... un peu décontenancée.

Ines faisait partie des rares personnes qu'elle n'avait pas essayé de refourguer à Tony. Non pas parce qu'elle aurait estimé celle-ci trop laide ou trop idiote pour le menuisier, mais simplement parce qu'elle était mère de famille, et qu'au vu des drames personnels qu'avait déjà rencontrés l'homme-à-caser, Charlie estimait qu'il était trop tôt pour ficher un gamin dans les pattes de ce dernier. Apparemment, elle avait eu tort. Néanmoins, cela continuait de l'inquiéter. Et s'il arrivait maintenant quelque chose à Tonino ? Et si Ines essayait de jouer avec Tony, de se l'attacher par ce biais ? Elle ignorait bien sûr que celui-ci avait été père, ne s'était pas remis de la mort de sa petite fille, et risquait fort de se lier un peu trop à un gamin pas trop moche ni pénible. Il fallait qu'elle se renseigne sur les intentions de la jeune femme. Mais la subtilité, même dans son écriture, ça n'était pas toujours son fort. Et puis elle n'avait pas le temps de se demander comment annoncer la couleur : si elle attendait trop, Ines risquait de lancer la conversation sur, au hasard, son gamin ; très peu pour Charlie, non merci.

"Alors, alors, Ines. Comment vont les amours ?"

Ines fut quelque peu surprise que son interlocutrice fortuite ne fût pas plus surprise que ça de l'attention qu'elle avait à son égard. Elle n'en souffla mot, pourtant, se contentant de préparer la pâte à clafoutis consciencieusement. Au moins, malgré tout, ça avait l'air de lui faire plaisir, c'était déjà ça. Et c'était le but, alors tout allait bien. Et même si la cuisine n'était, à son sens, pas le meilleur endroit pour gratter la terre qu'elle avait sous les ongles après avoir ramassé quantité de courgettes, une fois encore, elle garda le silence. Elle avait assez à faire pour sa part pour ne pas s'occuper de l'éducation d'une jeune femme déjà adulte et qui, de toute façon, n'avait aucun lien de parenté avec elle.

Elle était cependant à mille lieu d'imaginer ce qui traversait l'esprit de Charlie. Oui, certes, elle était venue dans la Lande pour Anton, et il lui rendait souvent visite depuis qu'elle lui avait annoncé son lien avec Tonino. De là à imaginer qu'il pût y avoir quelque chose entre eux... Non, la sage-femme était très loin du compte. Elle ne faisait que permettre au père de son fils de tisser des liens avec lui, parce que c'était dans l'ordre des choses et qu'elle ne concevait pas de le laisser dans l'ignorance. Et sa compagnie n'était pas désagréable, fort heureusement, parce qu'elle n'aurait pas aimé être à couteaux tirés avec quelqu'un devant son fils. Et puis c'était tout, rien de plus.

Alors quand la brunette lui posa de but en blanc sa question, alors que, somme toute, elles ne se connaissaient quasiment pas, elle releva deux billes sombres étonnées sur Charlie.

- Les amours ? balbutia-t-elle. Je ne vois pas de quoi tu veux parler...

A vrai dire, les amours, ça n'existait plus depuis Breannan. Alors oui, il fallait bien l'avouer, la présence d'un homme dans sa vie lui manquait. Mais elle n'était pas du genre à se focaliser là-dessus, et pour plusieurs raisons. D'une, elle ne voulait pas d'une histoire sans lendemain, les aventures passagères, ça n'avait jamais été son fort. De deux, parce qu'elle se voyait mal débarquer dans la vie d'elle-ne-savait-trop-qui avec déjà un fils, dont elle aurait bien du mal à expliquer l'origine. De trois, parce que si toutefois elle avait réussi à l'expliquer, il aurait fallu faire accepter la présence récurrente du père de Tonino, et ça, ça compliquait grandement les choses. Et de quatre, parce que si jamais avec tout ça elle avait réussi à construire quelque chose avec quelqu'un, il aurait fallu aussi que ce quelqu'un accepte l'idée de ne jamais avoir d'enfant lui-même. Alors non, vraiment, c'était quelque chose dont elle tâchait de ne pas se préoccuper. Même si ça manquait, parfois, de pouvoir se lover dans les bras de quelqu'un, et dans ces cas-là, Breannan lui manquait terriblement.

Elle avait été blessée qu'il refusât d'élever Tonino avec elle. Elle y pensait encore, parfois, et se demandait ce que ça eût donné, s'ils étaient restés ensemble. Peut-être qu'elle ne fût jamais venue ici, dans la Noble Lande, à la recherche du père de son fils, parce qu'il eût déjà eu un père d'adoption. Peut-être. Mais rien n'était certain et ça ne rimait à rien se poser ce genre de question. Avec des si, comme on dit...

- J'ai bien assez à faire pour ne pas en plus m'encombre d'un homme, répondit-elle pourtant. Et je ne vois pas très bien en quoi ça te regarde...

Son ton n'était pas véhément, plus étonné qu'autre chose. Mais assurément, c'était un sujet qu'elle n'avait pas vraiment envie d'aborder.

Charlie ne put réprimer un haussement de sourcils appuyé, assorti d'un petit sourire coquin, lorsqu'Ines affirma ne pas savoir de quoi elle voulait parler. Elle sembla l'espace d'un instant considérer la jeune femme d'un air de se demander si, vraiment, cette dernière était aussi... étrangère au concept d'amours qu'elle le prétendait. A vrai dire, il fallait reconnaître qu'avec ses grands yeux bruns languides, sa pénible gentillesse et sa manie de faire des petits gâteaux, elle avait un peu le sex-appeal d'une gentille grand-mère aux yeux de la frivole Canadienne. Mais euh, minute papillon, précisément, le clafoutis, là, c'était pour son petit garçon, à la base, qu'elle le cuisinait, non ? Elle n'allait tout de même pas raconter qu'elle était comme la vierge Marie, la cocotte : non, les "amours", elle devait bien avoir dépassé le stade de la petite graine du jardinier, savoir comment on faisait les bébés et, par là, ce que c'était que "les amours". Ho, on la lui faisait pas, hein !

Charlie se retint de rire, et même de répliquer quoi que ce soit, ce qui était de sa part une assez jolie preuve de maîtrise de soi. Elle laissa dire, tout en se grattant les ongles, l'œil pétillant. A ce prix là, elle pouvait sortir le dissolvant, mais elle préférait tout de même tout faire pour sortir des cuisines les doigts bien propres, à défaut d'avoir une manucure impeccable. Son regard déviait en douce vers la pâtissière, et pas pour repérer en douce la recette du clafoutis, mais bien pour tâcher de déceler les sentiments qui s'agitaient entre les boucles brunes. Ines semblait réellement un peu embarrassée par la question. Peut-être son interlocutrice aurait-elle dû s'en vouloir, mais à la vérité cela ne la rendait que plus méfiante. Elle n'avait pas confiance en ce genre de fausses prudes, comme elle l'avait d'ailleurs fait remarquer à Esteban lorsqu'ils avaient croisé la blonde du barman en entrant prendre un verre au pub. Sous ses airs d'inconséquente dilettante, Charlie savait observer ; à défaut de deviner ce que pensait Ines, elle pressentait que celle-ci avait des choses à cacher, un passif certain -bon, ok, on pouvait dire ça d'à peu près tout le monde, sur Sywhaîd, sans trop courir le risque de se tromper.

Et finalement, elle avait accepté de répondre à la question un peu franche, certes, de Charlie. Et de prouver, du même coup, qu'elle n'était pas non plus du genre à se laisser si facilement démonter par une interpellation un poil déstabilisante. Seulement, la Canadienne, elle avait également du répondant. Elle ne se laissait pas si facilement arrêter par un tranchant "ça ne te regarde pas". Là où d'autres auraient, avec plus ou moins de bonne grâce, quitté les lieux, la jeune femme continua de frotter un peu de savon sur le bout de ses doigts, et répliqua d'un ton assuré :

"En fait, il se trouve qu'Anton est mon ami. L'ami d'Esteban, à la base, mais aussi le mien, depuis le temps. Donc quelque part, ça me regarde un peu. J'ai remarqué qu'il venait souvent chez toi, "jouer avec Tonino"", expliqua-t-elle en mimant des guillemets, les doigts tout savonnés. A force qu'il lui ressorte la même excuse, elle était un peu sceptique, même s'il poussait le vice jusqu'à prévoir, presque à chaque fois, un petit animal en bois pour justifier sa visite. A ce stade, elle se demanda ce qu'elle avait le droit de préciser à une quasi-inconnue comme Ines. Si Tony apprenait qu'elle avait raconté ses déboires matrimoniaux, nul doute qu'il ne lui pardonnerait pas. Elle s'abstint donc d'entrer dans les détails. "Il a l'air costaud comme ça, mais faut pas forcément s'y fier. Et ça m'embêterait que quelqu'un s'amuse à jouer avec ses sentiments. Alors j'espère juste que tu joues franc jeu avec lui."

Elle avait sorti sa petite tirade ses yeux bruns fichés dans ceux d'Ines, sans agressivité non plus de son côté, mais de l'air de celle qui ne craint pas de mettre les choses sur le tapis. Au moins, Ines ne pourrait pas lui reprocher de ne pas être claire.

Bien évidemment, Ines savait ce qu'étaient les choses de l'amour. Simplement, elle ne voyait absolument pas l'utilité d'en parler avec Charlie. Ni avec qui que ce soit d'autre, jusqu'à présent, à vrai dire. Elle donnait peut-être un peu trop de son temps pour son fils, il fallait bien l'avouer, mais voilà : elle pensait bien avoir autre chose à penser qu'aux histoires de coeur. Et autre chose à faire qu'en débattre avec une presque inconnue. Qui se curait les ongles en cuisine, où avait-elle donc été élevée ? Levant un instant les yeux au ciel, la jeune maman termina sa préparation, versa la pâte sur les cerises dans les deux plats qu'elle avait préparés et les enfourna.

Une bonne chose de faite.

Du reste, l'hispanique était réellement embarrassée par cette discussion. Ne pouvait-elle pas tout simplement la laisser tranquille, cette fille ? Que lui avait-elle donc fait, ou pas fait, pour qu'elle s'intéressât d'aussi près à ses amourettes présupposées ? Ah... On y venait. Anton. Ines l'écouta, mais plissa les yeux lorsqu'elle mima les guillemets. Tony venait justement jouer avec Tonino, rien d'autre. Qu'est-ce qu'elle imaginait, la gamine - qui n'était pas forcément beaucoup plus jeune qu'elle, mais tout de même ? Les bras croisés sous sa poitrine, elle l'observait sans ciller.

- Oui et bien ?

D'accord, Anton était un de ses amis, et il venait souvent chez elle, c'était un fait. D'accord, elle voulait bien croire que Tony avait ses faiblesses et elle pouvait comprendre qu'en tant qu'amie, elle ne voulait pas le voir malheureux à cause d'une fille quelconque. Mais ce qu'il se passait - ou ne se passait pas, plus exactement - entre eux, ne regardait qu'eux. Aussi lui répondit-elle sans détour, en essayant de ne pas se montrer trop agressive.

- Bien. T'as fini, c'est bon ? Alors voilà ce que je peux te répondre : je ne suis pas du genre à m'amuser avec les sentiments des gens. Et il ne se passe rien de spécial entre Tony et moi. Comme il te l'a dit, il vient jouer avec mon fils. Point.

Elle n'était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds, et en l'occurrence, elle songeait que Charlie se mêlait clairement de ce qui ne la regardait pas. D'autant qu'elle insinuait des choses pas très sympathiques sur elle, et qu'elle n'appréciait que moyennement la blague.

- Autre chose ?

Pour sa part, à l'évidence, le débat était clos.

Charlie s'était laissée surprendre par la tempête. La tempête froide, calme mais furieuse nommée Ines, un super nom pour un ouragan qu'on ne voit pas venir. L'apparence douce, fragile de la gentille mère de famille qui faisait des clafoutis avait fait oublier à la Canadienne que la personne en question était également une femme accomplie qui n'appréciait pas forcément qu'une petite minette dans son genre lui donne des leçons sur comment elle était supposée mener sa vie. La bourrasque l'avait fait cligner plus d'une fois ; un dessinateur humoristique l'aurait certainement croquée, à un moment donné, toujours bien droite mais à quarante-cinq degrés plutôt qu'à la verticale. Et après l'orage passé, il n'y avait qu'une chose à répondre à la question finale.

"Non", fit Charlie d'une petite voix. Pour une écrivain, c'était assurément un peu court. Mais après tout, dans certaines circonstances, mieux valait s'abstenir de faire du Proust. Ines avait été claire ; et quelque part, son interlocutrice pouvait s'affirmer rassurée : le grand Tony ne risquait pas de subir les griffes de l'Espagnole. N'était-ce pas tout ce que sa jeune amie voulait savoir ? Jeune amie qui, pour tout dire, se sentait à présent un peu idiote, voire gênée, d'avoir supputé une relation là où il n'y avait rien d'autre qu'une amitié innocente. Elle n'avait qu'une envie, à présent, et ce n'était pas de manger du clafoutis. Seulement, elle avait encore quelques lambeaux d'honneur à rassembler, et il n'était pas question pour elle de partir en courant ni en claquant la porte. Elle examina ses ongles tout juste propres.

"Hum, mon vernis est définitivement fichu. Je ferais mieux de rafistoler ça tant qu'il en est encore temps."

Elle jeta un œil au gâteau en cours, avant de lever le regard vers son auteur.

"Je suis au régime, de toute façon ; mais merci quand même."

Elle lui adressa le sourire le moins sincère de son existence, avant de gagner la porte à pas dignes - mais pressés. Il y avait des jours, comme ça, où même les écrivains les plus talentueuses étaient victimes d'un manque d'inspiration manifeste.

Ines n'était pas une méchante fille, acariâtre ou quoi, mais s'il y avait bien une chose qu'elle n'aimait pas, c'était qu'on vienne l'enquiquiner sur sa vie privée. D'autant plus qu'il n'y avait absolument rien à venir fouiner. Elle pouvait être très gentille, mais il ne fallait pas pousser le bouchon trop loin non plus, et Charlie la brune, s'était manifestement aventurée un peu trop loin. Non. Il n'y avait rien de plus. Et bien tant mieux, parce qu'elle n'avait vraiment pas envie de réexpliquer à la minette qu'elle n'était pas celle qu'elle croyait - et qu'au demeurant, elle pouvait bien croire ce qu'elle voulait si ça lui chantait, tant qu'elle ne venait pas l'ennuyer avec ses élucubrations.

Elle l'entendit parler de son vernis, dernière tentative pour se draper dans ce qu'il lui restait de fierté et partir la tête haute. C'était une belle sortie, malgré tout, elle ne pouvait pas lui enlever ça. Elle ne réagit même pas à sa remarque sur son supposé régime ou à ce sourire parfaitement factice qu'elle lui adressa, la laissant tourner les talons sans mot dire, continuant sa tâche comme si de rien n'était. Et une fois qu'elle eut tourné le dos, l'espagnole eut un léger sourire. Au fond, c'était une gamine, mais qui s'inquiétait surtout pour un de ses proches, elle ne pouvait pas lui en vouloir à vie pour ça.